SOLLERS Philippe Blog

23 mars 2009

Casanova, mon frère

Classé sous Non classé — sollers @ 23:2

EDJ : Qu’est-ce qui vous excite chez Casanova ?
Philippe Sollers : Le refoulement, la falsification dont il est l’objet. On fait de lui un mythe ambulant, mais personne ne semble vouloir savoir qu’il a écrit l’Histoire de ma vie en français, ni qu’il est l’un de nos plus grands écrivains. Il y a là une telle disproportion entre l’imagination sociale et la réalité que j’ai voulu relire ces trois mille pages dont nous n’avons eu l’intégrale en librairie qu’en 1993. Par ailleurs, le XVIIIe siècle est un endroit où l’on peut croiser, dans un minimum de temps et d’espace, une foule de gens passionnants. C’est rare. Imaginez-vous à Prague, en 1787, Casanova tombe sur Mozart et Da Ponte écrivant… Don Giovanni ! Vous imaginez cela ! Autre source de vision, c’est l’européisme, Casanova est partout chez lui, à Saint-Pétersbourg, à Berlin, à Paris, à Varsovie…

EDJ : L’Europe est son pays, et lui est un Européen lumineux…

Ph.S. : Bien sûr. C’est l’Europe des Lumières, avant le XIXe siècle, époque de renfermement, et le XXe celui de la dévastation. Pourtant, sa pierre tombale n’avait jamais été photographiée. Personne n’a jamais eu l’idée de demander le retour de son corps à Venise. Je choisis aussi Casanova pour faire un peu honte à notre époque. J’écrivais sur Casanova pendant qu’éclatait l’affaire Clinton-Lewinsky. C’est un livre en situation.

EDJ : Quel est l’engagement de Casanova, ses mœurs ?
Ph.S. : Le fait de ne pas séparer l’esprit du corps. Il va loin. On en fait un stakhanoviste sexuel soit. Mais il faudrait se demander si la jouissance ne serait pas un mode de connaissance ? Casanova est passionnant au regard de notre époque où la douleur est une garantie de profondeur.

EDJ : Pour lui, jouir et penser, vivre et écrire, c’était pareil.
Ph.S. : Complètement. Casanova, cet alchimiste charlatan a fait de sa vie son grand œuvre. Plus libre, vous mourez. Quand il dit : « Mon esprit et ma matière sont une même substance », ça va jusqu’à l’apologie de l’inceste.

EDJ : Ça y est, on y est, ça va chauffer.
Ph.S. : Il dit : « D’habitude on trouve l’inceste tragique, moi je trouve ça comique. » Casanova fait le bilan d’un siècle de plaisir, sévèrement réprimé par la Terreur, quand Freud, lui, fait le bilan d’un siècle de refoulement. Casanova ne comprend pas qu’un père n’ait pas au moins une fois le désir de coucher avec sa fille.

EDJ : Et il va coucher avec sa fille de 14 ans.
Ph.S. : Il va même lui faire un enfant. Imaginez quelqu’un qui vous dit : « Je suis le fils de la fille de mon père. » Ces questions nous paraissent, à nous, invraisemblables, démoniaques. Elles datent du XVIIIe, on en entend quelque chose chez Mozart.

EDJ : Quel rapport entre l’inceste et la musique de Mozart ? Pousser la liberté jusqu’à faire un enfant à sa fille ?
Ph.S. : Non, bien sûr, il s’agit seulement d’évoquer une liberté aujourd’hui inimaginable. L’inceste est dans le pli de l’histoire de Casanova. Le XVIIIe commence par le Régent avec un inceste notoire, Molière c’est ça aussi. On peut y voir une explosion comique, une sorte de divine comédie. On fait de la théologie une seconde ? …Si je vous demande quelle est la mère qui est la fille de son fils ?

EDJ : Heu… La Vierge ?
Ph.S. : Voilà. C’est un dogme qu’on se garde bien d’interroger.

EDJ : L’inceste, c’est sa sainte Trinité ?
Ph.S. : Il est en compétition avec la jouissance de Dieu. Il suit Dieu. C’est la raison pour laquelle je l’ai appelé « Casanova l’admirable », je le canonise à ma façon…

EDJ : Son narcissisme devient une sorte de système solaire à partir de son sexe.
Ph.S. : Si vous voulez. Cela me rappelle d’ailleurs un déjeuner avec Mitterrand. Il avait voulu me voir, je venais de publier les Folies françaises où justement un père commettait l’inceste avec sa fille. Mitterrand était en train de lire Casanova et Mazarine avait… 14 ans, tiens donc. Mitterrand arrive. « Ha, meumeumeu, monsieur Sollers, Casanova, vous en pensez quoi, meumeumeu ? » Je me suis dit que l’idée avait dû le fasciner aussi. Ressusciter à travers sa fille…

EDJ : Un Casanova admirable parce qu’il crée sa religion contre la religion…

Ph.S. : Même pas contre. Admirable aussi parce que Casanova ne cède jamais sur son désir. Casanova est rejeté parce qu’il fait peur. Il était pourtant un penseur profond. Quand il est à Londres, par exemple, en difficulté, il a des propos sur le suicide, la folie, la médecine, extraordinaires. Il attrape la vérole, se soigne… et recommence. Il a un point de vue sur le corps humain, la maladie, le fait que le corps est un instrument musical, une auto-observation, une ironie, une distance…

EDJ : Il se sent baisser sexuellement. « Je n’étais plus dans ma période prodigieuse », écrit-il.
Ph.S. : Mais il s’en sortira. Il aura bien d’autres aventures après, tout en approchant de ce point aimanté incestueux à Naples, avec sa fille. Précisons qu’il ne l’avait jamais vue avant. À partir de cet épisode, entre autres, certains ont dit qu’il fallait brûler le XVIIIe siècle… Stendhal, qui doit tout à Casanova, est là pour témoigner… En 1830, on est passé d’une époque très libre à une époque de dévotions et d’inhibitions. Au bout du XVIIIe, il y aura la révolution des voluptueux, celle des hommes des Lumières. Mais la seule révolution dont on soit sûr, en définitive, est la révolution bourgeoise. Les autres tournent toujours à la contre-révolution. On paie trop cher les époques de liberté, c’est ma conviction. Pourquoi multiplie-t-on maintenant les critiques sur les années 60, Mai 68, en disant que la débauche, la révolution, ont entraîné la chute de la famille, de l’école, du pays, de tout. Ces propos annoncent une couleur violemment réactionnaire…

EDJ : Votre héros fait un peu froid dans le dos. Il y a Casanova un principe d’arrachement. La dualité qu’il crée à chaque fois qu’il aime une femme disparaît dans le plaisir. Il ne peut jamais vivre de suite, d’altérité. N’est-ce pas un manque terrible ?
Ph.S. : Vous pouvez l’interpréter comme du manque. On a mis ça dans la tête des gens. Au XVIIIe nous n’étions pas encore entrés dans cette idéologie du XIXe, avec son système monogame qui va devenir juridique pur des raisons d’héritage.

EDJ : Vous citiez la souffrance de Casanova lui-même, aimé puis repoussé, à Londres. Cette souffrance n’est pas celle de chaque femme le voyant se carapater au bout du jardin ?
Ph.S. : Disons plutôt « s’éclipser ». Au XVIIIe, la répartition des plaisirs et des sensibilités est différente de ce qu’elle sera au XIXe. Et il faut dire ce qui est : les gens très sentimentaux sont souvent insensibles, et les gens très sensibles, en général, sont peu sentimentaux. Casanova est victime de tous les complots. La lutte n’est pas égale. Selon Freud, Eros et Thanatos sont deux jumeaux éternels, je crois qu’il se trompait. Depuis toujours, c’est Thanatos à 98% et Eros, un petit reste, 2%. Et toujours on voit Thanatos se plaindre qu’il y a trop d’Eros ! (Rires.) Pour Casanova, la vie est un jeu, il ne s’installe pas, il ne travaille pas, il joue. Il invente des loteries, des combines, il charlatanise avec cette folle sublime de comtesse d’Urfé… Il s’amuse. Il ne se laisse jamais aller à la construction abstraite d’aucun système. Libre. La providence est sur lui. Au moment de son évasion de la prison des Plombs, il raconte comment Dieu lui fait signe à travers l’Arioste. Et devant le danger, à propos de son compagnon de fuite, il note : « Il n’était pas assez désespéré pour ne pas craindre la mort. » Je trouve ça sublime.

EDJ : Autre perle : « Mon plaisir n’était jamais que les quatre cinquièmes de celui que je donnais… »
Ph.S. : Voilà une proposition qu’il faut souligner pour les lectrices ! Tant de femmes se plaignent que tout soit fini avant qu’elles n’aient commencé.

EDJ : Vous dites : « Sade faisait de la magie noire, Casanova de la magie blanche. »
Ph.S. : Exactement. Et quand, à Londres, un peu seul, on lui propose une Anglaise qui ne parle ni le français ni l’italien, il répond : « Comme je suis accoutumé à jouir beaucoup avec l’ouïe, je me suis abstenu. » Chez lui, les femmes jouissent, pensent et parlent… Il associe les femmes à la liberté comme peu d’hommes l’ont fait.

EDJ : Aujourd’hui les gens rêvent d’une chose : un bel amour, traverser la vie à deux. Y compris les plus jeunes.
Ph.S. : Eh bien, ils sont vieux. J’ai peur qu’ils manifestent là plus une angoisse par rapport au monde… et à leurs muqueuses, à cause du sida. L’aventure de Casanova, c’est l’aventure de la liberté. Aujourd’hui, où nous sommes tout près d’une désolation possible, des personnages comme lui peuvent resurgir et nous indiquer qu’il y a une autre façon de faire avec le corps, l’esprit. Cette polémique, à vrai dire, me concerne intimement. À force de m’être fait taper dessus par les différents clergés de l’esprit de vengeance, je suis heureux, à travers l’histoire, de trouver un ami. Un artiste de la vie

EDJ : Un seul être et du temps pour l’aimer ne vous paraît pas une bonne proposition ?
Ph.S. : (Soupirant) Mais vous délirez, c’est un désir féminin !

Giacomo Casanova, Histoire de ma vie. Ed. Robert Laffont, Collection Bouquins, 1993.
Philippe Sollers, Casanova l’admirable. Folio n°3318, 2002.

Propos recueillis par Jean- François Kervéan.
L’Événement du jeudi du 8 octobre 1998.

22 mars 2009

Casanova l’admirable

Classé sous Non classé — sollers @ 22:2

ELLE : Votre « Casanova l’admirable », est-ce une œuvre d’historien ou une tentative de récupération d’un mythe particulièrement vendeur ?

Philippe Sollers : Je n’ai écrit ce livre ni pour faire dix-huitièmiste, ni pour me servir de Casanova comme d’une marchandise qui se vend bien – est-ce que vous avez votre fond de teint Casanova ? -, mais pour faire surgir une figure qui a été systématiquement occultée par le spectacle, la légende, le cinéma : celle d’un grand écrivain. Je l’ai écrit pour faire honte à notre époque. Je le prends et je le libère.

ELLE : un grand écrivain d’accord, mais sur le tard : il a commencé à écrire ses Mémoires lorsqu’il est devenu impuissant…
Ph.S. : Il a mis longtemps à découvrir que sa vie était un chef-d’œuvre. Casanova est l’aboutissement d’un siècle de plaisir comme Freud est celui d’un siècle de refoulement. Le XIXe siècle est invraisemblable : on fait un procès à « Madame Bovary », aux « Fleurs du mal » ! Le XXe siècle, le nôtre, est une époque paradoxalement pornographique et puritaine – voyez l’affaire Lewinsky. On st dans le « backlash » (contrecoup), pour reprendre un terme cher aux féministes. Et, comme disait Marx, les femmes sont le bon indice de l’état d’une société. Il va même jusqu’à dire « laides comprises » !

ELLE : Dans l’affaire Lewinsky, que vous évoquez souvent dans votre « Casanova », les féministes soutiennent Clinton, n’est-ce pas un bon indice ?
Ph.S. : Elles en sont là, si je puis dire ! La situation est si catastrophique qu’elles n’ont d’autre choix que de le soutenir. Mais je peux vous dire ce qu’elles pensent vraiment : que Clinton est un porc, un salopard, un pervers, un pig !

ELLE : D’une façon générale, que pensez-vous de cette affaire ?
Ph.S. : Je la crois plus signifiante encore que le Watergate, aussi importante que l’affaire Dreyfus au XIXe siècle. C’est là un procès stalinien, « starrinien » ! On oubliera Clinton, Monica, les visages, mais ce que veut dire l’affaire, non.

ELLE : Et qu révèle-t-elle ?
Ph.S. : Que les jeunes filles de l’âge de Monica, contrairement à leurs mères, peuvent très facilement vous proposer des prestations sexuelles tout en lisant des romans à l’eau de rose et en ayant dans la tête des clichés sentimentaux. On se donne, dans l’espoir de recevoir des sentiments, ce qui est l’exact contraire du XIXe siècle, où les sentiments étaient affirmés pour en arriver à … la conclusion dramatique et mal faite, la sanction sexuelle. Aujourd’hui, une fille de 20 ans qui vous propose une fellation, c’est extrêmement courant ; pour elle, c’est comme si elle ne faisait rien.

ELLE : Une fellation n’est pas un acte sexuel ?
Ph.S. : En un sens non, c’est un acte d’entrée dans un système qui devrait se traduire ensuite par une prestation sentimentale et un avancement social. C’est ça le dossier : maintenant, mon petit Bill, occupe-toi de me trouver un boulot, un job. En anglais, une pipe se traduit par « blow job ». Je te fais un blow job, tu me trouves un job !

ELLE : Revenons à Casanova, pourquoi cette admiration que vous lui témoignez dès le titre ?
Ph.S. : Parce que, comme Voltaire, Casanova me parle, à l’oreille. Le lire me fait le même effet qu’un speed ! Dans mon optique, c’est un être grandiose, et son « Histoire de ma vie », ces trois mille pages, enfouies pendant deux siècles sous la légende et le silence, forment un texte essentiel auquel il a consacré les neuf dernières années de sa vie. Casanova commence, comme par hasard, pendant l’été 1789, la rédaction de son « Histoire ». Il y travaillera treize heures par jour, jusqu’à sa mort en 1798, la plume à la main.

ELLE : Au contraire des autobiographies de nos éminents contemporains, Casanova se montre très prolixe sur sa vie privée, mais en dit peu sur sa vie publique, politique.
Ph.S. : C’est pour cela que c’est beaucoup plus intéressant. Vous imaginez De Gaulle : « Alors, madame, vous couchez ? Les hommes politiques ont de puissantes raisons sexuelles pour devenir des hommes politiques !

ELLE : Vous parlez de Casanova, de Clinton, de Freud, de Marx, mais pas de vous.
Ph.S. : Il y a mes romans.

ELLE : Votre vie est dans vos romans ?
Ph.S. : Je ne fais pas la différence entre ma vie et mon œuvre. Je refuse ce dogme que j’appelle, pour rire, le catéchisme Flaubert : on est d’autant plus reconnu, presque gratifié, payé, qu’on peut démontrer que sa vie a été un enfer. Je crois que c’est un montage très faux.

ELLE : Si vous aviez l’air de souffrir, ça vous apporterait plus de considération ?
Ph.S. : Ça ferait prophète ! Je crois qu’il y a une vraie propagande organisée pour dire qu’il vaut mieux souffrir. C’est une question religieuse, voyez le débat sur l’euthanasie où la souffrance est présentée comme une rédemption. Il faut expier le péché de vos parents, le plaisir qu’ils ont eu à vous concevoir. Tout ça s’effondre puisque désormais on peut procréer en laboratoire, sans plaisir ! Moi, je pose la question : est-ce que la jouissance, plus que la souffrance, n’est pas un mode de connaissance ?

ELLE : Vous ne vous sentez jamais coupable ?
Ph.S. : Excusez-moi, mais, non, je me sens étrangement innocent, même si la société incite constamment à culpabiliser.

ELLE : Depuis toujours, vous avez un look identifiable, presque inchangé, à la ride près…Ph.S. : Pour être parfaitement honnête, tout ça ne me préoccupe pas du tout.

ELLE : Mais garder toujours la même coiffure, cela veut dire avoir la même tête, n’est-ce pas une façon de refuser de se voir vieillir ?
Ph.S. : Je vais avoir 62 ans et l’âge ne me préoccupe pas, au contraire. Je me sens de plus en plus libéré. La vie pour moi est une évasion : je m’évade, je m’évade…

ELLE : Oui, mais, biologiquement, en vieillissant, on a de plus en plus de contraintes, les articulations de plus en plus douloureuses, des gestes qui parfois vous trahissent…
Ph.S. : Je ne le sens pas, ou très peu,je dois avoir un gène spécial. J’ai eu une enfance couverte de maladies, puis je m’en suis évadé. Vous avez devant vous un gros fumeur, alors que j’étais un très grand asthmatique, la puberté m’en a débarrassé comme par enchantement (bonjour Freud !). J’ai eu des otites à répétition, je suis réformé numéro 2, sans pension, pour terrain schizoïde aigu. (Il rit.) Je me trouve de mieux en mieux. Je sais que c’est mal vu de l’être, mais je suis un homme heureux.

ELLE : Sans effort ?
Ph.S. : Non, autrement, ce ne serait pas le bonheur. Dans un récent article, Olivier Rolin parlait de moi en ces termes : « Sa prospérité satisfaite m’irrite. » Ce n’est pas de la satisfaction, c’est une façon de vivre, je ne suis pas tout à fait un imbécile heureux ! Je construis ma vie, avec des étanchéités, c’est une guerre défensive. J’ai renversé la formule : pour vivre cachés, vivons heureux. Les gens heureux sont invisibles.

ELLE : Vous avez été gauchiste, maoïste, spontanéiste…
Ph.S. : Bien sûr, c’était la chose très amusante à faire à ce moment-là ! Je vous parle sincèrement.

ELLE : Et vous avez fait la guerre d’Algérie ?
Ph.S. : J’ai fait trois mois d’hôpital militaire avant d’être sauvé par une intervention de Malraux. Je faisais la grève de la faim et mes parents commençaient à penser que j’allais mourir.

ELLE : Ils connaissait Malraux ?
Ph.S. : Non, mais lui savait qui j’étais. J’étais déjà un peu connu. Je l’ai remercié. Il m’a répondu, en utilisant une jolie formule : « C’est moi, monsieur, qui vous remercie d’avoir, une fois au moins, rendu l’univers moins bête. »

ELLE : Aujourd’hui, où vous situez-vous par rapport à ce jeune homme ?
Ph.S. : Dans la lignée. Ça veut dire une page de plus par jour. Attention, j’écris !

ELLE : Vous écrivez tous les jours ?
Ph.S. : Oui, le stylo c’est mon truc, j’écris toujours à la main, je ne peux pas supporter l’écran de l’ordinateur, j’ai juste une machine à écrire dinosaurique. Et toujours un carnet de notes sur moi. J’écris pour m’alléger. Ce n’est pas une torture particulière, c’est une pratique spirituelle, mon yoga à moi, ma transcendance ! Je ne suis pas pressé de mourir. Moi, j’essaie d’avoir une vie aussi romanesque que possible. Cela dit, je pourrais aller jusqu’à ce blasphème : ne pas écrire !

ELLE : Vous lisez beaucoup ?
Ph.S. : Enormément, constamment.

ELLE : Et vous allez au cinéma ?
Ph.S. : Je n’y vais plus. Je ne vois plus que les films de Godard, chez lui. Il met le son à fond et s’en va arpenter le couloir.

ELLE : Vous êtes un homme couvert d’adjectifs : libertin, parano, satisfait, brillant, brouillon, dilettante…
Ph.S. : C’est presque toujours à côté de la plaque, cela ne concerne que mon image. Les gens me disent souvent : je vous ai vu hier à la télé. Ils ne m’ont pas vu, ils ont vu mon image, en deux dimensions.

ELLE : On vous reproche aussi d’avoir un avis sur tout ?
Ph.S. : Parce que tout m’intéresse. Mais je dis toujours la même chose. C’est cette continuité qui fait problème pour ceux que j’appelle la douane ou le clergé. De même que l’autorité n’admettait pas hier qu’on publie certains livres, aujourd’hui certaines personnes – qui ne sont plus des curés – n’admettent pas une certaine pensée. Ils « rééduquent » à outrance. Lorsque Casanova, prisonnier aux Plombs de Venise, demandait à lire, on lui donnait la vie d’une sainte ! Aujourd’hui, à un prisonnier du goulag chinois, on donnerait les œuvres complètes de Pierre Bourdieu. Il pourrait dire « j’ai failli devenir fou tellement c’était ennuyeux ». Je suis un hérétique de ce clergé-là.

ELLE : Vous n’avez pas le sentiment d’avoir fait partie d’un clergé révolutionnaire ?
Ph.S. : J’ai été pour des actions terroristes, mais pas au sens criminel. Je n’ai jamais prôné la lutte armée, c’était bien trop du côté de la souffrance, de la rédemption. Le masochisme n’a jamais été ma tasse de thé.

ELLE : N’avez-vous pas, aujourd’hui, une très grande influence dans le monde de l’édition, un clergé moderne ?
Ph.S. : Une revue littéraire trimestrielle sans aucune publicité, un bureau, un téléphone et, c’est vrai, un siège au comité de lecture de la prestigieuse maison Gallimard.

ELLE : Ça ne fait pas de vous un homme puissant ?
Ph.S. : Ça, c’est de la propagande, un fantasme absolu.

ELLE : Vous avez pourtant la réputation d’être craint de vos pairs …Ph.S. : Parce qu’on lit des articles de moi dans « Le Monde ». « Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent », disaient déjà les Latins. Non, je suis tout au plus une sorte d’éminence grise.

ELLE : Ça ne vous déplaît pas !
Ph.S. : Je ne suis pas pour la transparence. Un écrivain est un agent secret qui travaille pour lui-même. D’où la nécessité d’avoir une vie très organisée, avec des identités multiples.

ELLE : Des activités secrètes ?
Ph.S. : Nage et tennis.

ELLE : Comme votre ami Godard ?
Ph.S. : Oui, il n’est pas mauvais d’ailleurs, il tient le coup, ce vieux. Solide comme un rocker. Comme Johnny Hallyday. « S’il est là depuis si longtemps c’est qu’il doit être bon », dit de lui Godard. J’aime bien Johnny Hallyday, ça s’écoute, non ?

ELLE : Quel est votre premier geste le matin ?
Ph.S. : Je travaille, après avoir pissé et pris un café. Le minimum, c’est sept heures de travail par jour. Partout. Chez moi, à Venise, ailleurs. Je n’aime que les ports. Londres, New York, Amsterdam et Venise où je vais systématiquement deux fois par an, depuis trente-cinq ans. Je ne suis pas un homme du continent. Régis Debray fait de la marche dans la montagne. Ça m’est impossible.

ELLE : Vous arrive-t-il de retourner à Bordeaux, où vous êtes né ?
Ph.S. : Parfois, j’y ai des nièces délicieuses.

ELLE : Vous avez aussi un fils dont vous ne parlez guère.
Ph.S. : C’est le privé. J’ai aussi une femme adorable, la psychanalyste Julia Kristeva. Mais je n’aime pas en parler. Il y a beaucoup de cinglés vous savez.

ELLE : Ce n’est pas terrifiant d’être marié à une psychanalyste, un peu comme de faire l’amour avec un gynécologue ?
Ph.S. : (Silence.) Je laisse résonner la phrase à vos oreilles. Ça va, nous sommes mariés depuis trente et un ans.

ELLE : Mais vous ne portez pas d’alliance…
Ph.S. : On trouvait cela tocard.

ELLE : Mais vous portez des bagues…
Ph.S. : Elles sont liées à des histoires. L’une était dans une petite boîte de nacre laissée par ma mère à sa mort. J’ai pensé devoir la porter. L’autre est une bague casanoviste.

ELLE : Vous fêtez vos anniversaires ?
Ph.S. : Oui, parce qu’on ne me les célébrait pas dans mon enfance. Quand j’étais petit, il n’y avait pas de fêtes de famille.

ELLE : Pas de famille non plus ?
Ph.S. : Une famille épatante !

ELLE : Écrire, c’est une ambition qui remonte à votre enfance ?
Ph.S. : Je suis un raté de la clarinette, si j’ose dire. J’aurais voulu être musicien, noir, et jouer dans l’orchestre de Louis Armstrong.

ELLE : Qu’aimeriez-vous qu’on dise de vous ?
Ph.S. : Excellent écrivain, c’est ça que je suis, alors ça suffira. Je ne vais pas m’excuser toute la journée de n’être ni bossu ni malheureux !

Philippe Sollers, Casanova l’admirable. Editions Plon, 1998.

Propos recueillis par Olivia de Lamberterie et Michel Palmiéri
ELLE, le 12 octobre 1998.

18 mars 2009

Remède

Classé sous Non classé — sollers @ 18:2

Des jeunes gens encagoulés pénètrent dans un lycée à Gagny. Ils cherchent quelqu’un qu’ils vont sérieusement tabasser et blesser. C’est une danse misérable avec barres de fer et couteaux. Le lendemain, en Allemagne, un jeune homme de 17 ans entre dans un collège et commence à tirer au pistolet, tuant, avant d’être abattu par la police, une quinzaine de personnes. Si ces phénomènes, notamment le dernier, se passaient aux Etats-Unis, cela nous paraîtrait presque banal. Mais la violence qui commence à éclater dans la société notamment à l’école tendrait à prouver que c’est le système social tout entier qui est touché en profondeur.

On nous parle tous les jours, en temps de crise, du malaise de la jeunesse, de son sentiment de n’avoir désormais aucun avenir, et par la même occasion, on sait bien que l’organisation de la répression et de la résignation est mal cachée par les bonnes paroles ou les pseudo-effets d’annonces contradictoires de tel ou tel ministre. Je suis jeune, j’ai l’impression que tout est bloqué pour moi, je ne crois plus un mot de ce qu’on me raconte, je sens autour de moi une atmosphère empoisonnée de conformisme et de bêtise, mon existence n’a plus aucun sens, et surtout pas celle que les différents pouvoirs prétendent lui donner.

Remède radical : les Mémoires de Claude Lanzmann, sous le titre le Lièvre de Patagonie. Ce livre, qui décrit une grande vie, est d’abord un chef-d’œuvre littéraire. Au contraire de tout ce qui se passe aujourd’hui, Lanzmann écrit : « J’aime la vie à la folie, cent vies ne me lasseraient pas. »

Philippe Sollers
Le Libé des écrivains n°8861 du jeudi 12 mars 2009.

Sollers
Dessin CATEL

13 mars 2009

Un grand vivant

Classé sous Non classé — sollers @ 21:2

 

Que penser d’un intellectuel célèbre qui commence l’énorme roman de ses Mémoires par les mots suivants : «La guillotine – plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort – aura été la grande affaire de ma vie»? Qu’il est, d’emblée, dans le sujet même. Qu’il a compris que la mort est un scandale, et la vraie vie aussi. Que les bourreaux, à travers le temps, se ressemblent tous, de même que les victimes. Il a 5 ou 6 ans, Lanzmann, quand la guillotine lui apparaît dans un film. Il n’en dort plus. Il ne dormira pas, non plus, au moment de la guerre d’Algérie, quand une exécution aura lieu à l’aube. La Terreur, c’est ça : «Une même lignée de bureaucrates bouchers servant sans faillir les maîtres de l’heure, ne laissant aucune chance aux inculpés, refusant de les entendre, les insultant, ordonnant les débats vers une sentence rendue avant même leur ouverture.»

L’abolition de la peine de mort et de la guillotine, en France, est récente, mais partout l’horreur continue : aux Etats-Unis, en Chine, en Irak, en Afghanistan et ailleurs. Lanzmann, parce qu’il est un grand vivant, est hanté par toutes ces scènes, ces derniers regards, ces derniers instants. «J’aime la vie à la folie, dit-il, cent vies ne me lasseraient pas.» Il s’oblige à regarder des vidéos d’égorgements islamiques : Dieu se récite au couteau et détache des têtes. Lanzmann est révulsé mais voudra voir plus loin, là où on ne voit plus rien, et, un jour, après douze ans de tribulations extravagantes, ce sera « shoah », ce chef-d’œuvre au-delà des images.

Qui a su, qui a senti, qui a compris ? Goya, sans doute, et Lanzmann a des pages de grande inspiration sur le « Tres de Mayo » et un dessin prophétique « Duel à coups de bâton ». Mais enfin, lui-même a bel et bien eu cent vies, et il les a toujours puisqu’il sait les dire.

Un livre où il y a une bonne dizaine de livres, tous éclatants de précision, de détails parlants, de portraits inoubliables. C’est Lanzmann, avec ironie et distance, parlant de sa mère explosive et embarrassante, de son père silencieux dans la Résistance. C’est Lanzmann à 18 ans, au lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, transportant des armes avec l’aide du Parti communiste. Il y a là une charmante Hélène de son âge, et ils s’embrassent à n’en plus finir dans les rues pour échapper à la Gestapo (les armes sont dans la valise). C’est Lanzmann toujours plus ou moins réfractaire et clandestin dans le maquis. La narration saute d’une époque à l’autre, revient, repart, art extrême du montage, avec mémoire visuelle instantanée. C’est Lanzmann à Berlin et en Israël, faisant du planeur et apprenant à piloter. C’est Lanzmann philosophe avec ses amis d’alors, notamment Deleuze qui sera le peu glorieux amant de sa sœur, Evelyne, avant que celle-ci soit séduite par Jean-Paul Sartre, et finisse de façon tragique. Tragédies, suicides, mais aussi comédies.
C’est Lanzmann étudiant déguisé en curé pour de fausses quêtes, petit voleur de livres au quartier Latin. C’est Lanzmann au bordel et, plus tard, journaliste à « France-Soir ».

Des drames, sans doute, mais aussi beaucoup de générosité et de liberté. C’est Lanzmann dans l’aventure des « Temps modernes », et ce portrait de Sartre : «Formidable machine à penser, bielles et pistons fabuleusement huilés, montant en puissance jusqu’à plein régime.»  «Les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa laideur, de son strabisme, l’ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature immonde et maléfique… Je lui trouvais, moi, de la beauté, un charme puissant, j’aimais l’énergie extrême de sa démarche, son courage physique et par-dessus tout cette voix d’acier trempé, incarnation d’une intelligence sans réplique.»

Et puis, bien entendu, Beauvoir, la cohabitation avec elle, l’amour, puis l’amitié et, toujours, l’admiration. Sartre et Beauvoir : « Ils m’ont aidé à penser, je leur donnais à penser.» Les voyages épuisants avec Beauvoir, les mauvaises humeurs de Sartre, leurs angoisses, néantisantes chez lui, hurlantes et pleurantes chez elle : la vie. Une vie d’aventurier un peu fou, si l’on y pense, comme le prouve sa rocambolesque et drolatique aventure en Corée du Nord avec une infirmière sans cesse surveillée par la police totalitaire. Il est dedans il est dehors. Quand on lui demande, à New York, après la projection de « Pourquoi Israël », si sa patrie est Israël ou la France, il a cette réponse qui le résume : « Ma patrie, c’est mon film.»

Et c’est le voyage vers le soleil noir de « shoah », le film le plus antispectaculaire qu’on n’ait jamais conçu et réalisé. Dès le début, Lanzmann sait qu’il n’utilisera pas les images d’archives ni les récits des survivants. Il ne fait pas un film sur la survie mais sur la mort elle-même, celle dont personne ne revient, celle des chambres à gaz. Il va donc retrouver les rares rescapés des Sonderkommandos (commandos spéciaux) qui officiaient dans l’enfer lui-même. On connaît leurs noms : l’extraordinaire Filip Müller, ou encore, séquence centrale, Abraham Bomba, le coiffeur de Treblinka. Et voici les cercles infernaux : Birkenau, Belzec, Sobibor, Treblinka, Maïdanek.

Non pas un film sur l’horrible routine concentrationnaire, mais sur la mécanique de l’extermination. Pour cela, il faut retrouver aussi les tueurs nazis, les identifier, les pister, et surtout les faire parler avec caméra dissimulée et ruses diverses. Douze ans de cavales et de recherches, donc, avec des moments de désespoir lorsque l’argent manque et qu’il comprend que personne ne réalise vraiment ce à quoi il veut aboutir. Il est aux Etats-Unis pour trouver un financement, et la question qu’on lui pose est : « What is your message ?» Pas le moindre message d’espoir, de consolation, de rédemption ? Non. Du coup, précise Lanzmann, « il n’y a pas un dollar américain dans le budget de « Shoah » ».

Voilà la grande démonstration : les humains, pour fuir la mort, ont besoin d’images, ils veulent vivre dans des images et dans des faux films, ils font tout pour ne pas savoir l’extrême (3.000 personnes étouffées ensemble, hommes, femmes, enfants). « Shoah » (comme « Sobibor », autre chef-d’œuvre) montre bel et bien l’impensable et l’irrespirable. On commémore pour éviter la mort, on vit sa petite vie de devoir de mémoire, on institue l’oubli, on ne veut pas que le mal existe en soi et pour soi. Révélatrices sont les réactions de fuite ou d’effroi religieux que Lanzmann rencontre (le rabbin Sirat, le cardinal Lustiger…). Non, le mal n’est pas « banal », il est absolu, et c’est pourquoi l’oeuvre et la grande vie de Lanzmann sont des événements métaphysiques. Il a imposé au tourbillon du spectacle sa technique obstinée de questionneur. « À Birkenau, rappelle-t-il, les lièvres se glissaient sous les barbelés pendant qu’avait lieu l’épouvantable massacre. » Longtemps après, en Patagonie, Lanzmann voit soudain un lièvre dans les phares de sa voiture. Il a 70 ans, mais il écrit que, comme à 20 ans, tout son être s’est mis à bondir d’une « joie sauvage ». Son livre, d’un bout à l’autre, dit cette joie.

Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, 560 p., 25 euros.

Claude Lanzmann est né le 27 novembre 1925 à Bois-Colombes. Il entre dans la Résistance et combat en Auvergne pendant la guerre. Il rencontre Sartre et Beauvoir en 1952. Il devient leur ami et entre aux « Temps modernes », dont il est le directeur. Il est l’auteur de plusieurs films dont « Pourquoi Israël » (1972), « Shoah » (1985), « Tsahal » (1994).

Philippe Sollers
Le Nouvel observateur n°2313 du 5 mars 2009.

 

6 mars 2009

Un individu c’est un livre, un roman.

Classé sous Non classé — sollers @ 13:2

Paris, le 6 mars 1989 

Cher Jean-Jacques Brochier,


Vous me demandez une réflexion sur l’individualisme, mais je suis incapable, ces jours-ci, de penser à autre chose qu’à l’incroyable tragi-comédie qui se déroule sous nos yeux à propos de Salman Rushdie et de ses Versets sataniques. Nous avons déjà tout vu : l’hypocrisie ou la lâcheté des États ; les états d’âme et les lenteurs soucieuses des éditeurs ; la sainte-alliance des clergés (« fais-moi disparaître cet ignoble film sur Jésus, et je te brûle cette saleté de bouquin sur Mahomet ») ; les émeutes, les morts, le vociférations, les appels publics à l’assassinat ; les cynisme pratiques des russes ; l’ombre portée des contrats (six cent millions de francs pour Alsthom, trois millions de dollars pour tuer un auteur anglais) ; bref la spirale brutale d’une régression générale telle qu’elle éclaire, sans pitié ; l’Obscur où nous sommes maintenant plongés.L’individu ? Mais oui, aujourd’hui, c’est cet écrivain dont la photographie flambe un peu partout sur la planète, dont le nom s’étale sur des pancartes fièrement brandies par des fillettes : « We want to kill Rushdie ! ». C’est cet homme seul, traqué et terré, pour lequel un cardinal français qu’on croyait plus émotif n’a pas eu un mot de pitié. Ledit cardinal se voit-il contemporain du Dieu qu’il adore, apprenant qu’on le crucifie quelque part en banlieue et murmurant, tout en se lavant les mains : « C’est regrettable, mais il a dû blasphémer » ? Peu importe, la grande peur des non-pensants est là, nous dormions un peu, il faut l’avouer, nous ne les prenions pas au sérieux, nous étions à peu près sûrs de notre Raison, nous préférions même ironiser sur elle, après tout les Lumières sont bien limitées, nos penseurs sophistiqués nous en ont montré le simplisme à côté de l’inconscient, de la déconstruction, de l’épistémé, de la structure, de la réévaluation du sacré ou du retour au Talmud (Sartre compris). Nous pouvions, n’est-ce pas, nous payer ce luxe.

Les historiens de l’avenir seront devant cette énigme : pourquoi le gros symptôme de la fin du vingtième siècle a-t-il été cette marée noire de Dieu, ce retour de ses inquisiteurs et de ses agités sur fond de marchandise déchaînée ? Et pourquoi ce symptôme a-t-il pris la forme d’un écrivain, d’un roman ? Pas d’une philosophie, ni d’une thèse révolutionnaire, ni d’une découverte scientifique (la terre tourne, la plus-value est le secret économique du capital, les bébés ont déjà une sexualité), non : d’un ouvrage de fiction, d’une rêverie subjective. Mais justement : c’est l’individu qu’il s’agit désormais de nier, dans son langage même, et pour cela le contrôler où l’exténuation de la littérature s’impose. Après tout, ce cinglé d’imam et ses partenaires commerciaux et spirituels pourraient demander l’interdiction de l’athéisme sur tous les écrans du monde. Non : un livre, un roman. Voulez-vous savoir ce qu’ils ressentent ? Qu’un individu c’est un livre, un roman. Un tel « objet » échappe, il se passe de un à un. C’est pourquoi un écrivain, même s’il tente parfois de le cacher ou de se le dissimuler, est avant tout seul, comme chacun. Il désigne cette solitude qui, en son fond, est verbale. Je ne suis pas près d’oublier ce dialogue que j’ai eu un jour avec un homme politique aussi sympathique que progressiste : « Vous écrivez vous-même vos livres ? » — « Mais oui », — « Sans suggestions, corrections de personne ? » — « Non ». — « Eh bien, ça ne manque pas de souffle ! » Sic. Autrement dit : « Vous êtes seul ? » — « Oui » — « Vous ne vous sentez pas collectif  ? » — « Non » — « Ça alors ! » Étonnement de la politique elle-même – comme de la religion – que quelque chose puisse se faire en dehors de l’interdépendance, de l’interrelation, de l’âme universelle, envers obligatoire de la marchandise universelle. Il y a dix ans, le dialogue aurait été : « Votre roman est bien l’illustration de telle ou telle théorie ? » — « Non » — « Mais si » — « Mais non » — « Taisez-vous, je vais vous démontrer le contraire. » Nous n’en sommes plus là.

Voici revenus le Bien et le Mal. « La littérature et le mal », disait Georges Bataille, et cette intuition de génie paraissait un peu dépassée, romantique. La littérature en Diable ? En Diable parce que purement individuelle ? Comme le sexe ? Nous y voici. Dieu, c’est bien connu, c’est le sexe mis en commun, nié en commun, et qui doit le rester, quoi qu’il arrive. Le mot de Philip Roth, cité par Rushdie, est très profond : « Je m’aperçus tout à coup que ces gens ne me contestaient pas, mais qu’ils me haïssaient. » Ce mot aurait pu être aussi bien de Thomas Bernhard, seul dans son Autriche planétaire. « Plutôt Dieu qu’un écrivain ! » Voilà ce que nous avons à entendre, et c’est autre chose de plus aigu et de plus étrange que « Plutôt Hitler que le Front populaire ! ».

1984 est loin, 1989 est plus prometteur. On commémore beaucoup, mais la présence de Big Brother n’a jamais été plus sensible. Il change de visage, d’accent et de langue, Big Brother ; il parle de race, de peuple, de science, de profit – mais son discours le plus énergique est toujours Dieu, toujours et encore, sans cesse. Il vient de nous apprendre brusquement ce que nous savions déjà et que nous avions décidé d’oublier -, tant cette vérité est gênante. Ce qu’il déteste par-dessus tout, Big Brother, c’est qu’un individu soit incalculable, instable, varié, irréductible comme la littérature même. Et qu’un livre, parfois, le manifeste en plein jour.

Philippe Sollers
Magazine littéraire
(L’individualisme)  n°264, avril 1989.

http://www.wikio.fr

2 mars 2009

Sollers : heureux caractère

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Critiques
Un écrivain sait, en général, pourquoi certains l’aiment, pourquoi d’autres le détestent, pourquoi, enfin, le plus grand nombre reste indifférent. Le lourd silence de tel ou tel support ne l’étonne pas, la violence d’autres régions non plus, surtout chez les agités de la branchitude, où l’ignorance crasse atteint parfois des sommets. Les bonnes critiques sont encourageantes, même si elles auraient pu être meilleures. Il y a d’admirables surprises, par exemple dans Le Figaro Madame : « Sollers bande encore. On est content. » C’est une jeune femme qui parle, on lui fait confiance. 

Mais il y a mieux : la critique moralisante qui fait réfléchir. Ainsi celle de cette mère de famille de province, étrangement relayée par Le Monde. Elle me trouve éblouissant mais exaspérant, doué mais procédant trop par « fanfaronnades », « postures avantageuses » et « rodomontades » (mot charmant). J’ai du talent, mais je suis « fielleux ». Je sais écrire et lire, mais je circule malheureusement dans « un climat mystico-religieux ».   Là, je sens que je dois faire attention : Le Monde, c’est du sérieux, les mères de famille de province aussi. 

Je vais donc m’appliquer, devenir égalitaire et modeste, insister sur mon humanisme, ne pas me vanter de conquêtes qui ne peuvent être qu’imaginaires, filer doux, me tenir à carreau, aimer mes semblables, mes frères, adhérer, pourquoi pas, au Parti socialiste, respecter les femmes et surtout les mères de famille, écrire pour elles de vrais romans, dire du bien de la vaste humanité profonde et de ses vrais gens. Qu’importe que Gide ait dit un jour : « C’est avec les bons sentiments qu’on fait la mauvaise littérature ? » Gide s’est trompé,voilà tout.                                                              

 

La NRF
La Nouvelle Revue française a 100 ans, les éditions Gallimard auront 100 ans dans deux ans. Sous ces titres, que de figures de premier plan, combien de morts plus vivants que la plupart des vivants ! En arrivant à Paris, l’armée allemande avait des ordres stricts : prendre la Banque de France et la NRF. Après la Seconde Guerre mondiale, à la fin des années 1950, la NRF avait encore une grande influence, je la lisais de près dans ma jeunesse, et puis il y avait les rendez-vous avec le subtil et sinueux Jean Paulhan, qui m’invitait chez lui, rue des Arènes. Il me prêtait des livres introuvables, chinois la plupart du temps. C’est dans son bureau que j’ai lu Orthodoxie, de Chesterton. Il me reprochait de préférer Ezra Pound à Saint-John Perse, je maintiens mon jugement. Amusant Paulhan, doux, brusque, auréolé par Histoire d’O et Sade, démonteur d’illusions, ironie en action, courtois, un peu fou, en alerte, jamais de clichés, jamais de bons sentiments. Ah, la NRF ! Je relis cette lettre de Jacques Rivière à Marcel Proust : « N’oubliez pas la force dont votre oeuvre est pleine. Vous aurez beau faire, vous êtes trop dru, trop positif, trop vrai pour ces gens-là. Dans l’ensemble, ils ne peuvent pas vous comprendre, leur sommeil est trop profond. »

On sait que Baudelaire (peu aimé de la mère de Proust, et pour cause) a multiplié en son temps les fanfaronnades et les rodomontades, les postures avantageuses et exaspérantes, dans un climat mystico-religieux. Il l’a payé cher. Il en rajoute d’ailleurs dans un projet de préface aux Fleurs du mal : « J’ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine, et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. » 

N’oublions quand même pas les deux erreurs initiales et sensationnelles de La NRF au temps de sa gloire : le refus de Proust, et, plus tard, celui de Céline. Ça s’est arrangé. La NRF s’arrange toujours.

Espérance
Qu’est-il permis d’espérer en ces temps de crise mondiale ? Plusieurs symptômes ouvrent la voie : les 750.000 visiteurs de l’exposition Picasso, files de deux ou trois heures d’attente, la nuit, par un froid sibérien jusqu’à 4 h du matin (souffrir pour voir Picasso, expiation nécessaire) ; l’incroyable passion pour Bach manifestée à Nantes ; l’entrée triomphale des manuscrits de Guy Debord à la Bibliothèque nationale (avec ce commentaire cocasse : « L’Etat reçoit son enfant terrible »). 

Mais si vous voulez savoir ce qui se trame en profondeur aujourd’hui, c’est-à-dire demain et après-demain, prenez dès maintenant une option sur deux nouveaux « enfants terribles » : Yannick Haenel et François Meyronnis. Leur livre commun, Prélude à la délivrance (1), vous frappera par son intensité et sa radicale beauté. Jamais on n’a lu Moby Dick, de Melville, avec une telle passion précise. Et puis cent autres choses qui surgissent, toutes neuves, au cœur de la catastrophe actuelle. Mais j’ai déjà peur que ce volume soit taxé, par les obscurantistes et les petits-bourgeois locaux, de fanfaronnade et de rodomontade, voire de délire mysticoreligieux. Rien de plus faux : c’est simple, évident, prodigieusement cultivé, lumière sûre dans les ténèbres. Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.

Lanzmann 
Claude Lanzmann publie, début mars, ses Mémoires sous un titre mystérieux : Le Lièvre de Patagonie (2). Ce qu’on y apprend est fabuleux, depuis l’adolescence résistante d’un juif français dans la sombre époque, jusqu’à la réalisation de ce grand chef-d’œuvre, Shoah (douze ans de travail, dans les pires difficultés). Cent portraits vibrants, avec, évidemment, Sartre et Beauvoir. Le livre ne se lâche pas, c’est un roman foisonnant. Lanzmann est l’homme qui a réellement regardé la mort en face, la plus atroce des morts, celle des chambres à gaz. Il paraît qu’un sinistre évêque intégriste nie encore leur existence. On fêtera sa disparition.

(1)
  
Gallimard, coll. L’Infini.
(2)   Gallimard.

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du Dimanche n°3241, du dimanche 22 février 2009. 

1 mars 2009

L’appel

Classé sous Non classé — sollers @ 13:2

Il y a trois Temps : le premier voit la lumière et l’obscurité absolument distinctes l’une de l’autre. Le deuxième, après l’assaut des ténèbres contre la lumière, est un temps de mélange (dans lequel nous sommes depuis très longtemps et pour très longtemps). Le troisième, qui s’approche peut-être à toute allure, voit de nouveau lumière et obscurité radicalement séparées. Les saints du mélange sont comparés à des cerfs : innocents, rapides, agiles, ils ont soif de « l’Eau vivante ». Ils sont « contemplateurs du monde », puisqu’ils se tiennent sur les sommets. Le cerf, le serpent, l’aigle : on se croirait déjà chez Zarathoustra, éternel retour d’une libération désirée, drame du « Sauveur-Sauvé ». Pas de contradiction avec le Ressuscité, qui est tout sauf de la névrose doloriste (ça n’empêche pas de soigner les malades, dur labeur).

L’envoyé de l’Église de la Lumière se manifeste parfois en rêve : c’est par exemple un enfant resplendissant qui joue tranquillement au bord de l’eau. Vision fugitive, nouvelle naissance. C’est une décision du Saint Esprit, un réveil. Puech écrit justement :
«  La gnose n’est pas simple conscience que le sujet prend de soi, mais transformation radicale du sujet par cette prise de conscience. »
Le plus étonnant est que cet événement puisse se produire par simple lecture. « Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas la mort. » Ou bien : « Heureux celui qui se tiendra dans le commencement, et il connaîtra la fin, et il ne goûtera pas à la mort. » Si on demande au gnostique d’où il vient, il peut répondre : « Je suis né de la lumière, là où la lumière s’est produite d’elle-même. » Rien que ça. Bien entendu, il aura intérêt à rester discret.

Il s’agit donc d’une sortie, d’une désintoxication, d’un transvasement, pour un retour sur place au « paradis de Lumière ». C’est « la Grande Pensée » surgissant dans « la Grande Guerre », guerre ultra-secrète, sans cesse à l’œuvre, combat spirituel violent, dont personne, ou presque, ne semble plus avoir la moindre idée. Des troubles, des malaises, des explosions, des catastrophes, des massacres, des folies plus ou moins rampantes, soit, mais pas de pensée, ou alors de toutes petites pensées.

Pour l’heure, qui est au moins « très sévère », nous sommes dans le « deuxième temps », celui du mélange, avec forte prédominance de l’obscurité montante, mais aussi annonces de plus en plus intenses de la lumière à venir (qui est déjà là). Temps de l’illusion et du non sens, temps perdu, comme l’a si bien éprouvé et dit Proust, ce stupéfiant voyageur du Temps. Personne n’a mieux décrit l’exil, la prison, et, dans la même trame, les signaux extatiques, les révélations. Un pied en enfer, l’autre au paradis. L’expérience du temps réel est récente, un peu plus d’un siècle. Très peu d’appelés, encore moins d’élus. Il y a un appel, c’est sûr. Il faut que quelqu’un réponde.

Ne demandez pas d’ vient l’Appel, quand il a lieu, de qui il vient, ni à qui il s’adresse. Tout cela n’a pas de nom, et si j’ai un nom, je ne le connais pas et n’ai pas à le connaître. Il serait risible de dire que je m’appelle « moi », grotesque de vouloir cadrer cette expérience débordante qui, souvent, s’accompagne d’une véritable orgie de mémoire. Certaines phrases, prononcées de plus loin, émergent, par exemple « un livre inspiré de lui-même », ou simplement un mot, « exaucé ». Ça se passe entre gravure et voix, par-delà toute inscription, par-delà le souffle.

Je pense à Champollion se crevant les yeux sur les hiéroglyphes, les cartouches des pharaons, la pierre de Rosette. L’Égypte semblait muette : elle parle. Même surprise pour Freud : les rêves parlent, on peut les interpréter. Plus exactement, ça n’arrête pas de parler, jour et nuit, dans toutes les langues, mais, en général, pour ne rien dire de vraiment vivant. L’Appel, lui, traverse le mur du Temps, il ne dit rien, il appelle. C’est un coup de feu dans le feu.

Philippe Sollers, Les Voyageurs du Temps. Éditions Gallimard, 121. pp.149-151.

 

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