SOLLERS Philippe Blog

22 avril 2009

Sollers, l’isolé absolu

Classé sous Non classé — sollers @ 15:2

Un cinéaste, André S. Labarthe, croise un écrivain, Philippe Sollers. Images et mots, portrait d’un joueur, Un siècle d’écrivains, l’émission de France 3 (22/04/1998 à 23 h 20), affiche ici un film magnifique où l’intelligence se donne à voir. Rencontre chaleureuse avec deux hommes forts de l’art. Il fut question de cinéma, d’image, de Spectacle, de littérature. Pluie d’idées et chaleur des rires.


André S. Labarthe : Je n’avais pas le choix. Dans cette série, on m’avait proposé Bataille et j’ai eu beaucoup de plaisir à le réaliser. Donc, travail sur un écrivain mort. Après on m’a proposé un autre film. J’ai dit OK, mais un vivant et je n’en vois qu’un qui est plus vivant que les autres – il me semble – c’est Sollers. Voilà. Mais cela correspond aussi à des lectures faites il y a longtemps. Bataille dans les années cinquante et Sollers au début de Tel Quel. Sollers est à la base du changement dans le roman français. Cela m’intéressait de mettre le doigt non seulement sur un mouvement qui a changé des choses, mais aussi sur un auteur du XXe siècle, le contemporain le plus exact.

Philippe Sollers : Lorsque André Labarthe a manifesté sa curiosité, immédiatement j’ai trouvé cela merveilleux. J’ai tout de suite pensé que l’on allait faire autre chose que de la télévision, c’est-à-dire du cinéma, donc un détournement de la télévision, et que, d’autre part, on pourrait aller au fond, ce qui veut dire éviter tout ce qui est anecdotique dans la vie d’un écrivain dont se repaît le Spectacle habituel.

D’ailleurs, la réaction des gens quand Labarthe a dit: « Il n’y aura pas un plan de Gallimard, de Paris, de la Closerie des Lilas, pas d’archive de la télé, pas d’interview, il ne sera pas question des activités sociales de cet individu », tous se sont écriés : « Mais que reste-t-il ? » Bref, il restait les livres. C’est déjà pas mal, mais pas si évident. Car il s’agit de savoir si l’on part des livres pour arriver à montrer ce qu’il dit. C’est-à-dire la voix qui est derrière.

Dans le film de Labarthe, vous partez immédiatement d’un cimetière, alors que d’habitude on arrive à la mort de l’auteur après sa naissance. Il a parcouru la vie. Puis une date très précise, celle des tombes de soldats anglais, néo-zélandais ou australiens mort là très loin de chez eux, en 1942. C’est un thème immédiatement politique, pas besoin de développer. Si j’apporte quelque chose dans l’histoire de la littérature, c’est que je pars d’un non-embarras, d’une liberté très grande par rapport à cette date-là. J’évite ainsi la rumination et la dépression nationale générale qui viennent du fait qu’entre 1940 et 1942, 1943 il se passe quelque chose qui embarrasse tout le monde et qui fait que la plupart des écrivains français sont fixés, directement ou indirectement, eux, leurs parents ou leurs grands-parents, sur cette affaire, ce que j’appelle dans Studio « l’axe Vichy-Moscou », premier placard de la politique française, le deuxième étant la guerre d’Algérie, le troisième 1968, puis la corruption générale. Ce premier placard dont vous entendez parler tous les jours : procès Papon, liaisons dangereuses du président de la République pendant quatorze ans avec l’ancien rafleur du Vel d’Hiv, Bousquet. Ensuite, problème que vous connaissez vous et votre journal, le pacte germano-soviétique et la demande de reparution de l’Humanité. Nous sommes exactement sur cet échange de cadavres dans les placards ou, comme je préfère dire, de placards dans les cadavres.

1942, nous sommes sur des tombes d’aviateurs anglais qui, tandis que se passaient à Paris les événements précédemment cités, venaient se faire abattre au-dessus de l’île de Ré, lieu où nous tournons. Donc, le lieu-film part du cimetière avec cette date. A un kilomètre de là, la maison. Maison rasée par les Allemands en 1941 pour des raisons stratégiques. Donc, aviateurs abattus là, maison de l’ancêtre détruit: génie ou magie du lieu. Premier lieu. André, qui sent les choses et voit ce que j’écris, comprend l’importance de ce lieu, mais aussi que l’on ne peut pas le montrer n’importe comment. Il faut faire du cinéma. Donc à cet instant je deviens acteur dans son film.

A. S. L. :D’ailleurs, ce lieu a été filmé après coup. Tout était bouclé sauf le cimetière. Le choix du lieu est arbitraire et subjectif, bien sûr. Après on suit ou non la règle décidée. Par exemple, le refus de filmer Paris, règle suivie, peut se justifier par une volonté de se débarrasser de l’image qui risquait d’encombrer le Sollers que je voulais montrer.

Peut-on évoquer l’épure ?

Ph. S. : Bien sûr. C’est une oeuvre, ce film, donc il est construit. C’est une oeuvre d’art, une oeuvre de cinéma qui détourne la télévision. Il faut voir le montage, la façon de tourner aussi, mais le montage… On élimine la marionnette sociale dont je me sers. Ce qui m’est beaucoup reproché. Sollers trop médiatique, trop ceci, trop cela… C’est une question de fond. Ou bien on est absent du Spectacle et on jouit d’une réputation de sincérité, d’authenticité, de profondeur. Ou on s’y mêle en risquant de se faire user par lui et en signifiant, de temps en temps, que cela n’a aucune importance. Par exemple, ce film doit être pénible aux professionnels du Spectacle parce que le Sollers que l’on voit là est un Sollers que l’on n’a jamais vu. Je parle doucement, j’ai du temps, je suis ailleurs… Je parle lentement.

De l’anti-spectacle ?

Ph. S. : Oui, c’est ça. Là, il faut relever le défi. Il existe deux écoles. J’avance masqué.

A. S. L. : Il suffit, là, de remarquer la vitesse à laquelle parle Philippe, pour voir, par rapport au film, cette élocution différente et tenter de faire passer un autre temps.

Ph. S. : Une autre présence.

A. S. L. : Un autre genre de présence. Oui. On élimine la marionnette en chassant son débit. Un peu comme monsieur Teste. On n’imagine pas monsieur Teste à la Closerie des Lilas. Lui, si. (Rire.)

Ph. S. : Donc, importance des lieux pourvus de charges mythiques ou magiques.

Pas de heurts entre ces lieux et ceux du scénario ?

Ph. S. : Non. On va en des endroits à hautes tensions symboliques. La maison sur l’île. Lieu stratégique. Je l’ai connue avant la guerre. J’avais trois ans. Puis plus rien. J’écris cela de temps en temps dans mes livres. Ça vient d’une façon ou d’une autre. Dans Portrait du joueur, notamment, dont André s’est beaucoup servi, comme par hasard, au début du film…

A. S. L. : Le point commun entre ces lieux, c’est l’eau.

Ph. S. : On va être tout le temps au bord de l’eau. Ça correspond à ce lieu des lieux, si j’ose dire.

A. S. L. : On se promène dans l’écriture par l’eau. Voilà.

                                                            Sollers & Labarthe

Ph. S. : Exemple. André filme la page, encre bleue. C’est filmé très délicatement. Puis, New York apparaît. Puis ensuite Venise. Toujours des ports. L’écrivain, celui qui parle, se définit comme un marin. Il écrit, il navigue. C’est tout bête et possède aussi un poids très fort qu’André n’a pas loupé à New York. C’est le thème de l’ Odyssée d’Homère, c’est Ulysse. On ne peut pas faire plus mythique.

A. S. L. : Donc présence d’un axe. Ouest, puis après Est; pas d’axe Nord-Sud.

Ph. S. : C’est ça. Donc signification très personnelle, très émotive. Ce sont des lieux où j’ai travaillé intensément. Avec joie. La sensation de liberté est très grande. C’est un film sur la liberté. J’espère. Où suis-je le plus libre ? Pas à Paris. A Venise ? Alors là, attention, il faut absolument éviter le plan touristique, la carte postale. Donc nécessité du mouvement, du travail, des bateaux qui passent sans arrêt. Et là, La pointe de la douane, autre lieu mythique – Debord en parle magnifiquement – par la simple lecture du poème de Hölderlin Souvenir, on ne voit rien, juste deux silhouettes, lui et moi. Et tout à coup Bordeaux est là. Les femmes brunes sur le sol de soie. Par la seule force du poème. André encore une fois joue finement et montre quelque chose que l’on ne voit pas. Et, New York, lieu qui possède aussi une signification historique globale. C’est de là qu’est venue la victoire de la Seconde Guerre mondiale…

A. S. L. : Donc une parfaite continuité… des lieux.

Ph. S. :  Continuité que vous trouverez assez rarement chez un écrivain français. Cette conscience historique-là. Je me sens assez seul de ce point de vue. J’ai cette vision de l’Histoire-là. Toujours ce lien de l’Histoire et de l’écriture. C’est pour ça que je revendique un point de vue très politique. Le film est très poétique, il n’y est pas question de politique, pourtant c’est un film très engagé. C’est encore plus fort.

Vous évoquez tous les deux plusieurs fois l’aveugle. Peut-on revenir à cette notion du voir sans voir, évoquée précédemment avec Venise ?

Ph. S. :  J’aime beaucoup ce plan sur Joyce. Ça c’est André, il amène la voix.

A. S. L. : Dans un film que j’avais fait sur Carolyn Carlson, elle faisait devant nous un truc sublime et le commentaire disait : Fermez les yeux et regardez.

Ph. S. : Bien sûr. Homère.

A. S. L. : Il existe une erreur fondamentale qui consiste à penser que le cinéma est un art de l’image. Même chose pour les gens qui pensent que la peinture est une image. L’image c’est peut-être un moyen – est-ce que je sais ? -, mais ce n’est pas le but. Et c’est lorsqu’on s’est mis à penser que le cinéma était un art de l’image que tout cela s’est fourvoyé. Quand le cinéma a pensé photogénie, etc. Le cinéma pour Louis Lumière était un art de la réalité, pas un art de l’image. Donc la vache dans le film. Il faut dissocier le son de l’image et se demander ce qui va parler le plus rapidement, le plus fortement au spectateur. Je crois, pour ma part, que c’est le son. Si l’on met un oiseau avec le son meuh, on dira : On dirait une vache et pas : Ce son ressemble à un oiseau.

Ph. S. : Ce n’est pas une vache sacrée, la vache. Elle se balade.

                                                                     Sollers & Labarthe

A. S. L. : C’est un pense-bête. (Rire.)

Ph. S. : Elle nous rappelle que l’on est en train de faire un film.

A. S. L. : Moi, je ramène le film au film, lui, il ramène les paysages à l’écriture. Il dit, tout se passe sur cette page et moi je dis tout se passe sur ce film. Parce qu’on est au cinéma.

Ph. S. : Donc, effet de tension fort. Par exemple : le film de Lanzmann Shoah. Vous êtes obligé de voir ce que vous ne voyez pas. Et vous le voyez beaucoup mieux grâce au plan du camion qui roule dans la Ruhr et le tuyau d’échappement que par le biais d’images d’archives.

A. S. L. : L’irreprésentable devient sensible…
Donc, dans notre film, dissociation entre la vache et l’image et entre texte et lecture. Qu’est-ce que lire ? Regarder des mots ou les entendre ? Et comment ça passe ? L’œil, l’oreille. Toute une part de la littérature qui ne peut être que lue, c’est banal, mais…

Ph. S. : La voix. La voix voit! A cet instant, extraits de Paradis. Et plan de TGV qui va très vite. (Rire.)

A. S. L. : On fait sentir l’effort physique car la voix est plus proche du corps que l’œil. Le regard met tout de suite de la distance. Joyce.

Ph. S. : Oui, plan de l’Irlandais en exil dans le sud de la France. L’exil. Finnegans Wake. Lieu. On rejoint les Anglais du cimetière. Tragique. Ou sur le plan humoristique à New York, un bateau dont le nom est Peking. C’est là du hasard surréaliste.

A. S. L. : Philippe est au bord de la rue, il y a un bruit infernal. A droite du plan, il y a un truc, un avion où est inscrit Europe et à gauche ce bateau avec Peking. (Rire.)

Ph. S. : Oui, l’Europe, la Chine. Ouvrir au maximum, c’est aussi ce que j’essaie de faire dans mes textes.

De ces images jaillissent beaucoup de choses, dont un sentiment très fort de complicité entre vous deux.

A. S. L. : La caméra n’était pas coercitive, elle ne bloquait jamais le personnage dans un coin.

Ph. S. : André s’intéresse à faire ce qu’il fait avec autant d’intensité que moi face à mon travail. Les deux intensités font complicité. Mais ce n’est pas simple, vous savez! Faut les faire, les livres, les films. (Rires.)

A. S. L. : Moi, ce qui me gêne toujours à la télévision, dans ce genre d’exercice, c’est le bavardage, toujours un peu inquisiteur, automatiquement, puisque le dispositif est le même, tout le monde parle de la même façon.

Ph. S. : À la télévision, on n’a pas le temps d’écouter. Le temps c’est de l’argent. Alors qu’André installe le temps. C’est du cinéma.

A. S. L. : Deux heures pour monter un travelling. Ce n’est pas du temps de perdu. Pendant ces deux heures, il se passe des choses. C’est le film.

Ph. S. : Et puis, n’oubliez pas le montage. Quand André filme, il filme comme s’il était déjà dans un montage dont il ignore tout. C’est comme moi, si je trouve mon début de livre, je sais que je suis déjà à la fin mais si vous croyez que je sais ce qui va se trouver entre ce début et cette fin….

A. S. L. : Par exemple, à New York, je montre une photo de Philippe petit dans les bras de sa mère. Je n’ai pas commandé la voiture de flic qui passe à ce moment avec sa sirène. C’est un morceau de réalité saisi par hasard et là, c’est formidable.

Ph. S. : Prenez les photos. Il y en a quatre. Je suis dans les bras de ma mère dans les jardins de Bordeaux. Ah! Femmes brunes sur le sol de soie, Hölderlin. André met cette photo en plein New York. Bruit des voitures, etc. Puis il s’enfonce dans la photo et l’on entend un passage de l’un de mes livres, passage qui se termine par l’évocation de l’arrivée de la neige dans le jardin. A ce moment, il monte dans le haut de la photo et l’écran est envahi par une formation neigeuse. C’est extraordinaire.

Et le type au chapeau enquête toujours.                                                                         Sollers & Labarthe

Ph. S. : Bien sûr. Grâce à lui, je deviens acteur dans le film. Ça frustre profondément les gens de télévision qui voudraient que ce film soit la présentation d’un écrivain, mais là je suis un écrivain certes, mais pire je joue dans un film où l’on rencontre un écrivain.

A. S. L. : Tu joues mais tu ne joues pas le jeu – celui que l’on attend.

Ph. S. : Puis, seconde photo. Ma mère avec son petit garçon, en 1938, la maison de Ré n’est pas encore détruite. Subtilement André fait apparaître, à droite de l’écran, la photo de Julia Kristeva recouverte, pour montrer qu’il existe, plastiquement, un certain rapport, comme par hasard, entre cette mère et cette femme. Voilà c’est ouvert. Pas plus de choses sur ma mère ou sur Julia. On imagine ce que la télé voudrait, pourrait faire. Mais…

A. S. L. : Le circuit biographique est difficile. Je procède par trouées. Je troue New York pour passer cinquante ans auparavant. Même chose lorsque je cite la sonde Voyager 2. On est à Venise et d’autres mondes s’annoncent.

Ph. S. : Ça c’est génial. C’est la relativité. Ou alors le surgissement mythologique. Si je suis dans les bras de ma mère et que tout à coup on voit des Vierges à l’enfant, ça marche aussi. On va associer.

A. S. L. : Un film, c’est un lieu où le spectateur devrait travailler à ça, faire des rapports, chacun selon sa perception. Créer des rimes. Elles sont là, il faut les assembler. Il faut être attentif comme on peut être dans la vie à des rapports, des choses. Il y a parfois du miracle là-dedans.

Ph. S. : De même face à la lecture. Une grande concentration débouche sur une lecture nouvelle qui fera apparaître le texte comme neuf, même si vous le connaissez parfaitement. Il y a cette concentration dans le film d’André. Le sens. Si tout à coup on voit pour la première fois ce que l’on a vu cent mille fois, alors c’est gagné. Le réel fait signe.

A. S. L. : Parfois, je sens cela au tournage. Mais parfois c’est au montage. Comme lors du tournage du film sur Bataille, lorsque j’ai écouté sa voix pour la première fois…. Là, j’ai compris que j’avais le film, je n’avais pas d’image mais j’avais le film.

Sans cesse le travail surgit, plan après plan.

Ph. S. : C’est capital. C’est l’importance de l’écriture. Dans les films sur les écrivains, on ne voit jamais l’écrivain écrire. On donne à voir des images d’écrivains, mais pas le travail. On connaît le poster de Rimbaud, mais pas les Illuminations. Encore le Spectacle. André efface le Spectacle. La télévision n’est pas là. La présence d’André dans le film signifie que la télé n’est pas là.

A. S. L. : Le film se fait comme le narrateur est présent dans les livres de Sollers. C’est de l’éveil constant, de l’anti-drogue.
Ph. S. Notre travail, c’est l’anti-drogue. L’éveil. Pas d’illusion.

Pas d’épitaphe ?

Ph. S. : Pas du tout. Le film n’est pas fini. Il n’est pas clos. Tout reste ouvert. Mais n’est-ce pas cela, une oeuvre d’art ?

A. S. L. : Notre travail n’est pas fini.

Recueilli par Fabrice  Lanfranchi
L’ Humanité du Mercredi 22 avril 1998.

19 avril 2009

Poe pense, le lecteur aussi

Classé sous Non classé — sollers @ 19:2

Né à Boston le 19 janvier 1809, l’inquiétant, magnétique et vertigineux  Edgar Poe a aujourd’hui 200 ans. Il a beau être mort à 40 ans, en 1849, à Baltimore, dans une crise de delirium tremens dû à son alcoolisme compulsif, il se porte à merveille, il est plus que jamais en activité invisible dans le tourbillon de l’époque. Un amateur inspiré, Henri Justin, rouvre aujourd’hui son dossier, et c’est immédiatement passionnant. 

Il est américain comme personne, Poe, et ce sont des Français comme personne qui perçoivent son onde de choc. Baudelaire d’abord, qui éprouve en le lisant une « commotion singulière ». « Savez-vous pourquoi j’ai patiemment traduit Poe ? Parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant. » Les traductions de Baudelaire sont célèbres, on peut y relever des erreurs de détail, mais la transfusion spirituelle est flagrante, intense, cas de gémellité inouï. Et c’est aussitôt Mallarmé, pour qui Poe est un « aérolithe », un événement « stellaire, de foudre », « le cas littéraire absolu ». Dans son « Tombeau d’Edgar Poe », Mallarmé célèbre  « le triomphe de la mort dans cette voix étrange », Poe devenant un  «calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur ». Valéry, enfin, emboîte le pas, mais plus froidement, en admirant l’analyste fabricateur plutôt que le romancier fantastique et métaphysique. Voilà la légende. 

Les Américains, eux, n’aiment pas ça, et quant aux Français d’aujourd’hui, comme leurs homologues yankees, ils sont loin, désormais, de se poser des questions de fond sur le génie de la perversité, le mal radical, la mort, l’infini ou la poésie intime des galaxies. Poe, qui s’est battu toute sa vie pour essayer de fonder un mensuel littéraire, voulait « établir en Amérique la seule indiscutable aristocratie, celle de l’intellect ». Il a cette formule étonnante au parfum sudiste (il est virginien par toutes ses fibres) : « Dans les lettres, comme dans la politique, nous avons besoin d’une Déclaration d’Indépendance, et surtout – ce qui serait mieux – d’une déclaration de guerre. » Guerre splendide de l’intelligence, perdue d’avance, contre le réalisme platement social, le naturalisme borné, la psychologie routinière, et surtout la morale. On comprend comment le courageux Lacan, rectifiant le déluge psychanalytique de Marie Bonaparte, a fait de « la Lettre volée » (ou plutôt dérobée, détournée, retournée) le blason de sa recherche. 

Poe est très clair: la police ne voit rien, n’imagine rien, et nous sommes tous, plus ou moins, des policiers aveugles. En revanche, Auguste Dupin, le génial déchiffreur d’énigmes, à mille lieues du fade Sherlock Holmes, devine la vérité parce qu’il est simultanément mathématicien et poète. Surprenants, ces noms français qui apparaissent sous la plume de Poe (qui n’est jamais venu en France): Dupin, Legrand, Montrésor (un criminel, celui-là). Pour quelle ténébreuse raison le Français, poussé à bout, serait-il un révélateur de terreur, un virtuose du décryptage ? Vous ouvrez « Double Assassinat dans la rue Morgue », « le Scarabée d’or », « le Cœur révélateur », « le Chat noir », « le Démon de la perversité », et tant d’autres contes, et vous êtes aussitôt saisi, mis sous hypnose, branché sur vos contradictions secrètes, par un narrateur qui, en première personne, vous impose ses passions et ses déductions. Vous êtes détective, mais aussi assassin (jamais policier puisque vous êtes éveillé, ou plutôt « veilleur du dormir »). Mieux : vous pouvez assister à un mort qui vous parle depuis l’au-delà, vous balader, après la fin du monde, dans les étoiles, ressentir l’horreur d’un pendule qui va, en descendant lentement sur vous dans un puits, vous trancher la tête, vous retrouver, avec Arthur Gordon Pym, dans une navigation mystérieusement mystique, descendre dans un maelström et apprendre comment vous en tirer (thème très actuel), réfléchir sur le pouvoir des mots, et bien d’autres choses encore. De toute façon, vous aurez toujours l’impression de lire un manuscrit trouvé dans une bouteille, le récit d’une expérience plutôt folle racontée avec une extrême précision. C’est là que Poe vous tient sous sa coupe, beaucoup mieux qu’un roman policier banal, ou des péripéties de science-fiction genre Lovecraft. Ils ont tous lu Poe, les spécialistes de l’inquiétante étrangeté, de l’horreur, de l’enquête, mais aucun n’arrive à donner au sujet qui parle cette force de conviction. C’est que, Poe, Henri Justin le sent admirablement, « pense de tout son corps », ce qui met le lecteur en demeure d’avoir un corps vibrant au même rythme. Baudelaire a bien défini son écriture : « Son style est serré, concaténé, la mauvaise volonté du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer à travers les mailles de ce réseau tressé par la logique. Toutes les idées, comme des flèches obéissantes, volent au même but. »


Une littérature qui pense ? Qui oblige le lecteur à penser ? Mais qu’est-ce que vous nous racontez là ? À quoi bon ? Pour quoi faire ? Avec ses paradis artificiels, ses traductions de De Quincey et de Poe, Baudelaire est un grand pervers, aussi dépassé aujourd’hui que, par exemple, « la Princesse de Clèves ». 

Non seulement Poe est un démoralisateur professionnel, mais, figurez-vous, il pense de plus en plus large. Et là nous arrivons à l’incroyable « Eurêka » de la fin de sa vie. « J’ai trouvé », dit-il. Quoi ? La clé de l’univers lui-même. Rien que ça. Le livre porte en sous-titre : « Essai sur l’univers matériel et spirituel ». Aucun succès, bien entendu, mais œuvre grandiose (et merci Baudelaire de l’avoir sauvée d’un probable oubli). Le partenaire à analyser ici n’est autre que Dieu lui-même. Sartre a eu tort en prétendant que Dieu n’était pas romancier : c’en est un, et même un poète supérieur à tous les poètes. Poe résume ça à sa façon : « L’univers est une intrigue de Dieu. » Déjà, on pouvait lire dans « Révélation magnétique » : « Dieu, avec tous les pouvoirs attribués à l’esprit, n’est que la perfection de la matière. » (On était brûlé autrefois pour moins que ça.) Le plus étrange est que, traitant d’astrophysique et de forces d’attraction et de répulsion, Poe s’approche des hypothèses les plus sophistiquées de la physique moderne, entre big-bang et trous noirs. Il veut décrire « le processus tout entier comme une fulguration unique et instantanée ». Il envisage en effet une ultime catastrophe en forme de feu d’artifice, une apocalypse comme apothéose. Il écrit calmement : « Dans les constructions divines, l’objet est soit dessein soit objet selon la façon dont il nous plaît de le regarder, et nous pouvons prendre en tout temps une cause pour un effet et réciproquement, de sorte que nous ne pouvons jamais, d’une manière absolue, distinguer l’un de l’autre. » Henri Justin, dans son commentaire d’« Eurêka » écrit : « Poe semble avoir eu conscience, très tôt, d’une matière infinie, d’une matière de l’infini, d’un infini matériel palpable. » Voilà, en tout cas, une leçon de littérature absolue. 

Darwin et Poe sont contemporains, et l’évolution est très loin d’avoir dit son dernier mot. Mais quand Poe meurt, on se dit que personne ne reprendra le flambeau. Erreur : c’est en 1851 qu’un jeune auteur de 32 ans publie sa bombe : Herman Melville,  « Moby Dick ». 

Henri Justin, Avec Poe jusqu’au bout de la prose. Éditions Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 416 p., 29,50 euros. 

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2318, du 09 avril 2009.

17 avril 2009

Duras écrit la douleur, Sollers écrit le plaisir.

Classé sous Non classé — sollers @ 17:2

Edj : On a beaucoup commenté la biographie de Laure Adler sur Marguerite Duras, en tournant, un peu embarrassé, autour de sa légende, sa complexité, les révélations qu’apportait ce livre… Vous sembliez déjà avoir sur elle une opinion très tranchée…
Philippe Sollers : Le problème Duras m’intéresse parce que c’est le personnage emblématique d’une France telle que je ne m’y reconnais pas… Au point que j’ai vécu très longtemps avec l’idée d’être un cas quasi anormal en France, sur des sujets aussi importants que la période 1940-1944… Il est intéressant de voir que le « trou noir » que représente l’effondrement de 1940 continue à être prospecté, interrogé, et que la lumière n’en sort pratiquement jamais ou par brides différées.

Edj : Une chape de plomb ?
Ph.S. : On est plombés. Nous vivons dans cette atmosphère depuis cinquante-huit ans. Duras, là-dedans, m’intéresse. Avec elle, on est, à l’origine, dans le premier grand problème français, qui est celui du colonialisme, en Indochine. Et on a affaire à une Marguerite Duras, qui, sous le nom de Donnadieu, se présente comme le chantre du colonialisme français. Son livre, à l’époque, est explicite. Par la même occasion, on peut s’étonner que jusqu’en 1943 le groupe dit « de la rue Saint-Benoît » se trouve dans une situation étrange puisqu’on apprend que Duras a minimisé systématiquement son rôle dans la commission d’attribution du papier aux éditeurs dirigés par les Allemands et la Propagandastaffel. Nous voyons d’ailleurs surgir là un personnage très important, qui sera plus tard François Mitterrand, dont nous avons mis également longtemps à apprendre qu’il avait gardé une amitié tardive pour le rafleur du Vel’d’hiv’ tout en étant président de la République française de gauche. Voilà des questions… Pourquoi ? Comment ?

Edj : Vous saviez cela durant l’époque où vous les fréquentiez ?
Ph.S. : Oui, c’était plutôt un savoir qu’un instinct et le vrai savoir, c’est l’instinct. Il vient de mon éducation, de « ma jeunesse française » à moi. Je me suis longtemps tenu pour quelqu’un d’anormal, puisque j’ai été élevé à Bordeaux dans une anglophilie stricte et un refus de toutes les valeurs nazies, cela va sans dire, mais aussi
pétainistes, ce qui est beaucoup plus intéressant… Je me souviens avoir été l’un des seuls à avoir écrit, en son temps, un article offensif pour soutenir le livre de Bernard-Henri Lévy, l’Idéologie française

Edj : En fréquentant et Duras et Mitterrand vous ressentiez le même instinct, la même chose ?
Ph.S. : Une gêne, oui. Mes sympathies n’allaient pas vers eux… Le manque d’atomes crochus, si vous voulez, vient profondément de ce trou noir collaborationniste. On n’a pas la même vision du monde.

Edj : Ce trou noir a constitué leurs identités ?
Ph.S. : Indubitablement… Une identité qu’ils appelleront d’ailleurs résistance après l’arrestation d’Antelme, son mari.

Edj : Antelme arrêté pour résistance, tout de même.
Ph.S. : Bien sûr, mais en 1943. Il y avait certes peu de monde à Londres, j’ai à peine besoin de vous le rappeler, mais ça a commencé tout de même plus tôt. On savait ce qui se passait depuis la guerre d’Espagne. Picasso avait peint Guernica. Ça dépend à quoi l’on s’intéresse… À Chardonne et au colonialisme français ou à Picasso ? Pour Duras, les choses se vérifient ensuite lors de l’affaire Delval telle qu’Adler la raconte. Ça laisse une impression de trouble assez grave. Duras séduit Delval, le gestapiste, espérant sauver Antelme. Vient la Libération, Mascolo, amant de Duras, à son tour, fait miroiter à Mme Delval que son mari pourrait être libéré si elle faisait l’amour avec lui. Elle aura un enfant de Mascolo, en secret de Duras. Delval sera pourtant fusillé, en partie à cause du témoignage à charge de Duras… Tout cela est bizarre… Dans quel espace imaginaire vivent ces gens et en quoi est-ce lié à une certaine vision politique ou morale du monde.

Edj : N’est-ce pas étonnant de vous voir vous, admirateur de Sade, de Céline, heurté par un jeu pervers chez Marguerite Duras …
Ph.S. : Oui, mais eux ne mentent jamais. Vous pouvez vomir Céline, mais lui ne vous a jamais menti… Duras est une bonne occasion de faire le point. C’est un écrivain fort, avec des moyens considérables de révélation, au sens médiumnique du mot. Sa littérature relève davantage de la prédication de voyance que de l’exercice conscient du langage. Il y a chez elle une force, d’où son emprise hypnotique, qui lorsqu’elle est portée à l’écran dans India Song ou Hiroshima mon amour atteint d’ailleurs un tel ridicule, un tel pathos, qu’il suffirait qu’un enfant se lève pour dire que le roi est nu. Je suggère une parenté entre un comportement hiératique et une façon de s’hypnotiser et d’hypnotiser tout un pays, ce qui n’est pas rien.

Edj : En 1943, Henri Michaux lui offre une dédicace ainsi libellée : « Pour Marguerite Antelme, de sphinx à sphinx ».
Ph.S. : Voilà, c’est tout à fait ça… ils ne savent pas très bien de quel sexe ils sont. L’autre question c’est : comment peut-on passer du fait de ne voir aucun inconvénient à la collaboration… au stalinisme pur et dur ? De faire ce que l’on peut appeler sa « rentrée » du côté du pouvoir de l’époque. Le stalinisme aussi, on y revient toujours. Vous avez eu le Livre noir du communisme… Et dans la biographie d’Adler, vous avez l’épisode Semprun, délateur, selon Duras, de ses camarades au parti. Toute cette attitude où vous voyez ces gens vivre les uns sur les autres, s’espionner, mélanger leurs vies privées de façon telle qu’on en serait redevable devant un tribunal, me paraît maladive. Bref, un fonctionnement de secte. Ou, pour employer un mot plus poétique de Blanchot théorisant cette affaire – et pour cause vu ses engagements avant guerre -, de « communauté inavouable ». Quelque chose qui sonne faux, Mitterrand comme Duras, à mes oreilles, sonnaient toujours faux. Ce que j’entends chez Duras, c’est quelque chose de puissant, de très insistant, d’autoritaire, d’instrumentalisé, mais qui, à mon oreille du moins, sonne faux.

Edj : Vous inspirant même, dites-vous, une sensation de glauque.
Ph.S. : De glauque… Oui, qui finit, en bout de course, par jaillir publiquement. Cette sensation de faux, je me suis toujours demandé d’où ça venait. Continuons à dérouler le fil… Ensuite est venu chez elle ce qui m’a le plus choqué et que j’appellerai le pseudo-judaïsme. Je suis désolé d’avoir cette oreille, mais dans son philosémitisme proclamé, on entend un surinvestissement dû, à mon avis, à un intense sentiment de culpabilité pour avoir méconnu l’ampleur de la Shoah. Cette culpabilité pousse à une autoterrorisation qui consiste à vouloir faire juif à la place des juifs. C’était le cas de Duras.

Edj : Duras a agoni l’extrême droite, abhorré l’antisémitisme, porté le manifeste des 121, pris des risques pour l’indépendance algérienne… Selon vous, ce n’était pas non plus de réels engagements ?
Ph.S. : Si. Et d’ailleurs, c’est son meilleur moment, son moment gauchiste, où nous nous sommes connus.

Edj : Dans quelles circonstances l’avez-vous connue ?
Ph.S. : C’était une époque où elle était en retrait. Dans les années 70, on se voyait. Tel Quel était près de la rue Saint-Benoît, on allait prendre des cafés au Pré-aux-Clercs. Elle était plutôt positive à mon égard. C’était l’époque du féminisme, aussi.

Edj : À l’époque, elle déclare : « Sollers est l’un des rares hommes avec lequel on puisse parler, parce qu’il est désespéré. »
Ph.S. : « Totalement désespéré. » Évidemment je ne me reconnais pas du tout dans cette proposition. Ce n’est pas, disons, ma philosophie. C’est même le contraire, un contresens.

Edj : Une façon pour elle d’avoir de l’emprise sur vous ?
Ph.S. : Oui. Dis-moi que tu souffres, que tu es désespéré. Ce n’est pas mon cas, tant pis. Ce serait mieux, ça fait plus profond de l’être. Elle était plutôt sympathique, elle devait boire beaucoup, déjà. Peu importe. Et puis arrive l’explosion avec la publication de Femmes. Ce livre a eu un grand retentissement. C’est le moment où elle va surgir, un an après, avec l’Amant. Mitterrand a pris le pouvoir, elle va devenir la sibylle, la prophétesse de l’Élysée.

Edj : Femmes, c’est 1983. Vous êtes tous les trois au même moment sur le terrain.
Ph.S. : Et c’est l’heure de la rupture… Je suscite la curiosité de Mitterrand, mais nous nous bornerons à parler de Casanova. Duras, elle, entame son ministère délirant, où elle peut parler de l’Afrique, de la province française, du sexe du gisant de Victor Noir au Père-Lachaise… C’est l’époque des entretiens Duras-Mitterrand dans l’Autre-Journal. Elle félicite Mitterrand d’avoir construit le sous-marin Richelieu, il lui répond : pardon, mais c’est un porte-avions. Peu importe, on s’envole dans le grand numéro de Duras à l’époque.

Edj : Vous n’y voyez aucune fulgurance, aucune valeur ?
Ph.S. : Rien, je viens de les relire. De petites choses drôles. Rien sur Bousquet, évidemment. À cette époque, je commence à comprendre la rupture de Duras avec Antelme. Le jour où, comme le raconte Adler, il lui reproche son narcissisme, elle quitte la table et ne le reverra jamais. Elle n’ira pas à son enterrement. Et il y a ce livre, la Douleur

Edj : Un beau livre. À la fin, elle écrit qu‘elle ne pourra jamais lui pardonner de n’être pas mort dans les camps, de s’en être sorti, lui. C’était étrange de lire une telle conclusion.
Ph.S. : Mais oui, il faut rappeler quand même, chez Duras, ce goût pathologique pour la torture…

Edj : Plutôt la souffrance…
Ph.S. : En l’occurrence, c’était de la torture. Une torture effective selon Adler. La torture de Delval, à laquelle elle prend part, excitant les autres hommes présents. Duras qui torture son amant… Ça vous fait un cocktail révélateur. Il faut quand même l’analyser… À moins que vous avaliez sans vous demander ce qu’il y a dedans. Moi, je préfère savoir ce que je bois. Continuons le fil…

Edj : Seconde partie des années 80, c’est le moment où elle vous « attaque ».
Ph.S. : Follement. Ad hominem. Physiquement. Dans une interview à Globe avec Pierre Bergé, je suis le moine du fromage Chaussée aux moines, tonsuré, risible, ignoble avec les femmes, romancier nul, etc. À partir de là, ses attaques seront systématiques. Après Femmes, elle me considère gênant dans le paysage, donc à détruire.

Edj : Détruire, dit-elle. Les femmes, l’amour, c’était son périmètre sacré.
Ph.S. : Elle devait me voir en concurrence – en termes de pouvoir – sur l’âme, par conséquent le corps, des femmes. Tout cela m’a renforcé dans l’idée qu’il y avait là quelque chose à comprendre. Sur ce point-là, justement, de la sexualité, sur lequel nous allons venir… La dernière fois que je l’ai vue, rue Saint-Benoît, elle m’a sauté au cou comme si rien ne s’était jamais passé. En gros, on peut dire n’importe quoi, vous insulter, et puis après je vous embrasse comme si ça n’avait aucune importance. Je passe sur l’argent, l’alcoolisme, chacun fait comme il veut… Mais l’impression de faux persiste. Ce qui compte, pour la nébuleuse dont fait partie Duras, ce n’est pas ce que l’on a dit, ce que l’on a fait, mais la façon dont on se retrouve toujours, comme appartenant à une même famille. Je n’appartiens, moi, à aucune famille. C’est mon point de vue. Un écrivain qui ne se maintient pas dans la prudence ou même la ruse à l’égard des représentations sociales, des sphères du pouvoir… c’est mauvais signe.

Edj : Duras vous paraît toujours « du bon côté du manche ».
Ph.S. : C’est ce que je vois. Commencer comme chantre du colonialisme français, puis pétainiste, et se retrouver prophétesse sous un double septennat de gauche, c’est quand même étrange, en passant par la Propagandastaffel, puis le stalinisme qui permet d’effacer les comptes. Certes, elle a exercé un pouvoir d’extrême gauche, de dissidence, mais la période a été courte.

Edj : Beaucoup de gens vous diraient n’être pas étonnés de devoir envisager Duras comme un « monstre ».
Ph.S. : Je n’emploie pas le terme « monstre ». Je signale juste que quelque chose me paraissait sonner faux. C’est cela que je veux cerner. Quand vous êtes devant un cas de grand don hystérique, un grand médium – je passe sur l’affaire Villemin et son « forcément sublime »-, quand vous êtes en présence de quelqu’un qui vous vise aux hormones ou à la sexualité ou au foie, vous pouvez vous demander ce qui se passe. Elle aimait cet aspect de domination comme le prouve sa relation avec Yann Andrea, son dernier compagnon. La hargne de Duras à son égard met mal à l’aise. Libido dominandi. Et là encore c’est pour moi plutôt la preuve que tout ce qui est simulé par rapport à l’amour, la passion, la sexualité, sonne faux. J’introduis le doute. La libido dominandi ne prouve pas que l’on a bien joui, au contraire. D’où, d’ailleurs, son étrange obsession finale.

Edj : Son ressentiment à l’égard des homosexuels.
Ph.S. : Oui, qui consiste à maudire les homosexuels tout en étant fasciné par eux, et là on boucle tous les symptômes. Ça fait un sacré paysage. Cette volonté ahurissante de nuire qui occupe ses discours à propos de l’homosexualité masculine. Pourquoi une femme en vient-elle à être obsédée à ce point par l’homosexualité masculine ?

Edj : Sa violence narcissique l’a éloignée des hommes, après en avoir connus beaucoup…
Ph.S. : Il y a des femmes qui ont eu beaucoup d’hommes sans en avoir eu un seul. Si je peux apporter un tout petit doute sur la jouissance d’un certain mysticisme féminin… Le ravissement de Lol V. Stein, tout cela, cette emphase, ce pathos. Moi, j’émets un doute. Il y a une frigidité, une sécheresse chez elle, sa transcendance factice, moi, ça me paraît forcé. Je trouve pathétique que quelqu’un qui se dit spécialiste de l’amour se pose la question dont Laure Adler témoigne : « Pourquoi suis-je si méchante ? »

Edj : Vous lui reprochez d’être – peut-être – une exclue de la jouissance. C’est d’actualité avec le livre de Michel Houellebecq.
Ph.S. : Houellebecq, mais oui, on y vient, c’est la misère sexuelle comme grand discours dominant actuel.

Edj : N’est-ce pas y un « procès en intimité » que vous faites à Duras. Vous lui reprochez d’être exclue de la jouissance comme une faute et non pas un malheur.
Ph.S. : Je pense que le malheur est un défaut.

Edj : Ce que vous dites est effroyable.
Ph.S. : Oui, effroyable.

Edj : C’est abandonner au rôle de victimes toutes les victimes.
Ph.S. : Non, pas du tout. Nous parlons d’univers psychosexuel. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne suis pas en train de dire que les égorgés d’Algérie, les massacrés de Bosnie ou du Rwanda sont morts du défaut d’être malheureux. C’est la confusion entre les deux qui est effrayante, et c’est ce que Duras faisait. Parce que, moi, je ne dis pas Hiroshima mon amour ni « Auschwitz ma tendresse ». Vous comprenez ? C’est le plus grave. Le nœud est là, la vision du monde qui nous sépare. Sur le plan du psycho-sexuel, je suis de l’avis de Casanova, sur lequel je viens d’achever un livre, qui dit : « J’ai toujours pensé que les malheurs qui m’affectaient étaient de ma faute… » La spéculation sur le malheur pour se faire le représentant autoproclamé de la souffrance sociale me paraît malhonnête. C’est le rôle de celui qui, comme dit Debord, « n’hésite jamais à prolonger la plainte des opprimés ». C’est ce qu’ont fait toutes les religions depuis toujours. C’est religieux. Sur Duras, je vous tiens un discours antireligieux. Comme il y a un clergé bourdieusien… ce clergé qui dit au fond : « Il ne me déplait pas qu’il y ait beaucoup de victimes pour m’en faire le représentant. »

Edj : Chez Duras, vous liez cette errance intime, son sadomasochisme avec ses engagements politiques successifs, à partir disons d’une faute primitive qui serait l’attitude entre 1940 et 1943.
Ph.S. : Oui, je crois. Les origines du glauque, de la culpabilisation, de la simulation qui infestent la société française. On ne sortira pas du bavardage sur cette obsession si l’on ne comprend pas la façon dont un être humain peut être tenté de faire telle ou telle chose selon les circonstances. Tenté de se raconter des fables sur sa propre existence, des romans familiaux, un faux amant chinois… La littérature doit plutôt essayer de penser, c’est mon point de vue. Duras est exemplaire, sa légende, son art, c’est un art indubitablement de l’emprise, presque de l’intoxication, moi je suis au contraire pour un effet de distanciation, d’ironie, un effet critique.

Edj : Il y aurait cette idée que Duras crée un monde dur, autoritaire, contraire en fait à ses idéaux proclamés, l’idée d’une domination hypnotique de la société ?
Ph.S. : Bien sûr. Duras et les siens en arrivent à constituer un monde dur, coercitif, avec leur pleine collaboration, par une sorte de servitude volontaire. J’ai fréquenté ces gens, je vous assure, j’ai fait mon parcours, moi aussi, avant de m’échapper. Dans ce genre de communauté, il y a une haine de l’individu, une intolérance à l’égard de la liberté individuelle, un esprit de famille, de soupçon, d’inquisition, de « communisme », d’apologie du matriarcat. Tout cela, vous pouvez l’inscrire dans l’histoire du nihilisme qui suit son cours avec toutes ses composantes. Le nihilisme est intéressant, il révèle le mal. Donc on peut lire Duras, on peut s’occuper d’elle, c’est ce que je suis en train de faire. Dire qu’on a une autre éthique, une autre esthétique. Qu’on peut avoir sur la sexualité un point de vue tout à fait différent, ce qui n’est pas rien, parce que tout ce qui se trafique aujourd’hui comme cléricalisme nihiliste a toujours un lien très fort avec la sexualité. On dit que Mai 68 aurait été trop libertaire, etc. Pour rétablir l’ordre moral, vous pouvez tenir un discours apocalyptique… Tous les discours apocalyptiques ont une fonction qui est de préparer une nouvelle tyrannie.

Edj : Vous voulez dire qu’elle n’a jamais pu s’éloigner du pouvoir et de ses attributs.
Ph.S. : C’est ce que je dis. Cette théocratie ne me paraît pas dans la nature profonde de la littérature telle que je la conçois. Je trouve ses livres forts, hypnotiques. Mais je crois que cela vieillira mal. Les films sont déjà invisibles. Les livres seront atteints de la même façon, un jour ou l’autre. C’est une littérature qui me paraît artificielle, gonflée, dans la réitération. J’ai toujours senti chez elle, même au téléphone, une volonté de domination. Je n’aime pas cela. Je n’imagine pas Kafka ainsi.

Edj : Finalement, cette séparation entre vous n’est pas politique ou littéraire, mais plutôt intime. Vous avez une inspiration du côté du plaisir et elle en avait une du côté de la souffrance.
Ph.S. : Qu’est-ce vous voulez que je vous dise. (Rire.) Si vous me dites à brûle-pourpoint que j’ignore les délices du masochisme, je vous réponds oui, sans nul doute. Si vous dites qu’une bonne expérience concentrationnaire me manque pour comprendre le sens de la vie, je vous dis certainement mais je préfère l’éviter. (Rire.) Si vous me dites qu’il faut mourir pour comprendre, je vous dis qu’on n’est pas pressé… Pour finir, la seule question qui se pose, c’est celle-là. Le plaisir et la douleur. Elle écrit la douleur, j’écris le plaisir. Moi, je n’aime pas cogner sur les gens, ni physiquement ni mentalement. Je suis opposé à la violence.

Propos recueillis par Jean-François Kervéan
L’Événement du jeudi n° 722, du 3 septembre 1998.

12 avril 2009

Très grand beau temps

Classé sous Non classé — sollers @ 20:2


C’est beau une femme qui n’a pas peur.

Le monde appartient aux femmes.
C’est-à-dire à la mort.
Là-dessus tout le monde ment.

Le seul racisme sérieux, en définitive, se passe bien entre femmes et hommes… Tout le reste est bavardage illuminé… Et ce racisme-là se porte à merveille, il monte, il s’épanouit, il fleurit ; c’est le moteur de toujours, la source du mouvement lui-même…

Je la regarde se branler sur son lit, moi assis dans un fauteuil, cigarette, ça c’est le sommet de méditation.

Si une femme vous aime, elle est deux. Loi à méditer.

Pour une femme, un homme est tout entier un sexe érigé ou un trou, mais jamais un corps muni d’un sexe qui soit autre chose qu’un trou.

Elle veut surtout me prouver qu’une femme vaut mieux et plus que tout discours. Ou encore que tout discours, comme une rivière inutile, doit déboucher sur l’océan-femme.

L’embêtant, c’est qu’elles veulent du temps, du temps pour le temps, comme une crème. Du temps, de la parole, de l’espace garanti. Alors que tout se joue sur une pointe d’épingle, gifle d’émotion, piqûre, parfum…

Ce sont les mères qui se font des idées sur la vie, les hommes qui en ont, des idées, ne sont jamais que des appendices de leurs mères… Ah elles y croient, à la vie, à sa justification innée, avant de convenir plus tard, beaucoup plus tard, sur la fin brouillée du parcours, que, finalement, tout ça…

On baise surtout parce qu’on se déteste, et rien n’est plus rare que l’abstention de la haine entre êtres humains.

Les femmes sont amusantes : elles vous soutiennent souvent quand vous êtes au plus mal, et vous lâchent quand, au contraire, tout va mieux pour vous. Une femme, pour finir, est toujours plus à l’aise avec le « tout est faux, il ne se passe rien, peu importe, soyons pratique ».

Ô frères et sœurs de l’avenir, branlez-vous à la chasteté ! Montez vos prix ! Augmentez votre puissance sexuelle ! Faites sauter la banque ! Distinguez-vous ! Devenez enfin plus pervers !

Un homme entre deux femmes ? Enfer, s’il s’agit de lendemain. Sinon, secret profond et interruption du manège.

L’organisation sociale traditionnelle organise la circulation et l’échange des femmes entre hommes. Toute la Métaphysique est construite sur cette économie.

Les hommes s’aiment entre eux à travers les femmes, à condition de ne pas en être conscients. Les femmes peuvent, par exception, s’aimer entre elles à travers un homme, à condition que cette interruption ou ce court-circuit soit enveloppé de nuit.

Que tout le monde, femmes comprises, sache lire et dessiner librement : voilà la révolution.

Elles sont préoccupées, les femmes. Elles veulent savoir si l’une d’elles, par hasard, serait différente. Échapperait au triste sort inadmissible commun. Elles l’espèrent passionnément. Elles sont crédules. Elles se précipitent sur les nouveautés.

De mère en fille, l’art de faire donner le maximum aux hommes. De père en fils, l’insinuation plus ou moins courageuse que tout est comédie. Banal. « La vie, quelle connerie… »

Je n’aime que les femmes qui aiment réellement les femmes : comme vous savez sans doute, c’est très rare.

Une mère veut le corps ; une sœur, l’âme ; reste l’esprit si l’on veut, à travers les mots qui, modelés d’une certaine façon, déclenchent une jalousie métaphysique inextinguible.

Les mères ont leurs raisons que la raison ignore. Le diable y travaille, et Dieu bénit parfois le boulot à l’envers.

Quelle comédie est plus comique qu’un mariage.

La vengeance est la passion féminine par excellence.

On parle beaucoup de misogynie, mais pas assez de misandrie.

Au nom de la Mère, du rangement et de la Sainte Espèce. Amen.

Grands-mères, mères et filles enlacées depuis des siècles et des siècles dans un même nœud dissimulé, acide, négatif, un même hoquet invisible de honte et de rage contre ça : ce bout de viande, ce petit tuyau, ce morceau de bifteck absurde, pendant, et pourtant affamé, agressif, qu’on ose leur mettre sous les yeux, dans le con, le cul, et parfois même dans la bouche…

« La femme » n’existe pas : il y en a des bonnes et des mauvaises, les mauvaises n’étant pas forcément celles qu’on dit.

La puissance maternelle veille dans sa jalousie primordiale.

Chères et excellentes petites femmes ! Chut, il ne faut pas les réveiller.

« Lascia dir les genti », « Laisse dire les gens ». « Suis ton chemin et laisse dire les gens. » C’est un conseil qu’on peut donner, dix fois par jour, à dix personnes différentes.


Philippe Sollers
, Grand beau temps. Éditions Le Cherche Midi, 2008.
Édition établie par
Guillaume Petit

10 avril 2009

Misterioso Mozart

Classé sous Non classé — sollers @ 10:2

Il est 5 h 30 du matin, tout est calme, j’écoute au bord de l’eau la 33e symphonie dirigée par Neville-Marriner.

Contrairement à ce qu’auront pensé le XIXe siècle et une grande partie du XXe, Mozart est une sphère dont la circonférence est partout et le centre nulle part.
Tout de même, dites-vous, il est né, il est mort, il a beaucoup voyagé, joué, composé, des concerts de sa musique ont lieu en ce moment aux quatre coins de la planète, des piles de disques sont là sur ma droite, une grande étagère de livres sur lui n’attendent que d’être utilisés, j’ai sous les yeux sa Correspondance complète en sept volumes. Il apparaît partout dans le spectacle. Son rire saccadé est célèbre, ses fantaisies, ses caprices, ses dettes, son billard, sa solitude, son besoin éperdu d’amour, sa révolte, sa passion de l’indépendance, ses défis, sa virtuosité, sa mémoire d’éléphant, sa capacité infernale de travail. Demain ou après-demain, à la radio, à la même heure ou plus tard, ce seront une sonate, un quatuor, un quintette, un concerto pour piano, un air d’opéra ou de messe. Ça n’arrête pas. Ici Salzbourg, Vienne, Berlin, Rome, Londres, Paris, Madrid, Lisbonne, Aix-en-Provence, Varsovie, Prague. Vivre en musique, c’est respirer dans les nombres, Pascal ou Mozart, faites votre choix. De cette algèbre incessant et mouvante surgit une géométrie variable. Mozart est sans aucun doute le plus grand dramaturge ayant pris une forme humaine. Il y a bien Shakespeare, mais nous ne savons rien de Shakespeare, alors que nous avons mille témoignages au sujet de Mozart. Pas de portrait vraiment fiable, cependant, pas de masque mortuaire (sa femme l’a, comme par hasard, brisé), pas de tombeau, mais des pages et des pages d’une petite écriture d’alouette, partitions avec leurs cinq lignes traversées d’une pluie de notes, clés, croches, doubles-croches, violons, sopranos, ténors, plus vite, plus vite. L’encre est à peine sèche, qu’il faut déjà aller soulever l’orchestre et les voix. Il est étrange de se dire qu’après Mozart tout s’est brusquement ralenti dans le bruit, la fureur, la lourdeur ou le tintamarre. Il y a eu une accélération de l’histoire, soit, mais sur fond de stupeur, de torpeur. De nos jours, la vitesse est partout sauf dans les esprits. Du temps de Wolfgang, c’est le contraire. On voyage en diligence, les préjugés barrent l’horizon, c’est encore l’immense province, la noblesse, à quelques exceptions près, n’entend rien à ce qui va venir, mais le bouillonnement sensuel et neuronal est là, l’intelligence fuse à travers les doigts et les souffles. L’humanoïde actuel est un montage électronique à tête molle. La pointe du XVIIIe siècle, au contraire, est un oiseau spirituel à animalité de soie et d’acier.

L’action dramatique et la liberté avant tout. Le 2 janvier 1781, Mozart est à Munich en train de monter son opéra Idoménée. Il a vingt-cinq ans. Il écrit à son père : « J’ai la tête et les mains si pleines du troisième acte qu’il ne serait pas étonnant que je me transforme moi-même en troisième acte. » Le 26 septembre de la même année, à propos de L’Enlèvement au sérail : « Maintenant, je me trouve comme un lièvre dans du poivre. » Wolfgang, à Vienne, vient de déménager, son père, Léopold, s’inquiète, de Salzbourg, des potins qui circulent sur la vie déréglée de son fils. Il s’attire cette réponse : « Tenez-vous-en, désormais, à ce principe : ne vous adressez pas à d’autres personnes, car, par Dieu ! je ne rends compte à qui que ce soit, d’aucune manière, de mes faits et gestes, fût-ce à l’empereur. »


Philippe Sollers
,
Mystérieux Mozart. Éditions Plon, 2001. Folio n°3845, 2003.

7 avril 2009

Je donne des leçons particulières d’antimarchandise…

Classé sous Non classé — sollers @ 7:2

Playboy : J’aimerais qu’on parle de votre enfance pour prendre les choses par le début… Avez-vous quelques anecdotes, car dans vos Mémoires, les choses s’enchainent vite, comme une sorte de cut-ups, on ne s’attarde pas dans le moment ?
Philippe Sollers : C’est une volonté. Il s’agit de trouver un ton. D’habitude, les Mémoires, c’est nostalgique, romantique, c’est Les Mémoires d’outre tombe de Chateaubriand… Là, on est davantage, dans ce que Stendhal appelait Les Souvenirs d’égotisme. Au passage, ses Souvenirs n’ont jamais été un best-seller, et encore moins maintenant. Qui lit Stendhal aujourd’hui ? Enfin, il s’agissait de trouver ce ton-là, un peu stendhalien. Cela dit, mon enfance se passe dans ce pays qu’on appelle la France, un pays plein de singularités qui me paraissent intéressantes. Singularités personnelles et singularités historiques, les deux mêlées. Bon, ce n’est pas tous les jours qu’on voit deux frères mariés à deux sœurs, habitant dans deux maisons symétriques, dont chacune des pièces correspond à une autre de l’autre côté du mur…Fils d’un des deux couples, on a l’étrange impression d’avoir deux pères, deux mères, de vivre à travers un miroir, d’habiter deux maisons. Un problème de singularité de naissance…

Playboy : Et quels sont vos premiers souvenirs ?
Ph.S. : La situation historique, nous sommes en plein Front populaire. Mes parents ont une usine, ils sont industriels. Je m’appelle Joyaux et j’entends les grévistes derrière les volets crier : « Joyaux, poteau ! » Ce sont mes premières impressions acoustiques. Les autres, c’est le fait que les Allemands arrivent à Bordeaux, et occupent les rues. Puis, il y a la remontée de la guerre d’Espagne, tous les réfugiés qui viennent dont la fille pour laquelle je vais avoir mes premiers sentiments, à l’âge de 14, 15 ans. Une singularité supplémentaire, c’est que je commence très tôt… Et puis, quand même, les parachutistes anglais, cachés dans les caves, qu’il faut faire passer par l’Espagne, etc.
Playboy : Vous percevez toutes ces choses-là, enfant ?
Ph.S. : Très bien : j’ai une bonne oreille. J’essaie de comprendre et je suis soumis à ces chocs linguistiques. Dans le grenier, on écoute Radio Londres. Il faut entendre ces messages étonnants…

Playboy : On les connaît, mais sans les avoir vécus…
Ph.S. : Je les ai mis souvent dans mes romans : « Ici Londres. Les Français parlent aux français… Une hirondelle ne fait pas le printemps… Je répète… » Qu’est-ce que ça veut dire ? « Les carottes sont cuites… Les renards n’ont pas forcément la rage… Je répète… » Tout ça sur fond de brouillage sonore… « Les Français parlent aux français…Les Français ne sont pas en France mais à Londres. » Il y a aussi une autre particularité : ma famille est anglophile. Je cherche encore aujourd’hui des Français ayant eu des parents pro Anglais. Je cherche toujours…Pourquoi ? Parce que l’anglophobie a été instituée dans ce pays, vous avez Jeanne d’Arc, Napoléon. L’Angleterre, c’est « l’ennemi fondamental »… Du coup, j’évite de vivre dans un milieu collaborationniste, c’est-à-dire Vichy. On est Anglais. J’ai alors 5-6 ans. Et mes parents me disent : « Si à l’école, on te demande de chanter Maréchal, nous voilà !, tu sors du rang, tu ne le chantes pas ! » Après, c’est le long parcours du combattant.

Playboy : Premiers souvenirs de lecture !
Ph.S. : J’ai lu des tas de choses, j’étais malade tout le temps. On m’apportait beaucoup de livres, dans un désordre total et puis, un jour, la lumière est apparue, ça a été la poésie, l’ « illumination » de Baudelaire, ensuite Rimbaud… La poésie, c’est-à-dire la musique dans les mots… « Tes longues jambes, sont les volants… » Ça a été le choc.

Playboy : Et votre premier ébat sexuel ?
Ph.S. : Eh bien… j’ai 15 ans, elle 30. Et d’ailleurs, je pense que là encore c’est une singularité. C’est-à-dire que, je le dis en passant, les jeunes filles du milieu bourgeois – et en général, d’ailleurs – étaient pénibles. Elles ne savaient rien faire. Hors ma partenaire, anarchiste espagnole qui avait pris comme couverture ce qu’on appelle aujourd’hui d’un terme pudique « employé de maison », était très très émancipée, voyez-vous. Par conséquent, techniquement extrêmement au point, ça m’a fait gagner un temps considérable…Par ailleurs, à l’école, j’avais un professeur d’espagnol qui s’étonnait toujours que je sache si bien parler espagnol, alors que je séchais les cours… C’est l’éducation parallèle, clandestine, parascolaire… La vraie éducation se passe d’ailleurs au bordel, comme l’a magnifiquement expliqué Picasso dans ses Demoiselles d’Avignon – qui étaient en fait le nom d’une petite rue de Barcelone où il a fait ses « études »…

Playboy : les bordels, aujourd’hui, ne sont plus les mêmes…
Ph.S. : Il n’y en a plus… les prostituées de Barcelone, où j’ai passé des moments d’enchantement étaient des filles absolument délicieuses. Et drôles, j’ai peur que tout ça ait été hygiénisé à l’américaine ou à l’allemande… Aujourd’hui, il y a certaines obsessions auxquelles je n’ai jamais été sensible. Par exemple, très jeune, j’ai été plutôt « adultophile », si l’on veut dire. Dans le sens féminin. On ne parle pratiquement jamais de ce qui peut arriver entre de très jeunes garçons et des femmes mûres. C’est à mon avis un sujet très tabou. Un des derniers tabous de notre société, beaucoup plus que l’homosexualité, qui est maintenant devenue une forme d’intégration comme une autre. Au bout du tabou, il y a toujours cette idée…

Playboy : Le terme « adultophile », c’est de vous ? Vous l’avez déjà employé ?
Ph.S. : Je crois que c’est de moi. Je ne sais pas si je l’ai déjà utilisé, mais en tout cas, pas de problème, je le donne à Playboy !

Playboy : Ensuite, vous quittez Bordeaux, pour monter à Paris. Pourquoi ?
Ph.S. : Paris, c’est parce que mes parents, tenaces, voulaient que je fasse le même métier qu’eux et donc m’avaient d’abord envoyé à Versailles, chez les Jésuites de Sainte-Geneviève, où j’ai passé un an et demi. Ma tactique, ma stratégie, a été de me faire renvoyer le plus vite possible… Puis, ça a été la vie de chambre en chambre, c’est-à-dire extrêmement libre et autodestructrice. J’ai beaucoup bu du très mauvais vin, pour essayer de m’abrutir le plus possible. L’abrutissement était nécessaire.

Playboy : Et les premières approches du milieu littéraires ?
Ph.S. : Très tard. J’ai mis longtemps à en accepter l’existence, comme la société en général.

Playboy : Vous avez tout de même été édité à 22 ans, ce qui est jeune.
Ph.S. : Oui, mais j’écrivais déjà depuis longtemps. Et puis, avant cela, il y avait l’armée. J’ai dû faire plusieurs hôpitaux, pendant trois mois, pour être réformé, de schizoïde aiguë. J’ai fait un mois de grève de la faim, et si je n’avais pas eu la chance d’une intervention directe de Malraux, cela aurait mal tourné. Je l’ai remercié en sortant et il m’a envoyé une petite carte, dans son style à la fois élégant et lyrique, et cela donne : « C’est moi, monsieur, qui vous remercie pour avoir pu une fois rendre l’univers un peu moins bête. » C’est quand même stylé. C’est mieux que ce qu’on a aujourd’hui au gouvernement… N’en parlons même pas… Playboy se situe bien au-dessus de tout cela… N’empêche que Malraux dans Playboy, ça aurait été génial !

Play boy : Bien sûr. Mais il y a eu sa veuve, qui relate son homme dans playboy, à la fin des années 1970, il me semble… Mais reprenoPs le fil…
Ph. S. : Oui. Donc, premier livre publié, première nouvelle, plutôt. Et Mauriac se déchaine, en parle sur son Bloc Note. D’ailleurs, je les conseille. Ils ont été édités, de purs chefs-d’œuvre. D’une lucidité totale.

Playboy : En parlant de Bloc, cela me fait penser aux Blogs et à MySpace. J’ai vu que vous aviez votre page MySpace.
Ph. S. : Malheureusement, ce n’est pas moi ! Je ne sais pas qui c’est, d’ailleurs. Il faut venir directement à la source !

Playboy : Et ce besoin d se réinventer, tout du moins de s’inventer… Choisir son nom, puisque vous avez opté pour Sollers, choisir sa vie, choisir son personnage, choisir son destin… Vous avez réussi à vous confectionner un masque, tellement parfait qu’il agace beaucoup…
Ph. S. : Choisir le nom. Je m’appelle Joyaux avec un « x ». J’étais mineur, puisque la majorité était à 21 ans, lorsque j’ai publié mon premier texte. Il y avait aussi le fait que j’avais créé un personnage imaginaire, qui s’appelle Sollers, et qui était mon héros. Je me donne un nom. Je vous rappelle que la littérature française regorge de pseudonymes, Molière etc. Souvent, ils choisissent un pseudonyme qu’ils trouvent plus beau que leur nom. Moi, c’est le contraire.

Playboy : Vous trouvez que Joyaux est plus beau que Sollers ?
Ph.S. : Je ne sais pas. Mais mon nom n’était pas disgracieux. Ensuite, cela consiste à vivre sa vie, c’est-à-dire arriver à rester libre. Quoi qu’il arrive. Ecrire ce qu’on veut, ne pas se faire instrumentaliser par la société dite du « spectacle », comme l’a formulé un très bon professionnel de cet effet… Le concept est juste.

Playboy : Mais pensez-vous que Guy Debord soit resté libre ?
Ph.S. : Absolument. Mais c’est un très grand général qui a commis l’erreur de rester dans un parti que j’appellerais plébéien, par honnêteté morale, par fraternité, disons. Et donc, le problème c’est que cela l’a amené à se faire coincer… Bon, le suicide ? Pourquoi pas, mais ce n’est pas forcément une très bonne solution. En tout cas, il a fini les armes à la main. C’est le moins qu’on puisse dire.

Playboy : Il est devenu un mythe. Comme James Dean ou le Che.
Ph.S. : Voilà. Il serait très surpris qu’il n’y ait rien à faire contre les récupérations de cette société du spectacle. Pour ne pas subir de récupérations gênantes, il n’y a qu’un seul moyen, c’est la contradiction. Rester contradictoire. Etre ici et là-bas, dedans et dehors, comme ci, comme ça, à l’intérieur du spectacle, à l’extérieur. Et à ce moment, on reste totalement libre : écrire ce qu’on veut et pouvoir le publier et très tôt comprendre qu’il faut créer des réseaux à l’intérieur même de l’édition pour pouvoir publier ce qu’on veut. D’où Tel Quel, L’infini. Personne ne regarde ce que j’écris au moment où je l’écris. Ensuite, ça part en librairie.

Playboy : D’ailleurs, pas mal de gens soulignent le fait que vous vous plaigniez de ne pas être assez lu…
Ph.S. : Quand je dis ça, je ne parle pas de moi seulement. Je parle de la littérature en général et je constate que neurologiquement, la lecture est à son plus bas niveau, voilà. Mais ça a pratiquement toujours été comme ça. On peut vérifier que la mémoire n’enregistre pas forcément l’arrivée des signes écrits. Je ne me plains pas, je décris un état de fait social. Les gens veulent ouvrir un livre et voir un film aujourd’hui. Pour revenir à ce que l’on disait, je pense que j’ai su rester libre. Ce n’est pas si évident que cela.

Playboy : Vos détracteurs vous reprochent, vis-à-vis de ce constat, un parcours chaotique, au niveau politique notamment. Beaucoup de ces critiques proviennent de gens qui cherchent aussi à garder une ligne, même lorsque celle-ci devient obsolète…
Ph.S. : Voilà. Moi, je ne demande de permissions à personne. On n’en veut souvent qu’à ma liberté. Narcissique ? J’aimerais bien qu’on me trouve quelqu’un qui aura fait autant pour le langage des autres. Personne ne me l’accorde jamais…

Playboy : Oui, justement. Quelque part, on peut trouver que vous avez renoncé au statut de l’écrivain de fiction, le romancier, pour le statut de pédagogue, ou, pourrait-on dire, de professeur, de La Guerre du goût, aux nombreux ouvrages sur Mozart, Picasso, De Kooning, Fragonard, Casanova…
Ph.S. : Plus les auteurs que je publie, et que l’on va retrouver dans le prochain numéro de L’infini, avec Schuhl et les autres… Mais je ne regrette pas ce choix. Yannick Haenel, aussi, que je viens d’éditer. Je me demande si un Français autre que lui aurait pu écrire ce roman, Cercle. Ce voyage à travers l’Europe, à Berlin, à Varsovie. C’est extrêmement puissant.

Playboy : C’est vrai que la critique littéraire parisienne, a préféré faire l’éloge de l’Américain William T. Vollmann, et son pavé, Central Europe.
Ph.S. : C’est américain, c’est mieux. Les Français n’aiment pas les Français, tant pis. Nous sommes à Londres, nous leur parlons ! Pour revenir à ce qu’on disait au sujet de mon statut, je suis contre la séparation dans tous les domaines. Nous vivons dans un monde de séparation. Il faut être critique, journaliste mais pas écrivain, il ne faut pas être ceci, ni cela. Les maudits sont les maudits, les académiciens sont les académiciens. C’est contraire à mon petit système de signalisation, et de celui du XVIIe siècle auquel je me réfère. Si les Français pouvaient admettre qu’ils ont été une grande civilisation, notamment à cette période… Moi, ça me fait plaisir de reprendre la flambée encyclopédique. Diderot me téléphone tous les huit jours…

Playboy : Justement, auriez-vous voulu vivre à une autre époque ?
Ph.S. : Non, au contraire. Plus la dévastation s’accroît, plus les éclaircies prolifèrent. Je veux l’électricité, le téléphone portable, les avions… Je veux tout ! Je veux Playboy !

Playboy : Vous dites souvent que les deux choses qui comptent pour vous, ce sont les écrivains et les prostituées. Où sont-elles aujourd’hui ?
Ph.S. : Je ne m’en occupe plus ! Ça a été le cas, mais plus maintenant. Ayant commencé très tôt, au bout de presque cinquante ans d’exercice très fréquent, tout naturellement, je trouve la vieillardise obsédée pénible. Comme ce pauvre Robbie le Grillet et son truc super tocard (Alain Robbe-Grillet, ndlr)… Je trouve ça vraiment… Bref, c’est sous plastique. Sous préservatif, quoi !

Playboy : Vous n’avez donc plus de rapports sexuels ?
Ph.S. : Si, si. Je n’exerce plus, je donne des leçons particulières d’antimarchandise… Des leçons sexuelles, la barbe. C’est l’obsession de notre époque. Avant c’était le soufre et le diable, maintenant c’est presque prescrit… L’arrivée du préservatif a été quelque chose à mon avis de tout à fait gonflant. Il y a eu une grande époque, entre 1960 et 1968 et un peu au-delà, dont j’ai grandement profité, où la joie des muqueuses a été totale… Est-ce que j’aimerais avoir 20, 25 ans aujourd’hui ? Franchement, je n’en suis pas sûr.

Playboy : Avez-vous une image, un souvenir lié au sexe, une situation, qui vous revient souvent en mémoire ?
Ph.S. : À propos de prostituée, je décris cette fille charmante qui faisait le trottoir. Je n’avais pas encore 18 ans et elle m’avait demandé avec insistance de travailler pour moi. Elle m’avait offert une très belle cravate d’ailleurs. Sinon, les aventures ont été nombreuses, souvent avec des Espagnoles d’ailleurs…

Playboy : Et les partouzes ?
Ph.S. : J’ai essayé, oui. J’y ai appris des choses…

Playboy : Et la femme en un mot ? Vous avez dit « la femme, c’est la mort »…
Ph.S. : Il ne faut jamais dire « la » mais « les » femmes ! J’ai dit cela, mais la femme est la mort, c’est un thème classique, biblique… Nous avons été jetés, dans une génération, et nous sommes dans une dégénération par rapport à un état supérieur. Le sexe, c’est la connaissance ; le sexe sans connaissance, c’est nul.

Playboy : Et un play-boy, aujourd’hui c’est quoi ?
Ph.S. : Pour moi, c’est être dans la féminisation de la virilité. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, c’est un état de fait. Je ne juge pas, je décris.

Playboy : Et si l’on parlait de votre revue, L’infini ?
Ph.S. : Eh bien L’infini(n°100) fête ses 25 ans ! Depuis ces années, elle existe et l’on y a publié des dizaines et des dizaines d’auteurs. On faisait Tel Quel, et en partant chez un autre éditeur, il a fallu trouver un autre titre et ce mot s’est imposé à moi. Sur la couverture du premier numéro, il y avait d’ailleurs Norman Mailer (hommage à cet écrivain, grand habitué des pages de Playboy américain depuis les débuts, ndlr). Et la couverture classique n’a jamais changé. C’est comme la couverture blanche de Gallimard, elle existe depuis presque un siècle…

Playboy : Et votre attitude médiatique. L’importance du rapport du texte à l’image est toujours importante chez vous. Vous avez beaucoup écrit sur la peinture notamment, quasiment pas sur la photo. Vous avez aussi cultivé une image forte. Vous avez d’ailleurs écrit dans L’infini : « Entendre, c’est voir. »
Ph.S. : Mais la peinture n’est pas une image… « L’œil écoute », a dit Claudel. Et « entendre, c’est voir », c’est capital. Beaucoup pensent que la peinture est une image. Ils se trompent. Une émission ou une reproduction d’une peinture, ce n’est pas de la peinture. J’étais récemment à Venise, je suis allé voir sept fois une exposition Titien absolument sublime. Les Japonais et autres touristes passaient devant, photographiaient les tableaux, pour les réduire, et se rassemblaient à l’entrée pour voir l’émission télé sur l’expo…On fait défiler les foules devant les tableaux. Alors que les tableaux, il faut savoir leur parler. La littérature française est de ce point de vue très en avance sur la littérature universelle. Des chefs-d’œuvre. L’image, c’est le contraire, passager.

Playboy : L’image à notre époque, c’est aussi la pornographie. Quel rapport entretenez-vous à celle-ci ? Y-a-t-il aujourd’hui une pornographie du monde ?
Ph.S. : Bien sûr, c’est la reprise en main industrielle du sexe, mise à plat. C’est le contraire de l’érotisme. Vous prenez Sade, et le plus fort, c’est la gravure. Seules les gravures d’époque approchent le système nerveux du texte de Sade. Regardez les gravures que l’on trouve dans l’édition de la Pléiade. Vous mettez une gravure dans Playboy, ça va déranger toute l’iconographie photographique des femmes nues.

Playboy : Il faudrait essayer. Pour revenir à vos Mémoires, vous y parlez aussi de votre fils. D’un autre côté, vous dites, et cette phrase est reprise dans le dernier numéro de L’infini : « Il n’y a de bon père que mort. »
Ph.S. : Oui. Il n’y a pas de « bon père » et moi j’essaie d’être le moins mauvais père possible ! Mon fils est dans l’électronique, il est beaucoup plus sérieux que moi…

Playboy : Et votre position sur les drogues, sur la musique électronique justement. Vous avez l’air assez critique…
Ph.S. : Sur les drogues, c’est tout le système mafieux qui me dérange. J’ai pris beaucoup de choses, dont du haschich, qui a été au cœur de pas mal de mes écrits. Ensuite, sur la musique électronique, je n’écoute pas. Mais j’écoute beaucoup de jazz, et bien sûr du classique.

Playboy : Et la solitude ?
Ph.S. : Pour moi, la solitude, c’est l’extase immédiate. Ce n’est pas vendeur ; tout ce qui est vendeur est suspect… C’est pour cette raison que je fais beaucoup de « marionnettes », parce qu’il ne faut pas se laisser marginaliser. Eh oui, c’est très important et cela fait partie de la « guerre secrète » dont je parle. On est dans une société où l’on ne parle que d’argent…

Playboy : Et vos contemporains ? Si vous pouviez nous dire quelques mots sur les auteurs suivants : Guy Debord, Jean-Jacques Schuhl, Frédéric Beigbeder, Yannick Haenel…
Ph.S. : Debord : génie… d’un mauvais parti… Jean-Jacques Schuhl : un génie du silence adapté à chaque instant…Frédéric Beigbeder : très grand talent de dérision et d’autodérision calculée, mais il se bat, lui aussi, on lui met des étiquettes qu’il continue à arracher sans jamais s’arrêter. Et Yannick Haenel, Cercle est un chef-d’œuvre.

Playboy : Comment voudriez-vous que l’on se souvienne de vous ?
Ph.S. : En me lisant.

Playboy : Et le paradis, c’est où exactement ?
Ph.S. : « C’est où je suis », ce n’est pas moi, c’est de Voltaire malheureusement… Et de moi : « Le paradis, c’est l’amour, quand il existe. »


Interview de Yan Céh

Playboy n°85, décembre 2007.

5 avril 2009

Sollers s’intéresse au Dieu des vivants

Classé sous Non classé — sollers @ 11:2

Tribune Juive : Et si on commençait par votre livre préféré, la Bible ?
Philippe Sollers : La Bible m’accompagne. Dans tous mes livres, je cite les prophètes. Prenez Paradis, elle y est présente constamment. J’en ai reçu une édition commentée par un anonyme, une véritable interprétation talmudique avec des commentaires annotés au bas des pages. Shmuel Trigano m’a d’ailleurs invité à donner une conférence prochainement. Fleurs est mon dernier ouvrage. Je cite d’emblée le Cantique des cantiques. Les deux fleurs bibliques sont le lys et la rose. J’ai travaillé avec un ancien normalien de 28 ans, Arthur Cohen. De même que le peuple juif n’existerait pas sans la Bible, mon oeuvre ne s’inscrirait pas dans le même paysage sans elle. Les Juifs ont traversé les différents ravages du temps grâce à la lecture et à l’interprétation, cela me fascine toujours. Et c’est très beau : on n’est personne si on ne sait pas lire. J’ai appelé mon fils David, en hommage aux Psaumes.

TJ : Dans un autre de vos livres, Carnet de nuit, vous faites souvent référence au rituel juif ?
Ph. S. : Oui, je vous l’ai dit, cela me poursuit. Quand je vais à Venise, je me rends dans les très belles synagogues. Je suis un catholique bizarre, difficile à cataloguer. Et puis à Bordeaux, dans ma maison natale, j’étais entouré par les Bibles.

TJ : Vous croyez en Dieu ?
Ph. S. : Je m’intéresse au Dieu des vivants, pas à celui des morts, c’est biblique pur sucre, pur casher. Les chrétiens ne croient plus en un Dieu personnel, ils l’imaginent comme une force cosmique, vague. C’est le sujet de mon roman, Une vie divine.

TJ : Alors, quelle est votre relation avec Israël ?
Ph. S. : Qumran, le silence de Jéricho, Haïfa, j’étais heureux au bord de la mer… J’y ai rencontré l’étonnant écrivain A. B. Yehoshua. Et puis j’ai vécu à Jérusalem, à Michkanot ha Chananim, un merveilleux hôtel réservé aux artistes. J’avais un grand appartement blanchi à la chaux. J’ai tourné des vidéos devant le mur des Lamentations où je récite, kippa sur la tête, l’oeuvre de l’un de mes auteurs favoris, James Joyce : Finnegans Wake. Ces images témoignent de ma folie pour ce pays. L’histoire d’Ehoud Olmert me touche beaucoup quand il fait part de son enracinement en Chine, où ses parents s’étaient réfugiés.

TJ : Et que pensez-vous du conflit au Proche-Orient ?
Ph. S. : Je n’ai pas un avis très original et, comme beaucoup, la situation actuelle me préoccupe. L’intervention au Liban s’est transformée en Nasrallah. Je suis inquiet des déclarations du président iranien concernant Israël, il faut les prendre au sérieux. Par ailleurs, la politique américaine est désastreuse. Et pendant ce temps, on assiste à un renforcement de la Russie, notamment à travers le chantage au gaz, puisqu’elle est le grand fournisseur de l’Europe. Enfin, la planète ne va pas bien et le poids focal de cet embarras meurtrier, tout le monde le sait, c’est le Proche-Orient. La solution, c’est qu’il y ait deux États. Mais ça ne marchera jamais…

TJ : Pourtant, il me semble qu’à l’époque vous étiez plutôt favorable à l’intervention des États-Unis en Irak ?
Ph. S. : Non, jamais, relisez-moi, j’ai tout de suite eu une distance ironique. La méthode Bush conduit droit à un désastre plombé. L’expérience est concluante : c’est trop lourd, trop cher, trop désordonné dans la production de cadavres, et je doute que la pendaison de Saddam Hussein arrange les choses. Je la trouve écœurante, répugnante, d’autant plus que Pinochet, un autre grand criminel, méritait dix fois la peine de mort et s’est éteint tranquillement dans son lit. Les images de ce type qui va mourir, insulté par les autres (« va en enfer »), la corde… Je suis surpris de la réaction d’Élie Barnavi, un esprit si raffiné, que je salue avec sympathie. Il a déclaré qu’il était pour l’exécution de Saddam Hussein, qu’elle consolerait ses victimes. Aucun pays européen n’accepte la peine de mort, c’est une question de principe. Là-dessus, il faut que tout le monde soit en accord avec l’Europe.

TJ : Non à Bush, mais oui à l’Amérique. New York fait partie, avec Venise, de « vos » villes ?
Ph. S. : J’ai adoré New York dans les années 1970, je vivais tout près des Twin Towers. Son architecture me fascine, j’en parle avec mon copain Christian de Portzamparc dans le livre Voir et Écrire (Calmann-Lévy) que nous avons écrit ensemble. Mais la ville subit le retour du conservatisme, de l’esprit puritain, et elle ne m’émeut plus. Car c’est toujours de cela qu’il faut se méfier aux États-Unis. De même qu’il y a eu la prohibition, l’interdiction de fumer devient obsessionnelle. Le seul pays européen qui a renoncé à la loi sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics, c’est l’Allemagne. C’est pour cela que l’année prochaine, je vais m’installer à Berlin… Je plaisante, mais les États-Unis sont entraînés dans une folie très présente.

TJ : Le « Voyage au bout de la nuit » de Céline vient d’être traduit en hébreu. Fallait-il le faire ?
Ph. S. : Oui, car toute censure valorise ce qui est censuré. Cette traduction devrait exister depuis bien longtemps. Le cas de Céline est très simple. C’est à son retour d’URSS en 1936 qu’il devient antisémite, à cause d’Elsa Triolet qui avait traduit en russe le Voyage. Or, il avait avec elle des relations épouvantables. Et puis il était très amoureux d’une danseuse, Elisabeth Craig, qu’il est allé rejoindre aux États-Unis. Mais trop tard, elle avait épousé un Juif riche de New York. Mettez tout ça bout à bout, et le tour est joué. Reste la question des pamphlets antisémites qu’il faudra un jour publier dans une édition critique. Encore une fois, ce qu’on censure, on le met en valeur. Aujourd’hui, on les trouve dans le circuit parallèle à des prix exorbitants. Tout cela est ridicule. Le vrai problème de notre temps, c’est que les gens lisent de moins en moins. Mais pour en revenir à notre sujet, Céline n’empêche pas Isaïe, mais il faut monter un peu dans les étages, sinon on n’en sort pas et on perd son temps.

TJ : Enfin, Céline était un infâme personnage qui a fini à Sigmaringen avec les collabos de Vichy, quand même !
Ph. S. : Céline détestait Vichy et tous les collabos, il a été contrait de les rejoindre car il recevait des cercueils tous les jours. En tous cas, moi, Vichy, jamais ! Je suis très clair là-dessus, contrairement à certains écrivains qui sont encore dans la nostalgie de cette période. C’est pourquoi j’ai dit non à Mitterrand tout de suite. Aujourd’hui, je cherche encore à la bougie les anglophiles de 1940. Ceux qui ont répondu à l’appel de Londres étaient huit : quatre aristocrates et quatre Juifs.

TJ : Quelques commentaires sur la campagne présidentielle ?
Ph. S. : Je vais être clair : les Français peuvent se déclarer heureux, ils n’ont rien à craindre du sarkozium, du ségolènium, du chiraquium, mais ils devraient quand même se méfier du lepénium. Je sais, vous n’en pouvez plus d’avoir à attendre encore trois mois les résultats des présidentielles. Alors, voyez, écoutez, lisez, inhalez, vous aurez juste une légère migraine. Voilà, c’est un petit résumé de la situation décrite dans ma rubrique du Journal du dimanche au début de l’année. Connaissez-vous Michel David-Weil ? Il adore le XVIIIe siècle, c’est assez rare. Il a même repéré dans ma revue, l’Infini, un texte merveilleux sur les impressionnistes, j’étais ravi. Il m’a dit un jour : « Le nom que je porte m’évite les réflexions antisémites. » Il est très fort.

TJ : Vous êtes aussi très ami avec Claude Lanzmann.
Ph. S. : Oui, nous avons des rapports exquis : ( l’imitant à la perfection) : « Allô, tu reconnais ma voix… » Shoah est une œuvre monumentale car c’est la mémoire vivante, présente, et non, comme il le dit lui-même, le « mobilier national ».

TJ : Voulez-vous ajouter quelque chose ?
Ph. S. : Non, si ce n’est que je suis très honoré de paraître dans un journal aussi sérieux. Et en plus, c’est vrai !

Propos recueillis par Hélène Schoumann
TRIBUNE JUIVE n° 24, Février 2007. (5767)

3 avril 2009

Barthes écrivain

Classé sous Non classé — sollers @ 17:2


Lorsque notre petite délégation arrive à Pékin, le 11 avril 1974, la campagne maoïste de masse contre Lin Piao et Confucius bat son plein, et, pour la propagande, les Chinois sont des virtuoses. Pauvre Barthes ! Il a 59 ans, je lui ai un peu forcé la main pour ce voyage, il est dans une phase épicurienne et gidienne, il a aimé sa liberté au Japon, et il tombe en plein tohu-bohu, aux antipodes de toute nuance. Le rusé Lacan, lui, vexé d’être traité par les Chinois de Paris de «vétéran de “Tel Quel”» (c’était pourtant un hommage, cela voulait dire que Lacan avait fait une Longue Marche, et c’était vrai aussi pour Barthes, constamment critiqué dans son propre pays), s’était récusé à la dernière minute, sous prétexte que sa maîtresse du moment n’avait pas obtenu de visa. Figurez-vous qu’obtenir un visa pour la Chine était toute une affaire. Mais enfin, je m’étais débrouillé pour ça.

Le vétéran Barthes l’avait mauvaise, mais, ses « Carnets » le prouvent, il a été héroïque de bout en bout, s’ennuyant à mort, prenant des notes studieuses et interminables sur les visites fastidieuses d’usines qu’on lui faisait subir, assommé par le « cimentage en blocs de stéréotypes », ce qu’il appelle des « briques » de discours répétées jusqu’à la nausée. Il a des migraines, il dort mal, il en a marre, il est éreinté, il refuse parfois de descendre de voiture pour voir de splendides sculptures. Il va d’ailleurs me trouver de plus en plus fatigant parce que, moi (37 ans), je ne demande pas mieux que de jouer aux échecs chinois, de faire du ping-pong avec des lycéens, de conduire n’importe comment un tracteur local, ou d’avoir des discussions véhémentes avec des professeurs de philosophie recyclés. Ce voyage m’a beaucoup été reproché, et c’est normal. En réalité, tout en essayant sans cesse d’imaginer comment serait la Chine dans quarante ans, j’avais une obsession simple: soutenir les Chinois, coûte que coûte, dans leur rupture avec les Russes de l’ex-URSS. La Chine devait-elle rester une colonie soviétique ? Hé non. Régime totalitaire et encore stalinien ? Bien sûr, mais cet énorme pays pouvait-il en sortir ? C’était l’enjeu, c’est toujours l’enjeu. A l’époque avait lieu le grand renversement des alliances, Nixon à Pékin, Lin Piao s’écrasant en avion quelque part vers la Mongolie, et toujours le vieux Mao sanglant flottant au-dessus du chaos comme une feuille, le vieux Mao de Malraux, après tout, dix ans auparavant. Barthes trouvait que j’exagérais, et il n’avait pas tort, sans avoir pour autant raison.

Que lisait-il dans le train sans regarder le paysage souvent admirable ? « Bouvard et Pécuchet ». Moi, c’était les classiques taoïstes. A aucun moment, sauf pour les calligraphies, il ne semble préoccupé par une langue et une culture millénaires en péril. La propagande l’assomme, il trouve le peuple « adorable », mais l’absence de tout contact personnel le jette en plein désarroi. Des contacts ? Impossible, face à des foules qui vous regardent comme des animaux exotiques, des « longs nez » tombés d’une autre planète (au moins 800 personnes nous suivaient le soir, sur les quais de Shanghai). Ces « Carnets » le montrent: la Chine est pour Barthes « un désert sexuel ». Et l’angoisse monte : « Mais où mettent-ils donc leur sexualité ?» Pas la moindre chance de trouver un partenaire : « Qui est ce garçon à côté de moi ? Que fait-il dans la journée ? Comment est sa chambre ? Que pense-t-il ? Quelle est sa vie sexuelle ?» Devant les magnifiques grottes bouddhistes de Longmen, il boude et note d’une façon extravagante : «Et avec tout ça je n’aurai pas vu le kiki d’un seul Chinois. Or que connaître d’un peuple si on ne connaît pas son sexe ?» Je doute que, se relisant plus tard, Barthes aurait laissé subsister cette phrase, consternante de vulgarité. Passer trois semaines sans voir le moindre « kiki » (mot bizarrement infantile) était donc un supplice ?

C’est vrai qu’à l’opéra (ennuyeux, sauf les acrobaties féminines) on pouvait craindre l’incident diplomatique, en voyant Barthes regarder intensément un de ses jeunes voisins chinois impassible. Le passage à l’acte aurait peut-être été révolutionnaire, mais peu souhaitable, à moins de désirer confusément une reconduite rapide à l’aéroport. Autre perle, ce cri d’effroi: « Décidément, il y a trop de filles dans ce pays. Elles sont partout.» La Chinoise, pour Barthes, n’est pas au programme, or c’est précisément cet afflux du féminin, « moitié du ciel », qui était l’événement le plus impressionnant. Barthes était-il agacé de voir Julia Kristeva mener son enquête sur l’émancipation féminine en Chine ? C’est probable, et le livre qu’elle a écrit, « Des Chinoises», n’a pas manqué à son retour de provoquer des polémiques, avant d’être publié en Chine ces jours-ci. Mais Barthes ne perçoit, dans cette montée en puissance, que « matriarcat », « infantilisation », « civilisation d’enfants infantilisés ». On comprend son brusque soulagement, en repassant par Pékin : « Le shopping me fait revivre.»En réalité, l’auteur de « Mythologies » qui a été très longtemps considéré par l’Université comme un penseur terroriste était avant tout fragile, comme le dévoile son émouvant « Journal de deuil », consacré à la mort de sa mère. Cependant, le vrai, le grand Barthes n’est pas dans ces brouillons et ces fiches, mais dans ses merveilleux livres composés avec soin, « l’Empire des signes » ou « la Chambre claire ». Dire qu’on ne s’est pas brouillés après cette virée improbable en Chine ! Lisez donc « Sollers écrivain ».

Roland Barthes, Carnets du voyage en Chine. Présenté par Anne Herschberg Pierrot, Éd. Bourgois-Imec, 248 p., 23 €.
Roland Barthes, Journal de deuil. Texte établi par Nathalie Léger. Ed. Seuil-Imec, 276 p., 19,50 €.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2308 du 29 janvier 2009.

2 avril 2009

« Mon coeur mis à nu »

Classé sous Non classé — sollers @ 14:2

PAPE 

C’est décidé, il le faut, je prends en main, en secret, la communication du pape. Assez de criailleries, de pleurnicheries, un peu d’autorité que diable ! D’abord, un coup de balai : les renseignements sont nuls, le service de presse somnole, on a eu tort de freiner les jésuites, à moins qu’eux-mêmes ne soient endormis à l’ombre de l’Opus Dei. Et voici mes premières mesures. 

D’abord, nouvelle excommunication du sinistre négationniste Williamson, avec excommunication automatique des évêques qui ne ratifieraient pas cette sanction. Ensuite, messe solennelle à Rome, en l’honneur de la fillette brésilienne violée et enceinte de jumeaux par son beau-père, accompagnée par sa mère avorteuse réhabilitée. De là, je passe à une distribution massive et gratuite de préservatifs préalablement exorcisés. Je continue avec la nomination d’une douzaine d’évêques gays (mais pas pédophiles), avec autorisation de prêcher l’amour sous toutes ses formes dans les cathédrales du monde entier. Un clin d’œil aux orthodoxes, un autre aux bouddhistes, un éloge furtif de Mahomet, un voyage triomphal en Israël, avec repentance renouvelée, et un bémol sur Jésus-Christ, lequel a peut-être trop forcé son opposition au rabbinat de l’époque. Pour finir, je ramasse l’adhésion des protestants en annonçant un concile Vatican III, avec élection démocratique d’un nouveau pape moderne, après des primaires rassemblant plus d’un milliard de votants. 

Benoît XVI n’a qu’à dire qu’il a eu une révélation, et que son nouveau programme, un peu surprenant au premier abord, lui vient directement de Dieu. Si, après toutes ces mesures immédiatement célébrées par les médias, je n’obtiens pas un renversement des sondages et 80 % d’opinions favorables, je démissionne. Mais, là, coup de théâtre miraculeux : la Vierge Marie apparaît à Lourdes à une fillette illettrée, violée par son père et son beau-père, et se prononce, au nom de l’Immaculée Conception, pour la contraception, l’avortement, le remariage religieux des divorcés, l’homosexualité, l’homoparentalité, le préservatif exorcisé, et même pour ma béatification future. Je rédige rapidement le récit de la petite paysanne, le livre fait un tabac, et je verse intégralement les droits à l’Eglise catholique clandestine de Chine, qui a des difficultés majeures, loin du règne obsédé de la sexualité.

MAURIAC

Certains titres du journal Le Monde m’intriguent. Un jour, c’est « fanfaronnades » à propos d’un livre très sérieux de moi ; un autre jour, c’est « torpeur » au sujet d’un essai magnifiquement réveillé par nos deux camarades Haenel et Meyronnis (1).

Mais cette fois, en gros caractères, je lis : « Mauriac, homosexuel torturé« . Sous-titre : « Une vie que l’on croyait édifiante« . Tout à fait entre nous, cette formule me paraît très exagérée, et même peu convaincante. En réalité, la splendide névrose créatrice de Mauriac ne pouvait que le tenir à l’écart de la sexualité qui le dégoûtait profondément. C’est grâce à ce dégoût qu’il est un bien meilleur romancier que Gide, et que les plus réussis de ses romans dévoilent l’obscurantisme des bourgeois et des mères de famille de province. Sans Le Nœud de vipères ou Génitrix, nous ne saurions pas grand-chose de cet enfer. Mais c’est sans doute ici le Mauriac catholique et politique ultra-lucide qui est visé par ce titre racoleur, le Mauriac décapant et très gai, pas du tout torturé, avec qui dîner, autrefois, était une fête. J’ai vu Mauriac dans son agonie : sa foi religieuse était profonde, il était d’une grande sérénité. Ici, un peu de Baudelaire en hommage à Mauriac : « Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n’entamerait pas.«  

HUGO

La vente des deux bronzes chinois volés, en 1860, lors du sac du palais d’Eté, à Pékin, par l’armée anglaise de la reine Victoria et la française de Napoléon III, a fait couler beaucoup d’encre. Doit-on restituer ces œuvres à Pékin ? Ce serait bien. En tout cas, dès 1861, le grand Victor Hugo a dit ce qu’il fallait dire sur le vandalisme occidental face à une merveille du monde construite par un « peuple presque extra-humain », « une éblouissante caverne de la fantaisie », qu’il compare au Parthénon d’Athènes, aux Pyramides d’Egypte, au Colisée de Rome et à Notre-Dame de Paris. Hugo enfonce le clou : « Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. »

BAUDELAIRE 

Dans Mon coeur mis à nu, relu sans cesse, Baudelaire note : « Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs, guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle. Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout en ce monde sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme. » 

Baudelaire exagère, bien sûr, mais il y a des moments où l’exagération est nécessaire. Ceci encore à propos de Napoléon III : « En somme, devant l’histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’imprimerie nationale, gouverner une grande nation. Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s’accomplir sans la permission du peuple, et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu. » 

(1)Yannick Haenel et François Meyronnis, Prélude à la délivrance. Editions Gallimard, collection L’Infini, 207 p., 18,50€. 

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal Du Dimanche n°3246 du dimanche 29 mars 2009.

  

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