Sollers, l’isolé absolu
Un cinéaste, André S. Labarthe, croise un écrivain, Philippe Sollers. Images et mots, portrait d’un joueur, Un siècle d’écrivains, l’émission de France 3 (22/04/1998 à 23 h 20), affiche ici un film magnifique où l’intelligence se donne à voir. Rencontre chaleureuse avec deux hommes forts de l’art. Il fut question de cinéma, d’image, de Spectacle, de littérature. Pluie d’idées et chaleur des rires.
André S. Labarthe : Je n’avais pas le choix. Dans cette série, on m’avait proposé Bataille et j’ai eu beaucoup de plaisir à le réaliser. Donc, travail sur un écrivain mort. Après on m’a proposé un autre film. J’ai dit OK, mais un vivant et je n’en vois qu’un qui est plus vivant que les autres – il me semble – c’est Sollers. Voilà. Mais cela correspond aussi à des lectures faites il y a longtemps. Bataille dans les années cinquante et Sollers au début de Tel Quel. Sollers est à la base du changement dans le roman français. Cela m’intéressait de mettre le doigt non seulement sur un mouvement qui a changé des choses, mais aussi sur un auteur du XXe siècle, le contemporain le plus exact.
Philippe Sollers : Lorsque André Labarthe a manifesté sa curiosité, immédiatement j’ai trouvé cela merveilleux. J’ai tout de suite pensé que l’on allait faire autre chose que de la télévision, c’est-à-dire du cinéma, donc un détournement de la télévision, et que, d’autre part, on pourrait aller au fond, ce qui veut dire éviter tout ce qui est anecdotique dans la vie d’un écrivain dont se repaît le Spectacle habituel.
D’ailleurs, la réaction des gens quand Labarthe a dit: « Il n’y aura pas un plan de Gallimard, de Paris, de la Closerie des Lilas, pas d’archive de la télé, pas d’interview, il ne sera pas question des activités sociales de cet individu », tous se sont écriés : « Mais que reste-t-il ? » Bref, il restait les livres. C’est déjà pas mal, mais pas si évident. Car il s’agit de savoir si l’on part des livres pour arriver à montrer ce qu’il dit. C’est-à-dire la voix qui est derrière.
Dans le film de Labarthe, vous partez immédiatement d’un cimetière, alors que d’habitude on arrive à la mort de l’auteur après sa naissance. Il a parcouru la vie. Puis une date très précise, celle des tombes de soldats anglais, néo-zélandais ou australiens mort là très loin de chez eux, en 1942. C’est un thème immédiatement politique, pas besoin de développer. Si j’apporte quelque chose dans l’histoire de la littérature, c’est que je pars d’un non-embarras, d’une liberté très grande par rapport à cette date-là. J’évite ainsi la rumination et la dépression nationale générale qui viennent du fait qu’entre 1940 et 1942, 1943 il se passe quelque chose qui embarrasse tout le monde et qui fait que la plupart des écrivains français sont fixés, directement ou indirectement, eux, leurs parents ou leurs grands-parents, sur cette affaire, ce que j’appelle dans Studio « l’axe Vichy-Moscou », premier placard de la politique française, le deuxième étant la guerre d’Algérie, le troisième 1968, puis la corruption générale. Ce premier placard dont vous entendez parler tous les jours : procès Papon, liaisons dangereuses du président de la République pendant quatorze ans avec l’ancien rafleur du Vel d’Hiv, Bousquet. Ensuite, problème que vous connaissez vous et votre journal, le pacte germano-soviétique et la demande de reparution de l’Humanité. Nous sommes exactement sur cet échange de cadavres dans les placards ou, comme je préfère dire, de placards dans les cadavres.
1942, nous sommes sur des tombes d’aviateurs anglais qui, tandis que se passaient à Paris les événements précédemment cités, venaient se faire abattre au-dessus de l’île de Ré, lieu où nous tournons. Donc, le lieu-film part du cimetière avec cette date. A un kilomètre de là, la maison. Maison rasée par les Allemands en 1941 pour des raisons stratégiques. Donc, aviateurs abattus là, maison de l’ancêtre détruit: génie ou magie du lieu. Premier lieu. André, qui sent les choses et voit ce que j’écris, comprend l’importance de ce lieu, mais aussi que l’on ne peut pas le montrer n’importe comment. Il faut faire du cinéma. Donc à cet instant je deviens acteur dans son film.
A. S. L. :D’ailleurs, ce lieu a été filmé après coup. Tout était bouclé sauf le cimetière. Le choix du lieu est arbitraire et subjectif, bien sûr. Après on suit ou non la règle décidée. Par exemple, le refus de filmer Paris, règle suivie, peut se justifier par une volonté de se débarrasser de l’image qui risquait d’encombrer le Sollers que je voulais montrer.
Peut-on évoquer l’épure ?
Ph. S. : Bien sûr. C’est une oeuvre, ce film, donc il est construit. C’est une oeuvre d’art, une oeuvre de cinéma qui détourne la télévision. Il faut voir le montage, la façon de tourner aussi, mais le montage… On élimine la marionnette sociale dont je me sers. Ce qui m’est beaucoup reproché. Sollers trop médiatique, trop ceci, trop cela… C’est une question de fond. Ou bien on est absent du Spectacle et on jouit d’une réputation de sincérité, d’authenticité, de profondeur. Ou on s’y mêle en risquant de se faire user par lui et en signifiant, de temps en temps, que cela n’a aucune importance. Par exemple, ce film doit être pénible aux professionnels du Spectacle parce que le Sollers que l’on voit là est un Sollers que l’on n’a jamais vu. Je parle doucement, j’ai du temps, je suis ailleurs… Je parle lentement.
De l’anti-spectacle ?
Ph. S. : Oui, c’est ça. Là, il faut relever le défi. Il existe deux écoles. J’avance masqué.
A. S. L. : Il suffit, là, de remarquer la vitesse à laquelle parle Philippe, pour voir, par rapport au film, cette élocution différente et tenter de faire passer un autre temps.
Ph. S. : Une autre présence.
A. S. L. : Un autre genre de présence. Oui. On élimine la marionnette en chassant son débit. Un peu comme monsieur Teste. On n’imagine pas monsieur Teste à la Closerie des Lilas. Lui, si. (Rire.)
Ph. S. : Donc, importance des lieux pourvus de charges mythiques ou magiques.
Pas de heurts entre ces lieux et ceux du scénario ?
Ph. S. : Non. On va en des endroits à hautes tensions symboliques. La maison sur l’île. Lieu stratégique. Je l’ai connue avant la guerre. J’avais trois ans. Puis plus rien. J’écris cela de temps en temps dans mes livres. Ça vient d’une façon ou d’une autre. Dans Portrait du joueur, notamment, dont André s’est beaucoup servi, comme par hasard, au début du film…
A. S. L. : Le point commun entre ces lieux, c’est l’eau.
Ph. S. : On va être tout le temps au bord de l’eau. Ça correspond à ce lieu des lieux, si j’ose dire.
A. S. L. : On se promène dans l’écriture par l’eau. Voilà.
Ph. S. : Exemple. André filme la page, encre bleue. C’est filmé très délicatement. Puis, New York apparaît. Puis ensuite Venise. Toujours des ports. L’écrivain, celui qui parle, se définit comme un marin. Il écrit, il navigue. C’est tout bête et possède aussi un poids très fort qu’André n’a pas loupé à New York. C’est le thème de l’ Odyssée d’Homère, c’est Ulysse. On ne peut pas faire plus mythique.
A. S. L. : Donc présence d’un axe. Ouest, puis après Est; pas d’axe Nord-Sud.
Ph. S. : C’est ça. Donc signification très personnelle, très émotive. Ce sont des lieux où j’ai travaillé intensément. Avec joie. La sensation de liberté est très grande. C’est un film sur la liberté. J’espère. Où suis-je le plus libre ? Pas à Paris. A Venise ? Alors là, attention, il faut absolument éviter le plan touristique, la carte postale. Donc nécessité du mouvement, du travail, des bateaux qui passent sans arrêt. Et là, La pointe de la douane, autre lieu mythique – Debord en parle magnifiquement – par la simple lecture du poème de Hölderlin Souvenir, on ne voit rien, juste deux silhouettes, lui et moi. Et tout à coup Bordeaux est là. Les femmes brunes sur le sol de soie. Par la seule force du poème. André encore une fois joue finement et montre quelque chose que l’on ne voit pas. Et, New York, lieu qui possède aussi une signification historique globale. C’est de là qu’est venue la victoire de la Seconde Guerre mondiale…
A. S. L. : Donc une parfaite continuité… des lieux.
Ph. S. : Continuité que vous trouverez assez rarement chez un écrivain français. Cette conscience historique-là. Je me sens assez seul de ce point de vue. J’ai cette vision de l’Histoire-là. Toujours ce lien de l’Histoire et de l’écriture. C’est pour ça que je revendique un point de vue très politique. Le film est très poétique, il n’y est pas question de politique, pourtant c’est un film très engagé. C’est encore plus fort.
Vous évoquez tous les deux plusieurs fois l’aveugle. Peut-on revenir à cette notion du voir sans voir, évoquée précédemment avec Venise ?
Ph. S. : J’aime beaucoup ce plan sur Joyce. Ça c’est André, il amène la voix.
A. S. L. : Dans un film que j’avais fait sur Carolyn Carlson, elle faisait devant nous un truc sublime et le commentaire disait : Fermez les yeux et regardez.
Ph. S. : Bien sûr. Homère.
A. S. L. : Il existe une erreur fondamentale qui consiste à penser que le cinéma est un art de l’image. Même chose pour les gens qui pensent que la peinture est une image. L’image c’est peut-être un moyen – est-ce que je sais ? -, mais ce n’est pas le but. Et c’est lorsqu’on s’est mis à penser que le cinéma était un art de l’image que tout cela s’est fourvoyé. Quand le cinéma a pensé photogénie, etc. Le cinéma pour Louis Lumière était un art de la réalité, pas un art de l’image. Donc la vache dans le film. Il faut dissocier le son de l’image et se demander ce qui va parler le plus rapidement, le plus fortement au spectateur. Je crois, pour ma part, que c’est le son. Si l’on met un oiseau avec le son meuh, on dira : On dirait une vache et pas : Ce son ressemble à un oiseau.
Ph. S. : Ce n’est pas une vache sacrée, la vache. Elle se balade.
A. S. L. : C’est un pense-bête. (Rire.)
Ph. S. : Elle nous rappelle que l’on est en train de faire un film.
A. S. L. : Moi, je ramène le film au film, lui, il ramène les paysages à l’écriture. Il dit, tout se passe sur cette page et moi je dis tout se passe sur ce film. Parce qu’on est au cinéma.
Ph. S. : Donc, effet de tension fort. Par exemple : le film de Lanzmann Shoah. Vous êtes obligé de voir ce que vous ne voyez pas. Et vous le voyez beaucoup mieux grâce au plan du camion qui roule dans la Ruhr et le tuyau d’échappement que par le biais d’images d’archives.
A. S. L. : L’irreprésentable devient sensible…
Donc, dans notre film, dissociation entre la vache et l’image et entre texte et lecture. Qu’est-ce que lire ? Regarder des mots ou les entendre ? Et comment ça passe ? L’œil, l’oreille. Toute une part de la littérature qui ne peut être que lue, c’est banal, mais…
Ph. S. : La voix. La voix voit! A cet instant, extraits de Paradis. Et plan de TGV qui va très vite. (Rire.)
A. S. L. : On fait sentir l’effort physique car la voix est plus proche du corps que l’œil. Le regard met tout de suite de la distance. Joyce.
Ph. S. : Oui, plan de l’Irlandais en exil dans le sud de la France. L’exil. Finnegans Wake. Lieu. On rejoint les Anglais du cimetière. Tragique. Ou sur le plan humoristique à New York, un bateau dont le nom est Peking. C’est là du hasard surréaliste.
A. S. L. : Philippe est au bord de la rue, il y a un bruit infernal. A droite du plan, il y a un truc, un avion où est inscrit Europe et à gauche ce bateau avec Peking. (Rire.)
Ph. S. : Oui, l’Europe, la Chine. Ouvrir au maximum, c’est aussi ce que j’essaie de faire dans mes textes.
De ces images jaillissent beaucoup de choses, dont un sentiment très fort de complicité entre vous deux.
A. S. L. : La caméra n’était pas coercitive, elle ne bloquait jamais le personnage dans un coin.
Ph. S. : André s’intéresse à faire ce qu’il fait avec autant d’intensité que moi face à mon travail. Les deux intensités font complicité. Mais ce n’est pas simple, vous savez! Faut les faire, les livres, les films. (Rires.)
A. S. L. : Moi, ce qui me gêne toujours à la télévision, dans ce genre d’exercice, c’est le bavardage, toujours un peu inquisiteur, automatiquement, puisque le dispositif est le même, tout le monde parle de la même façon.
Ph. S. : À la télévision, on n’a pas le temps d’écouter. Le temps c’est de l’argent. Alors qu’André installe le temps. C’est du cinéma.
A. S. L. : Deux heures pour monter un travelling. Ce n’est pas du temps de perdu. Pendant ces deux heures, il se passe des choses. C’est le film.
Ph. S. : Et puis, n’oubliez pas le montage. Quand André filme, il filme comme s’il était déjà dans un montage dont il ignore tout. C’est comme moi, si je trouve mon début de livre, je sais que je suis déjà à la fin mais si vous croyez que je sais ce qui va se trouver entre ce début et cette fin….
A. S. L. : Par exemple, à New York, je montre une photo de Philippe petit dans les bras de sa mère. Je n’ai pas commandé la voiture de flic qui passe à ce moment avec sa sirène. C’est un morceau de réalité saisi par hasard et là, c’est formidable.
Ph. S. : Prenez les photos. Il y en a quatre. Je suis dans les bras de ma mère dans les jardins de Bordeaux. Ah! Femmes brunes sur le sol de soie, Hölderlin. André met cette photo en plein New York. Bruit des voitures, etc. Puis il s’enfonce dans la photo et l’on entend un passage de l’un de mes livres, passage qui se termine par l’évocation de l’arrivée de la neige dans le jardin. A ce moment, il monte dans le haut de la photo et l’écran est envahi par une formation neigeuse. C’est extraordinaire.
Et le type au chapeau enquête toujours.
Ph. S. : Bien sûr. Grâce à lui, je deviens acteur dans le film. Ça frustre profondément les gens de télévision qui voudraient que ce film soit la présentation d’un écrivain, mais là je suis un écrivain certes, mais pire je joue dans un film où l’on rencontre un écrivain.
A. S. L. : Tu joues mais tu ne joues pas le jeu – celui que l’on attend.
Ph. S. : Puis, seconde photo. Ma mère avec son petit garçon, en 1938, la maison de Ré n’est pas encore détruite. Subtilement André fait apparaître, à droite de l’écran, la photo de Julia Kristeva recouverte, pour montrer qu’il existe, plastiquement, un certain rapport, comme par hasard, entre cette mère et cette femme. Voilà c’est ouvert. Pas plus de choses sur ma mère ou sur Julia. On imagine ce que la télé voudrait, pourrait faire. Mais…
A. S. L. : Le circuit biographique est difficile. Je procède par trouées. Je troue New York pour passer cinquante ans auparavant. Même chose lorsque je cite la sonde Voyager 2. On est à Venise et d’autres mondes s’annoncent.
Ph. S. : Ça c’est génial. C’est la relativité. Ou alors le surgissement mythologique. Si je suis dans les bras de ma mère et que tout à coup on voit des Vierges à l’enfant, ça marche aussi. On va associer.
A. S. L. : Un film, c’est un lieu où le spectateur devrait travailler à ça, faire des rapports, chacun selon sa perception. Créer des rimes. Elles sont là, il faut les assembler. Il faut être attentif comme on peut être dans la vie à des rapports, des choses. Il y a parfois du miracle là-dedans.
Ph. S. : De même face à la lecture. Une grande concentration débouche sur une lecture nouvelle qui fera apparaître le texte comme neuf, même si vous le connaissez parfaitement. Il y a cette concentration dans le film d’André. Le sens. Si tout à coup on voit pour la première fois ce que l’on a vu cent mille fois, alors c’est gagné. Le réel fait signe.
A. S. L. : Parfois, je sens cela au tournage. Mais parfois c’est au montage. Comme lors du tournage du film sur Bataille, lorsque j’ai écouté sa voix pour la première fois…. Là, j’ai compris que j’avais le film, je n’avais pas d’image mais j’avais le film.
Sans cesse le travail surgit, plan après plan.
Ph. S. : C’est capital. C’est l’importance de l’écriture. Dans les films sur les écrivains, on ne voit jamais l’écrivain écrire. On donne à voir des images d’écrivains, mais pas le travail. On connaît le poster de Rimbaud, mais pas les Illuminations. Encore le Spectacle. André efface le Spectacle. La télévision n’est pas là. La présence d’André dans le film signifie que la télé n’est pas là.
A. S. L. : Le film se fait comme le narrateur est présent dans les livres de Sollers. C’est de l’éveil constant, de l’anti-drogue.
Ph. S. Notre travail, c’est l’anti-drogue. L’éveil. Pas d’illusion.
Pas d’épitaphe ?
Ph. S. : Pas du tout. Le film n’est pas fini. Il n’est pas clos. Tout reste ouvert. Mais n’est-ce pas cela, une oeuvre d’art ?
A. S. L. : Notre travail n’est pas fini.
Recueilli par Fabrice Lanfranchi
L’ Humanité du Mercredi 22 avril 1998.