Le Rire Homérique de Voltaire
MAG J : Philippe Sollers, deux sujets vous tiennent particulièrement à cœur, la religion et le sexe…
Philippe Sollers : Oui, parce que c’est avec l’un que l’on fait l’autre, et réciproquement.
MAG J : Quelle forme a pris le phénomène religieux dans la Révolution française ?
Philippe Sollers : Il est partout présent. Car la Révolution française est elle-même un phénomène religieux, il ne faut pas l’oublier. Nous touchons là une question tabou. Le vrai débat, ça a tout de même été de savoir si on allait remplacer l’athéisme ou pas. Il faut lire les textes posthumes de Saint-Just. Leur mise en application aurait dû marquer la fondation d’une religion nouvelle, d’une vraie religion.
MAG J : On ne peut cependant limiter la Révolution française à un phénomène religieux…
Philippe Sollers : Non, mais tout y converge. Cela dit, la Révolution française, c’est aussi la première grande manipulation des masses sur un très court laps de temps. C’est une expérience de thermodynamique. Si vous lisez le journal du bourreau Sanson (1), vous voyez quoi ? Un monsieur, bourreau de père en fils depuis le Moyen-âge, qui n’a eu jusque-là que des exécutions artisanales à faire. Il rouait les gens, un par-ci, un par-là… Et puis tout à coup, le voilà confronté à l’industrie. C’est très émouvant de voir un petit artisan qui doit s’accommoder tout à coup d’une industrie : cinquante aujourd’hui, trente le lendemain, du sang partout, on n’a même pas le temps de laver, les aides s’évanouissent. C’est le passage à l’électronique, pour son temps… Vous me durez, ça s’est vu depuis. Oui. Mais justement, c’est à ce moment là que s’invente le phénomène. On a fait mieux depuis. On peut toujours faire mieux.
MAG J : Vous aussi, vous avez été un révolutionnaire, à une époque…
Philippe Sollers : Oui. C’est pour cela que j’en parle si savamment !
MAG J : Vous écriviez, il n’y a pas si longtemps : « L’écriture et la révolution font cause commune, l’une donnant à l’autre sa recharge signifiante. » Qu’en est-il aujourd’hui, de vous, de votre écriture ?
Philippe Sollers : Mais je suis toujours révolutionnaire. La preuve ! Tout ce que je vous dis là est parfaitement révolutionnaire ! L’écriture, c’est pareil, ça continue. Beaucoup de gens m’ont dit que mon dernier livre (Le Lys d’or (2)) était parfaitement blasphématoire. Je regrette de ne pas avoir eu la publicité de Rushdie, quoiqu’on ne soit jamais pressé de mourir.
MAG J : Mais pensez-vous que l’écriture puisse avoir un impact révolutionnaire qui ne soit pas seulement médiatique ?
Philippe Sollers : Je crois qu’un livre peut provoquer beaucoup de choses. Il y a des chemins très médiatiques, comme pour Rushdie, et d’autres plus souterrains. « Commentaires sur la Société du spectacle (3) », de Guy Debord, est un livre beaucoup plus révolutionnaire que le livre de Rushdie. Mais il y a des formes de censure très différentes. Ça ne se fait pas forcément par la violence. Il y a la censure douce, qui fait moins image, quand tout est noyé dans la marchandise généralisée. De cela, on ne dit rien. Il y avait un livre, il n’y est plus, on ne sait pas, personne ne sait… C’est beaucoup mieux comme ça…
MAG J : Le rouge, dont vous disiez qu’il était « la couleur du seul drapeau possible », qu’est-ce qu’il représente pour vous, aujourd’hui ?
Philippe Sollers : Je pense que le rouge reste là, qu’il reviendra un jour ou l’autre. Il est certain qu’il y a des endroits où l’on ne peut pas l’utiliser, car l’adversaire s’en sert. C’est devenu compliqué. Ça n’enlève rien au fait qu’une bonne analyse de la réalité sociale explique beaucoup plus de choses que ce que l’on vous en dit d’habitude. Je ne suis pas de ceux qui pensent que Marx n’a rien dit.
MAG J : Pour en revenir à nos moutons, quel rôle la question sexuelle a-t-elle joué dans l’affaire religieuse qu’est la Révolution française ?
Philippe Sollers : Je crois que toutes les conditions réunies, à la fin du XVIIIe siècle, pour qu’il y ait une émancipation. Je pense qu’on était arrivé, à ce moment-là, au moindre degré de religion, de religiosité. Et donc de moindre croyance au sexe. Car c’est cela l’équation : moins on y croit, au sexe, moins il y a de religion. Ce n’est pas un paradoxe. Mais ça ne veut pas dire que l’humanité va accepter cette situation. Il est fort probable que cela puisse paraître intolérable à quelque chose comme le refoulement dont la société est elle-même issue. Il faut que ça y croit. Au sexe et à la religion. Car les gens religieux croient beaucoup au sexe. Les libertins, comme moi, n’y croient pas. C’est donc, probablement, pour empêcher cette émancipation sexuelle que se sont produits, d’abord une sorte de consensus pour fixer l’Etat et la société, bon, disons, les droits de l’homme ; puis, juste dans la foulée, des gens qui veulent être vertueux. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Révolution française, sinon une histoire de vertueux ? C’est Rousseau qui gagne là, ce n’est pas Voltaire. C’est donc au nom de la Vertu que, le sang devenant abstrait, je vais vous tuer.
MAG J : Et les femmes, dans tout ça ?
Philippe Sollers : Les femmes non plus n’y croient pas, au sexe. Mais elles ont peut-être intérêt, sans le dire, hein ! à ce que ça y croit. Cela dit, les femmes sont très partie prenante dans cette aventure, évidemment. Elles sont là, très concernées. Vous tombez tout de même de stupeur, quand vous voyez qu’on passe de la Juliette de Sade, des filles de Casanova, à Madame Bovary. Vous vous demandez ce qui s’est passé. Ou même au monde que décrit déjà Stendhal. La vertu est revenue partout. Le puritanisme, la tartufferie, l’hypocrisie.
Quoiqu’il en soit, interroger ce que font ou disent les femmes, à telle ou telle période de l’Histoire, c’est très important. Comme il y a, dans ces moments violents, convulsifs, cette sorte de pulsation féminine vers l’autorité. C’est le fameux « punissez-moi ». Très actif dans ce genre de chose. Le masochisme, le vouloir-mourir, la pulsion de mort, ça existe. Il y a des gens qui veulent mourir plutôt que jouir. J’en ai vu plein, moi, toute ma vie. Plutôt la mort que la jouissance. C’est un peu ce qui s’est dit pendant la Révolution française.
MAG J : Les hommes de la Terreur ne voulaient pas jouir ?
Philippe Sollers : Pas le moins du monde. Il serait faux de croire que les fonctionnaires de la mort sont des pervers. Les terroristes s’envoient à la mort sans un frisson de jouissance perverse. Les nazis pareils. Il y a beaucoup de fantasmes là-dessus. Ce sont des fonctionnaires. Regardez Sanson. Il doit tout simplement faire fonctionner quelque chose.
La vraie question, c’est d savoir pourquoi, dans une révolution, les corps deviennent abstraits. Au point qu’on en fait une consommation effrayante, sans se poser de question, il semble que ce soit normal. Et pourtant, à chaque fois, c’est quelqu’un avec des yeux, un cœur, du sang, concret. Et bien non ! Et en effet, si on se trouve placé dans le mouvement révolutionnaire, comme je l’ai été, on a tendance à penser que les corps sont abstraits.
MAG J : En quoi notre époque est-elle l’héritière de la Révolution française ?
Philippe Sollers : Et bien, c’est nous, Français, qui avons inventé le terrorisme, le concept de la chose. On a appelé ça la petite et la grande Terreur. C’est charmant ! Raison pour laquelle, je pense, cette vaccination de cheval a empêché qu’il y ait, en France, je veux dire, à partir d’une population autochtone, une réelle expérience terroriste. Enfin, il y a cette histoire des corps abstraits. Je pense que le sentimentalisme et la démagogie du cœur cachent une espèce de représentation cruelle et abstraite du corps humain. Kundera dit cela très bien : « Le discours prédominant aujourd’hui n’a rien de voltairien ; le monde technocratisé dissimule sa froideur sous la démagogie du cœur. » C’est vrai. Et ça s’est inventé, notamment, pendant la Révolution française.
MAG J : Le Lys d’or, votre dernier roman, c’est un titre provoquant, au moment de la célébration du Bicentenaire, placée sous le drapeau tricolore ?
Philippe Sollers : C’était évidemment pour qu’on se pose la question. Un lys d’or, écrit, au milieu du chaos, ça fait signe, disons.
MAG J : Et l’avenir ?
Philippe Sollers : On nous dit que tout va bien. La marchandise se reproduit toute seule. On célèbre une Révolution qui a instauré le règne de la marchandise. Bon. Donc, tout va bien. Bien sûr, il ne faut pas gêner les modérés autour des intégristes. Comme en 1936, l’année de ma naissance, il ne fallait pas gêner les modérés autour de Hitler. Rien de nouveau sous le soleil…
MAG J : Et la mère Duras ?
Philippe Sollers : La mère Duras ?… (désignant le magnétophone). Ça marche toujours ?
(1) Charles-Henri Sanson, La Révolution Française vue par son bourreau – Journal de Charles-Henri Sanson. Editions Le Cherche Midi, Collection Documents, 2007.
Les Mémoires des Sanson
(2) Le Lys d’or. Editions Gallimard-Folio n° 2279, 1991.
(3) La Société du spectacle. Editions Gallimard- Folio n°2788, 1992.
Philippe Sollers
Entretien : Alain Steghens, Christophe Jaquet-Sandherr
Mag J, n°1- juin 1989.