Banlieues
On peut souhaiter aux hommes politiques, aux professionnels des médias, aux responsables religieux ou philosophiques, de consulter attentivement ce livre. Ils y découvriront autre chose que des discours abstraits sur la situation en France dans les banlieues ou les grandes concentrations urbaines. Chiffres et sociologie ? Non. Affrontements idéologiques ? Non plus. En revanche, des événements d’existence immédiate, d’une poésie verticale. Cela tient au talent des photographes, bien sûr, mais pas seulement. Comme quoi les éloignés ou les exclus du « centre » (beaux quartiers historiques et palais des pouvoirs) ont la vie dure. C’est cela, l’étonnant, partout, malgré les contraintes : la vie spontanée qui continue, sent, pense, rêve, se tient.
Tout est relatif : ces habitants expérimentaux sont privilégiés par rapport au milliard de personnes qui tentent de subsister aujourd’hui avec moins d’un dollar par jour (estimation de la misère par la Banque mondiale). Ils sont plus proches – et de beaucoup – d’un bourgeois de la nomenklatura parisienne que d’un paysan encadré chinois, d’un citadin surveillé cubain, d’un Palestinien jeteur de pierres, ou d’un Africain en train de mourir de faim. Et pourtant quelle réalité bétonnée, quelle perspective lourde. Pas la pauvreté, non : le vivable collectif, notre avenir.
Roland Laboye
Villes ? Grands villages, plutôt, comme pour un projet de villes impossibles. On regroupe, on case, on superpose, on entasse, chacun dans le même espace avec – retour du sacré dans le profane technique uniforme – reconstitution de chapelles privées. On est ensemblisé par la géométrie, mais quand même chez soi au milieu des fétiches et du kitsch familial ou traditionnel. Et puis, de nouveau, le brassage anonyme reprend à travers le bombardement liturgique des radios et des télévisions (autrement dit de la publicité). Ainsi, avec des mémoires différentes ou des cultures qui s’ignorent les unes des autres, se fait le mixage des communautés nouvelles.
Abandonnons les vieux clichés superficiels et d’ailleurs réactionnaires : ruches, termitières, casernes, casemates. Je constate, au contraire, que l’individu, toujours plus fort que ce qui le regroupe, persiste, ici comme ailleurs, à souffrir, végéter, s’amuser, s’ennuyer, aimer. Les photographes l’ont senti d’instinct (et c’est là leur hommage, même non voulu, à la démocratie) : le « grand ensemble » affirme plus que jamais la personnalité de chacun malgré l’égalisation architecturale (d’ailleurs souvent belle). Surgissent alors, dans une lumière jamais vue, hyperréaliste, des éléments que nous ne savons plus voir : un banc, un arbre, une mariée en blanc, un chien près d’un supermarché au crépuscule, un rocher, du sable, une tête de passant au milieu des blocs, un matelas porté dans la rue. Que viennent faire, dans le même axe, les inscriptions contradictoires suivantes (panneaux indicateurs composant un poème de Prévert) : salle des fêtes George Duhamel (voilà au moins un académicien sauvé par là de l’oubli), hôtel de ville, préfecture, maison des arts, centre commercial, église Saint-Michel, service des Mines, Trésorerie principale, centre social Kennedy ? De jeunes Martiniquais semblent posés là, au carrefour, comme des oiseaux. Trésorerie principale ou maison des arts ? Telle est la question, sans doute insoluble.
Marc Riboud
Dans un monde de l’uniformité aménagée (informations comprises) mais libre (oui, libre quand même), on se rend compte à quel point l’écriture apparaît dans sa force génétique. Puisque c’est ainsi, que rien ne peut changer et que les gouvernants, ma foi, sont très satisfaits d’eux-mêmes, il reste à détourner et à signer la situation pour la surplomber, comme si l’on était un Martien masqué. C’est le sens du tag qui est tout autre chose que le slogan, le graffiti ou l’entaille de commémoration sentimentalo-narcissique. Bomber, taguer, n’est pas envoyer un message déchiffrable, mais élaborer et tracer un tatouage rapide venant « d’ailleurs ». L’acte a pris naissance à New York, surtout dans la métro, vous l’avez vu de plus en plus dans Paris, il s’épanouit sur les surfaces périphériques, partout, toujours sophistiqué et crypté, ainsi Ptah ou Toth (clin d’œil égyptien) ou, ici, Sac, Shogun, Boso. Une des plus touchantes photos de ce livre est bien cette patineuse-danseuse au sommet d’une marelle de paraphes extraterrestres. Elle a l’air en bout de piste, prête à un décollage vers un autre monde, oui, mais lequel ? Et qui sont, d’ailleurs, ces écrivains de l’ombre ? Que veulent-ils dire exactement ? Qu’échangent-ils entre eux à travers les murs et les sols ? Ce qui m’intéresse, là, c’est le graphisme irrécupérable, inenfermable dans une maison de la culture ou des arts, cette révolte sèche contre le dedans-dehors du spectacle. Projection, pseudonyme, bombe : nous passons, nous ne sommes pas là. Rien à voir avec « le socialisme ou la mort », « libérez X », ni même avec « l’imagination au pouvoir » (formule très récupérable par la logique de la marchandise). Non : une distance et une indifférence beaucoup plus inquiétantes et qui devraient alerter les surveillants psychiques ou sociaux.
Roland Laboye
De toute façon, il y a conflit entre l’image publicitaire installée, fonctionnelle (langage des maîtres) et cette intervention obscure et mythique. Voyez ce qu’en pense cette fille sombre et sans illusions, attendant son autobus devant l’affiche « Imagine ta place au soleil ». Ou bien cet étonnant frère missionnaire qui, à défaut d’ordonner des âmes, pourrait faire un peu d’ordre dans la confusion de son appartement, reflet probable des difficultés de son ministère. Mais enfin, voici les familles : séries à bout portant, père, mère, enfants ; éternels points fixes des nébuleuses humaines ; cellules des cellules ; petites villes à elles seules. Les acteurs sont ouvriers ou cadres moyens, blancs, noirs, asiatiques. Ils posent devant leurs rideaux, leur reproduction de tapisserie Louis XV, serrés les uns contre les autres, volontaires, dynamiques, parfois amers. La famille, c’est : il faut. Déracinée, transplantée, peut-être, mais soudée, solidaire, compacte. Une famille est un rang. Essayer de sortir du rang, telle est l’aventure enfantine ou adolescente, rencontres près d’arbres récemment plantés, vagues terrains de jeux, places rendues plus désertes par quelques gadgets mécaniques sur lesquels l’imagination pourra fonctionner malgré tout. Les enfants, les adolescents, sont les particules lumineuses de ces centrales nucléaires. D’où la beauté insolite – comme un écho du Déjeuner dans l’atelier, de Manet – de ce jeune homme au panier, sorti d’on ne sait quel passé campagnard et de fête. D’où, aussi, l’émotion devant cet éclair rapide révélant cet enfant patineur, à la kipa brodée, passager de la grande Egypte moderne, fragile fleur du texte au cœur du béton. Nous le laisserons, ce messager discret, en face d’une fenêtre ouverte sur des arbres, le soir. En bombant quand même pour lui un fragment des Psaumes :
« Tu les caches au secret de ta face,
Loin des intrigues des hommes,
Tu les mets à couvert sous la tente,
Loin de la guerre des langues. »
Patrick Zachmann
Philippe Sollers
Banlieues. Éditions Denoël, 1990
Photos de Marc Riboud, Patrick Zachmann, Roland Laboye.
Exposition : Ma proche banlieue. Photos de P.Zachmann
Du 26 mai au 11 octobre 2009.
Cité nationale de l’histoire de l’immigration
Palais de la Porte Dorée
293, avenue Daumesnil 75012 Paris
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