Lettre d’amour
Chère Isabelle Adjani,
Voilà longtemps que je voulais vous écrire, surtout depuis « la rumeur ». Je me demande combien de personnes ont exactement compris ce qui se passait à ce moment-là. Depuis la sinistre et rampante folie collective d’Orléans (des jeunes filles disparaissent chez des commerçants juifs, on les enlève dans des sous-marins le long de la Loire), on n’avait pas vu pareil montage de cinglerie, avec désir de tuer surgissant de partout. Le moment où, en plein journal télévisé, vous avez choisi de venir dire que vous étiez en bonne santé et vivante restera comme un des grands avertissements de la société du spectacle dans laquelle nous sommes plongés. C’était l’époque, très proche, et qui peut revenir demain, où le vieux fond noir de ce pays remontait à la surface, la vieille chiennerie médiévale de bêtise et d’obscurantisme vous prenant pour cible. Avez-vous toujours su, en interprétant de préférence des rôles proches de la folie, que le magma humain, en lui-même, est fou ? C’est probable, mais votre cas est si exorbitant qu’on devrait l’étudier plan par plan.
Votre physique, soit. On a tout dit. Les yeux, la bouche, la moue, la démarche, le bleu, le noir, l’ondulation, les lunettes, etc. Mais cela ne suffit pas à expliquer l’explosion virtuelle que vous êtes. À mon avis, c’est très simple. Il y a en France, deux placards bourrés de dynamite : l’Occupation et la guerre d’Algérie. Or, par extraordinaire, vous êtes née à la jonction exacte de ces deux secrets. Votre mère allemande, votre père algérien, première anomalie flagrante. Vous avez mis longtemps à en parler ouvertement (une autre se serait tue). C’est le moment où les Français découvrent avec stupeur que vous vous appelez aussi Yasmine, et que leur petite Agnès chérie, surdouée de la Comédie-Française, la plus cultivée « classique » de leurs actrices, est une étrangère au milieu d’eux. L’étrangeté, le sexe : il ne manquait plus que la mort. Ça n’a pas raté. Au fond, à leur insu, ils vous ont demandé de devenir immortelle. En un sens, ils y ont réussi. Vous êtes passée « de l’autre côté », en plein mythe actif.
Ce qui m’intéresse, moi, c’est votre marquage par les écrivains. Molière, Hugo, Jean Rhys, Strindberg, et maintenant Claudel (j’espère que, pour la préparation du film sur Camille, vous avez eu entre les mains les dessins érotiques de Rodin que j’ai publiés l’année dernière). Vous êtes naturellement du côté où les écrivains agissent. Vous passez à travers le cinéma, comme à travers la biologie et l’Histoire, pour être vous-même, vous seule. « J’ai choisi mon père », dites-vous. Mesurez-vous à quel point cette déclaration est étrange ? « Mon père, c’est la personne qui occupe le plus de place dans ma vie, c’est l’amour de ma vie. Mon monologue avec lui, c’est peut-être ma seule identité. » Des phrases comme celles-là, venant de vous, me passionnent. D’ailleurs, tout ce que vous dites est étrangement intéressant. « Je veux qu’on me force à être sublime, sinon je serai bonne. » Ou encore : « C’est un peu comme si je pouvais avoir aujourd’hui la tête qu’avait mon âme. » Vous avez donc choisi votre père contre votre mère, mais au-dessus de votre père et de votre mère – et là est l’admirable scandale – vous avez, mieux qu’aucune Française, pris de l’intérieur le français. « Je récitais des sermons de Bossuet. » Et aussi : « Au lycée, avec des copines, j’ai mis en scène « Les fourberies de Scapin »… C’est moi qui jouais Scapin. Acte I, scène II : « À vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles quand je m’en veux mêler. » »
La plus grande actrice française n’est donc pas française, tout en étant la plus française de toutes ? De « L’école des femmes » à « Camille Claudel », quelle obstination ! Comme j’aime que vous disiez avoir lu les contes de Mme d’Aulnoy (« C’était à la fois féerique et atroce, des mains coupées qui parlent, un mélange de rubans et de sang ») ! Vous poussez le français à sa limite ; ce n’est pas avec vous qu’il va ronronner, s’endormir. Vous le mettez en cure agitée, comme vous-même. Et voyez : il a réagi, le français, les somnambules qui l’habitent sans le connaître ont souhaité passionnément votre disparition. C’est un tour de magie, pas moins. Vous dites : « J’ai l’impression d’un temps égaré. » Oui, oui, c’est le nôtre. Vous dites aussi (et pour cause) que vous êtes attirée par « les femmes doubles, complexes, qui vivent mal leur dualité, qui sont persécutées, perdues ». Vous avez osé être notre exorciste. Les images de vous en Algérie, récemment, visitant les blessés et les torturés de la répression d’État, sont parmi les plus émouvantes. Quel court-circuit dans votre biographie ! De nouveau, on a entendu sur vous l’air de la calomnie : « publicité », etc. Quelle erreur ! Vous ne pouviez pas faire autrement, c’est clair. (Votre mère a bien empêché que votre père soit enterré en Algérie, n’est-ce pas ? Ce père a bien été forcé de dire qu’il avait des « origines turques » ? ) Devant ces jeunes morts, abattus à la mitrailleuse et tabassés dans les commissariats, vous avez senti le malaise, la lâcheté et le refoulement général (octobre 1961, à Paris). Vous avez foncé. Et gagné.
Voilà. Continuez à les dominer et à les fasciner. Vous êtes Agnès, Adèle, Julie, Camille : la fille rebelle, celle qui ne se résigne pas. Vous êtes toujours la plus belle, aucune inquiétude à avoir. Votre petit garçon, Barnabé, grandit (j’espère qu’il va bien). Vous allez rejouer l’air de la possession inspirée, enflammée, tordue. Comme d’habitude, vous passez par le mauvais côté des choses et le théâtre de la cruauté, pour faire sentir à quel point l’identité est précieuse, contradictoire, menacée. Les Américains et les Japonais vont penser, une fois de plus : « Quelle Française ! » Les Français, eux, seront de nouveau perturbés et jaloux.
Ne faiblissez pas : nous ne sommes plus si nombreux à être de vrais vivants insolites en France. Et, puisque vous lisez des livres, je vous envoie bientôt sur ce sujet, mon prochain roman, c’est promis. Bien à vous.
Philippe Sollers
Le Point n°845, du 28 novembre 1988.