Le Magazine littéraire : Richard Millet, qu’avez-vous pensé des critiques parfois virulentes qui ont accueilli Désenchantement de la littérature ?
Richard Millet : On a attaqué ce texte de façon unanime, en diabolisant et indexant quelques passages pour les monter en épingle. En réalité, si on le lisait bien, on verrait qu’il s’agit d’un texte d’angoisse, qui se projette dans un avenir assez proche – vingt ans, disons. J’expose mes inquiétudes pour l’avenir de la littérature française, qui me paraît menacée. D’abord parce qu’il y a une déperdition linguistique révélatrice d’une crise extrêmement violente. Ensuite parce qu’il y a une coupure historique entre des écrivains de ma génération (ou celle qui précède) et la nouvelle. Nombre de jeunes écrivains utilisent le roman comme instrument de promotion sociale. Qu’un écrivain ait envie d’être connu et lu, c’est une chose tout à fait légitime. Mais nous avons basculé dans l’ordre de la performance – il n’est plus question de faire une oeuvre ou même de se faire remarquer mais de rentrer dans un processus de starification. Le livre est devenu un produit! À l’époque du XIXe, ce n’était pas le roman qui était un instrument de reconnaissance, mais la poésie, ou le théâtre. Aujourd’hui, c’est le roman qui dévore toute la littérature. C’est pour cela qu’il ne m’intéresse plus – il n’invente plus rien, sauf sa propre perpétuation, illusoire et euphorique.
Et vous, Philippe Sollers, l’accueil de Désenchantement vous a-t-il surpris ?
Philippe Sollers : Je crois que Richard Millet a eu un tort, celui de mêler à ses considérations sur la littérature des idées politiques, et des idées politiquement incorrectes. Elles ont permis à l’opinion, surtout l’opinion militante, se voulant extrêmement engagée, de l’accuser, avec des mots injurieux, d’être révisionniste et d’avoir écrit une immondice ; allant jusqu’à s ‘en prendre aux éditions Gallimard en s’exclamant: « Comment avez-vous pu publier une chose pareille ?! » Cette immédiateté de la réaction inquisitoriale, et je dirais même stalinienne, m’amène à dire que désormais, n’importe quelle interprétation peut avoir lieu sur des motifs « politiques » – je mets des guillemets – où on accuse d’emblée l’autre de racisme, d’ antisémitisme, etc., et je trouve que ça commence à bien faire. Pas vraiment parce que ça m’indigne « personne ne ment davantage qu’un homme indigné », a dit Nietzsche – mais parce qu’il y a une volonté d’éviter le débat de fond, c’est-à-dire ce que Richard Millet voit comme un désenchantement, un effondrement, une dévastation de la littérature, et sur quoi je suis en partie d’accord. Les réponses que j’ai à donner à ce sujet ne sont pas du même ordre, mais il y a débat, et je crois que tout le monde a intérêt à éviter ce débat, parce qu’on parlerait enfin de littérature.
De fait, Richard Miller, dans Désenchantement de la littérature, vous parlez – en mal – de la démocratie ou de thèmes tels que le métissage. Vous n’hésitez pas à clamer : « Faut-il rappeler que la France est non pas un pays métis ni une société multiculturelle, comme voudraient le faire croire diverses incantations, mais une société de race blanche, de culture chrétienne, avec quelques minorités extraeuropéennes ? »
R.M. : Pourquoi ne devrais-je pas parler de démocratie. Henry James, l’un des auteurs que j’admire le plus au monde, s’est interrogé en tant qu’Américain – c’est-à-dire issu du Nouveau Monde – fasciné par l’ancienne Europe, sur cette question. Tocqueville a fait de même, comme tous les grands réactionnaires, c’est-à-dire au fond les gens les plus intéressants pour la pensée, comme l’a avancé Antoine Compagnon dans Les Antimodernes… Est-ce que le nombre, le système démocratique, n’est pas un danger pour la littérature ? C’est une question qui mérite d’être posée ! Quant au métissage, pourquoi emploie-t-on ce mot, qui est une réalité raciale, à propos de la culture ? J’ai été élevé dans un pays, le Liban, où dix-sept confessions religieuses coexistent, où les gens viennent d’Iran, d’Égypte, d’ex-Républiques soviétiques, et j’ai toujours accepté l’écriture comme n’étant ni identitaire, ni monolithique, ni fermée, mais existant au contraire comme un dialogue avec la totalité de ce qui peut-être vu, lu et entendu dans le monde. Cela posé, je ne vois pas pourquoi on m’obligerait à croire dans cette espèce de nouvelle religion qui serait le métissage, avec cette métaphore raciale qui me déplaît, non en tant que telle, mais parce que c’est devenu une idéologie ! Je n’aime pas qu’on me dise ce qu’il faut que je pense, et je ne comprends pas d’où vient cette hystérie dès qu’on emploie le mot « race »… Que faut-il dire ? Ethnie ? Peuple allophone ? Par ailleurs, d’un point de vue historique et sociologique, la grande majorité de la France est blanche et chrétienne, contrairement au Brésil, par exemple. C’est un fait, je ne porte aucun jugement là-dessus, et la preuve en est qu’on parle de « minorités visibles », pas de métissage. J’appelle un chat un chat, je suis clair. On parle de « France métissée », eh bien non, elle n’est pas métissée, ou en tout cas, elle ne l’est pas encore, c’est tout. Voyez-vous, je viens d’une génération qui n’a pas été formée, intellectuellement, par les mots d’ordre et les diktats du politiquement correct, mais par la raison.
Ph.S. : Mais pourquoi posez-vous, cher Richard, que la littérature dépend de la société, de l’état de la société, de l’état de la nation, alors qu’il s’agit de l’aventure parfaitement individuelle, réfractaire, singulière, et qui résiste à tout ?
R.M. : Mais je ne dis pas autre chose !
Ph.S. : Inutile d’en avoir après la société ou la mondialisation, il faut s’accuser soi-même… Arrêtons de nous plaindre et passons à l’attaque !
R.M. : C’est ce que je fais, mais avec d’autres armes que vous.
Ph.S. : Je vais vous citer : « Nous errons sur une terre saccagée, à peine bruissante… » et je vais renverser la proposition, suivant une technique chère à Lautréamont : figurez-vous que je persiste à vivre dans une terre enchantée, très bruissante, habitant réel de mon propre pays et sûrement pas en proie au doute !
De fait lorsqu’on compare ces deux livres en forme d’autoportrait que vous publiez, L’Orient désert pour Richard Millet, et ces Mémoires, pour vous, on voit que si l’un suit un chemin de croix, l’autre est plutôt dans le mouvement perpétuel. Vous n’êtes pas un admirateur de Nietzsche pour rien…
Ph.S. : Dans L’Orient désert, Richard Millet parle avec émotion et souffrance du désastre libanais qu’il connaît bien, sur fond de crise existentielle et amoureuse. Dans mes Mémoires, c’est exactement le contraire. Je parle, à partir de Bordeaux, d’une enfance parfaitement enchantée, que je perpétue dans la littérature avec une apologie amoureuse. Je crois d’ailleurs que la littérature en elle-même, en tant que désir fondamental d’existence exprimé dans le langage, tient absolument dans cette affirmation amoureuse, et voluptueuse. Richard Millet, quant à lui, est un chrétien doloriste. (sourire) Il se trouve dans un entre-deux, un enfer romantique ; c’est un nihiliste qui ne va pas jusqu’au bout du néant. J’en veux pour preuve la façon dont il recourt au « nous » rhétorique, voire même à des notions comme celle de « nation », qui m’est profondément étrangère. Je n’aime pas le mot « national » Parce que c’est un mot qui repose sur des malentendus parfaitement mortifères, y compris le très récent « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale ». Richard Millet a tort, à mon avis, de désespérer de ce qui serait la nation, le pays, la langue même. Le problème n’est pas là. Pour moi, la langue française est belle en ceci qu’elle est contradictoire. Il n’y a pas un seul pays qui ait produit une littérature aussi contradictoire, où vous ayez à la fois Claudel et Voltaire, Sade et la marquise de Sévigné. Les autres nations ont des socles : Shakespeare, Goethe, etc. La France est ce pays admirable dont la splendeur tient à la dialectique qui parcourt sa littérature, et elle est en difficulté parce que s’organise une sorte de pensée unique, militante, inquisitoriale. Or vous êtes en danger d’existence lorsque vous n’êtes plus dans des contradictions. Il faut les affirmer.
R.M. : Il me semble néanmoins que, par exemple, sur la question de l’enseignement qui ne transmet plus …
Ph.S. : Excusez-moi, mais je n’ai jamais appris à écrire dans l’enseignement ! ou alors ça voudrait dire que les gens sont élevés pour devenir écrivains. C’est le contraire. Ils sont élevés depuis toujours pour ne pas devenir écrivains. Puis vous savez, très franchement, je n’ai jamais rien appris de l’enseignement, alors qu’il était encore très respectable dans ma jeunesse. Et je crois que c’est une illusion totale de croire qu’un écrivain vient de l’enseignement. Il vient de lui-même.
R.M. : Bien sûr. Seulement je ne parle pas des écrivains mais des lecteurs, de la menace qui pèse sur le lectorat du fait de l’absence de transmission.
Ph.S. : La littérature a toujours été très peu lue. C’est comme pour l’art. Quand Cézanne dit que l’art s’adresse à un nombre excessivement restreint d’individus, il énonce une vérité profonde. La littérature, comme toute forme d’art, n’est jamais attendue, jamais voulue, jamais accepté sur le moment.
R.M. : Vous sous-entendez qu’on ne lit pas ; moi je me demande si dans vingt ans, on saura encore lire… Qui sait si le corpus contradictoire et magnifique que vous évoquez ne sera pas évacué ? C’est ce que j’a constaté, ayant enseigné en collège durant des années. Il n’y a plus grand référent littéraire. Je n’ai jamais cru en un ressourcement dans le passé ; en revanche, je crois à la contemporanéité du passé. J’ai toujours pensé qu’Homère, Dante, Montaigne, Pascal, étaient nos contemporains véritables beaucoup plus que certains « contemporains » au sens strict du terme. Ce qui e dessine peu à peu, dans la non-transmission, c’est que les écrivains d’aujourd’hui n’ont plus c dialogue avec cette contemporanéité. On prétend tout inventer – quelle illusion ! Peut-être la crise est-elle passagère. Il y a eu à la fin du XVIIIe siècle une crise de la poésie telle que pendant cent ans, il n’y a pas eu de poésie, rien entre La Fontaine et Chénier. J’espère que ce qu’on travers est du même ordre, mais de fait, ce que je lis dans la jeune littérature me semble indigent, stylistiquement, intellectuellement, référentiellement, spirituellement.
Pour vous, Richard Millet, un écrivain d’aujourd’hui ne peut être à la fois sous la lumière des projecteurs, et dans le même temps construire une œuvre. Vous pensez que l’écrivain doit être dans une solitude essentielle, tandis que vous, Philippe Sollers, vous n’hésitez pas à utiliser les médias, suivant une stratégie que vous qualifiez de guerrière…
Ph.S. : Pensez à l’esprit des Lumières. Vous n’allez pas me dire que les Lumières se cachaient, sauf ce magnifique fou qu’a été Rousseau, reclus dans sa barque ? S’ils en avaient eu la possibilité, Voltaire et Diderot seraient allés à la télévision pour transmettre leur pensée, quand bien même peu de personnes seraient à même de la saisir ! Dans une émission où il y a, disons, deux millions de spectateurs, je cible les dix mille, ou les deux mille, ou peut-être même la dizaine qui va écouter un propos. Je ne crois pas aux grands silencieux… Hommage du vice à la vertu, n’est-ce pas. (Sourire) C’est d’une hypocrisie glaçante, ou du moins, c’est comme ça que je le ressens.
Pour autant Richard Millet, je ne pense pas que vous alliez rejoindre la stratégie guerrière de Philippe Sollers.
Ph.S. : Non, parce que ça ne lui convient pas !
R.M. : Voilà. IL y a d’autres manières de faire la guerre.
Alors quelle est votre manière de faire la guerre ?
R.M. : J’écris. (Silence). C’est tout.
Vous écrivez et dénoncez ce que vous nommez un « post-humanisme »…
R.M. : Je pense que la période des grands référents gréco-latins – médiévaux aussi, si vous rajoutez Dante et quelques autres – est morte. Or, à partir du moment où vous coupez une culture de sa source, où vous coupez une langue de son référent étymologique sensible, un gouffre s’ouvre. Corneille, Racine, sont aujourd’hui illisibles dans les banlieues ! Je ne parle pas de l’intelligence des élèves, mais du fait que la France a abandonné son héritage en termes de langue et de culture. Dès lors, vous sortez de la verticalité, et vous entrez dans l’horizontalité. Le refus des Humanités, l’affaissement de la syntaxe est, comme disait Orwell, un signe d’ affaissement politique ; d’où l’aplatissement des valeurs, leur confusion, l’évacuation programmée de la littérature…
Ph.S. : Mais non… Vous dites que nous sommes des héritiers sans descendance, que nous sommes seuls, que nous ne sommes pas de vrais pères ? Eh bien, si ! Nous n’avons plus d’autorité sur la langue, nous n’avons plus d’autorité sue la jeunesse, il n’y a plus de hiérarchie des valeurs ? Bien sûr que si ! Nos écrits sont probablement voués à l’oubli ? Pas du tout ! L’Université ne nous sauvera pas ? Mais si, ou du moins ce qu’il en reste ! Vous parlez d’effondrement, je vous rétorquerai que cet effondrement sert nos plans. Vous citez dans votre livre Heidegger – ce qui est courageux – et vous avez raison. Je le citerai à mon tour : « Là où le péril croît, croît aussi ce qui sauve. » L’ouverture du passé – et non le retour vers – l’ouverture du passé vers le présent et l’avenir n’a jamais été aussi grande. Évidemment, il faut une focale plus large, un système nerveux étendu pour s’en apercevoir, mais personne n’a eu une possibilité telle de faire la verticale dans le temps. Tout est à notre disposition, et personne ne sait quoi en faire, voilà le paradoxe.
R.M. : Je dirai même que personne ne veut rien en faire !
Ph.S. : Bien sûr, il reste qu’il y a un danger réel qui tient à des mutations technologiques extraordinairement puissantes. Les conséquences directes font que l’être humain est neurologiquement astreint à ne plus faire ni l’effort de mémorisation des connaissances, ni même celui de la lecture. Si bien que nous affrontons une mutation Technique avec un grand T, pas seulement technologique… C’es là le fond du débat, car un écrivain, c’est d’abord un lecteur, un lecteur permanent, un lecteur essentiel. Écrire et lire, c’est la même chose.
R.M. : La situation est alarmante, vous le dites à votre façon, je la dis à la mienne ; mais c’est sur ce fond-là qu’il faut s’affirmer. Cela dit, je précise que je n’aurais pas écrit Désenchantement de la littérature si je n’avais aucun espoir ; C’était pour moi une manière d’activer la négativité pour entrer dans un processus dialectique… Mais j’ai envie d’entendre chanter des voix, je crois qu’il y en a, et je les attends.
Richard Millet, L’Orient désert. Éd. Mercure de France, 2007.
Désenchantement de la littérature. Éd. Gallimard, 2007.
Philippe Sollers, Un vrai roman, Mémoires. Éd. Plon, 2007.
Guerres secrètes. Éd Carnets Nord, 2007.
Propos recueillis par Minh Tran Huy
Le Magazine littéraire N° 470, Décembre 2007.