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14 octobre 2009

Le-canard-du-doute.fr

Classé sous Non classé — sollers @ 14:2


Vous ouvrez mécaniquement la nouvelle Pléiade consacrée à Lautréamont, vous croyez connaître l’auteur, depuis longtemps archivé parmi les grands classiques du XIXe siècle, vous jetez un coup d’œil sur le début des « Chants de Maldoror », et vous vous apercevez que, croyant les avoir lus autrefois, vous êtes saisi d’un léger vertige  : « Plût au ciel que le lecteur enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit…» Ça y est, vous êtes pris, ou repris, vous voulez en savoir davantage, vous vous enhardissez, vous devenez féroce, ce qui vous change de la lourde torpeur agitée de l’actualité. Mais votre surprise augmente en découvrant que ce volume est suivi des principaux textes écrits sur les « Chants » et sur « Poésies » depuis cent quarante ans : Breton, Aragon, Artaud, Gracq, Blanchot et bien d’autres, un fabuleux roman. Court-circuit massif : après deux guerres mondiales, des massacres insensés et des tonnes de littérature, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, est plus présent, plus vif et plus énigmatique que jamais. 
Il meurt à 24 ans, quasiment inconnu, en 1870, pendant le siège de Paris. À peine quelques recensions pour les « Chants », rien sur « Poésies ». Mais le feu couve sous la cendre, le fluide agit, la stupeur va se faire de plus en plus forte. C’est Léon Bloy d’abord, en 1890, dans une intervention intitulée « le Cabanon de Prométhée » : aucun doute, l’auteur est fou. « C’est un aliéné qui parle, le plus déplorable, le plus déchirant des aliénés.» C’est un génie, soit, mais avorté. 

Remy de Gourmont, l’année suivante, donne davantage de renseignements dans « le Mercure de France » et va même, le premier, recopier des extraits de « Poésies » à la Bibliothèque nationale (vingt et un ans après leur publication), ce qui ne semble attirer l’attention de personne. Pour Gourmont aussi, Lautréamont est fou, mais d’une « folie lucide ». André Gide, en 1905, note dans son « Journal » qu’il lit le sixième « Chant » à haute voix, visiblement séduit par l’atmosphère hautement pédérastique du livre. Il n’ira guère plus loin et évite, de façon étrange, de parler de l’aspect criminel de Maldoror. Valéry Larbaud, en 1914, reprend Gourmont, en moins bien. Le thème de la « folie » aura la vie dure, comme le prouve encore cette piteuse déclaration d’Albert Thibaudet en 1925 : « Lautréamont n’est assurément pas un de mes auteurs de chevet, et je persiste à penser qu’il y a dans son cas un élément de folie. » On me dit que Thibaudet a tendance à revenir ces jours-ci, comme quoi notre temps est bien celui d’une régression majeure. 

Enfin surgissent Breton et Aragon. Breton, d’abord, dans « Littérature », en 1919 : « À mon sens, il y va de toute la question du langage. » Et l’année suivante, en plein dans le mille : « Je crois que la littérature tend à devenir pour les modernes une machine puissante qui remplace avantageusement les anciennes manières de penser. » La littérature serait donc là pour penser ? Ce n’est pas ce qu’on nous dit tous les jours en réclamant du cinéma social réaliste, des romans familiaux et naturalistes. Le surréalisme révèle et célèbre Lautréamont et, en même temps, le voile. Breton a certes raison de dire qu’il est « l’expression d’une révélation totale qui semble excéder les possibilités humaines », mais la nouvelle raison qu’il représente avec Rimbaud, une raison qui englobe et dissout la déraison la plus violente, reste pour une part indéchiffrable. En 1947, Julien Gracq voit surtout dans « les Chants » une formidable révolte adolescente due à l’enfermement scolaire (Jarry en est un autre exemple singulier), et Lautréamont devient alors un « dynamiteur archangélique ». Pour Artaud, qui le rapproche de Nietzsche, c’est un « poète enragé de vérité », et c’est vrai. Cependant, il faut attendre 1950, et le « Lautréamont et Sade » de Blanchot pour que les choses s’éclairent. Blanchot est en effet le premier à préciser que le personnage principal des « Chants » est le lecteur, le lecteur que devient Lautréamont lui-même en écrivant sa stupéfiante aventure. Il y a une « logique implacable » à l’œuvre dans les ténèbres du Mal comme il y aura bientôt une logique tout aussi implacable dans l’apologie du Bien. L’homme est mauvais, celui qui l’a créé est mauvais, toutes les strophes impeccablement fiévreuses des « Chants » nous le rappellent avec une maîtrise mathématique du délire, servie par un humour terroriste. Est-ce sérieux ? Oui, très. Est-ce comique ? Pas moins. Voilà de quoi désorienter à jamais l’être humain, ce « canard du doute »

On comprend que Camus, en 1951, dans « l’Homme révolté » ne soit pas d’accord. Pour lui, Lautréamont tombe dans une « tentation nihiliste » et il ne voit dans « Poésies » que des « banalités laborieuses », un « morne anticonformisme » et même un goût de « l’asservissement intellectuel » qui s’épanouit dans les totalitarismes du XXe siècle. Le commandeur Breton réagit immédiatement dans un article cinglant, « Sucre jaune », où il attaque aussi le « Baudelaire » de Sartre : « On ne saurait trop s’indigner que des écrivains jouissant de la faveur publique s’emploient à ravaler ce qui est mille fois plus grand qu’eux. » Le malentendu est total. Camus et Sartre parlent morale, Breton poésie. Mais poésie dans un sens tout autre que celui de « poète », de « poèmes », et c’est là le cœur de la question. Rien n’est plus « moral » que la logique de Lautréamont, mais pour une autre raison profonde et démonstrative qui n’a plus aucun rapport avec le poison de la « moraline » (selon le mot de Nietzsche). Lautréamont poursuit sa route. On le retrouve, en 1956, dans « Mode d’emploi du détournement » de Debord et Wolman, et on sait que toute l’œuvre de Debord est marquée par « Poésies », ce qui se laisse entendre dès « la Société du spectacle ». Le « détournement » est une technique de guerre corrosive, de même que l’art, extrêmement difficile, de la citation. Debord a montré là une virtuosité décapante. Le surréalisme, le situationnisme : comment comprendre le XXe siècle sans ces deux revendications passionnées de liberté ? 

En 1967, c’est l’année de la publication d’un livre qui redistribue les cartes, de façon claire et décisive, le « Lautréamont par lui-même », de Marcelin Pleynet. Un pas de plus dans l’établissement du lecteur et dans une absence de contradiction entre les « Chants » (le Mal) et « Poésies » (le Bien), donc relance de la question fondamentale promise à un grand avenir. Du coup Aragon, dans un double article retentissant, s’enflamme. À partir du livre de Pleynet, il revit sa jeunesse, sa rencontre avec Breton à l’âge de 20 ans, au Val-de-Grâce, leurs veilles de médecins auxiliaires au « quatrième fiévreux », chez les fous. Ils sont fous des « Chants de Maldoror », ils se les récitent à tue-tête pendant les bombardements allemands sur Paris. « Parfois, derrière les portes cadenassées, les fous hurlaient, nous insultant, frappant les murs des deux poings. Cela donnait au texte un commentaire obscène et surprenant. » C’est Breton, un peu plus tard, en 1919, qui ira recopier intégralement « Poésies » à la Bibliothèque nationale. Elles paraissent enfin dans la revue « Littérature » : le mouvement est lancé. Et il continue de plus belle, ces temps-ci, avec « Ligne de risque », la revue de Yannick Haenel et François Meyronnis. Comme quoi, Lautréamont avait raison de déclarer : « À l’heure où j’écris, de nouveaux frissons parcourent l’atmosphère intellectuelle ; il ne s’agit que d’avoir le courage de les regarder en face. » 


Lautréamont,  Œuvres complètes, édition établie par Jean-Luc Steinmetz, Gallimard, La Pléiade, 848 p., 45 euros (39 euros jusqu’au 31 décembre 2009).

  Philippe Sollers
Le nouvel obsevateur n° 2343 du 1er octobre 2009.
 

8 octobre 2009

LE COEUR ABSOLU

Classé sous Non classé — sollers @ 18:2

I. La Société a été fondée le 8 octobre 1984, à 18 heures, à Venise, par très beau temps. Les membres fondateurs se souviendront toujours de ce temps, et plus particulièrement d’une certaine couleur jaune, d’une certaine couleur violette. Le siège de la Société est au 8, Piazza San Agostino, au troisième étage. Ce siège pourra être transféré par décision unanime.

II. La Société a pour but le bonheur de ses membres. Par bonheur, on entend, dans l’ordre qu’on veut, le plaisir et la connaissance. Pour l’instant, la Société comprend trois femmes et deux hommes. Tout nouveau membre doit être élu à l’unanimité. Le nombre de membres ne pourra pas dépasser la douzaine. Il y aura au moins une femme en plus. Les membres de la Société sont rigoureusement égaux. Ils ont tous les droits et aucun devoir.

III. Le secret de la Société est absolu. Aucun membre n’a de compte à rendre à aucun autre. Chaque membre est seulement tenu de n’être pas ennuyeux. Si, à son insu, l’un des membres commençait à ennuyer un autre, ce simple mot : « ennui », ferait rougir intérieurement et modifierait le comportement. La formule la plus employée sera : « J’espère que je ne vous dérange pas. » « Pas du tout ! » en réponse, sera signe qu’on dérange. « Sûrement pas ! » qu’on est bienvenu.

IV. Les activités sexuelles des membres de la Société sont libres à l’intérieur comme à l’extérieur. Il est permis de les raconter. Il est interdit de s’y sentir obligé.

V. Un candidat qui ne serait pas amateur de musique sera automatiquement récusé. L’hymne de la Société est le Quintette avec clarinette de Mozart. Un candidat doit faire la preuve de sa vue et de son oreille. Il doit aimer, par exemple, L’Asperge de Manet, et être capable de faire au moins deux remarques intéressantes sur un papier collé de Picasso. Il doit connaître le plus grand nombre possible de Mémoires et avoir lu, et bien lu : Juliette ou les prospérités du vice, Généalogie de la morale, Souvenirs d’égotisme, Sodome et Gomorrhe, Rigodon, Femmes et Portrait du Joueur sont facultatifs, mais insidieusement conseillés.

VI. Les considérations de race, de nationalité, de politique, de classe sociale ou de secte sont étrangères à la Société. La seule religion tolérée – et encore d’une façon qui doit être prouvée par l’humour – est la catholique, apostolique et romaine.

VII. Par définition, les membres de la Société sont heureux. Ils se disent pourquoi. Sinon, ils se taisent. Tout membre peut cesser de l’être quand il lui plaît. Si deux membres du même sexe démissionnent, la Société est dissoute.

Lu et approuvé : Sigrid Brodski (philosophe), Cecilia Fornari (musicienne), Marco Leonardo (musicien), Liv Mazon (comédienne), Ph.S. (écrivain).

Philippe Sollers, Le cœur absolu. Éditions Gallimard, 1987. Folio n° 2013.

4 octobre 2009

Bonne humeur

Classé sous Non classé — sollers @ 18:2

Darkstream 

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais cette affaire Clearstream me paraît de plus en plus obscure. Ce n’est plus Clearstream mais « Darkstream », autrement dit un combat confus d’éléphants dans un long tunnel ténébreux sous la Manche.On sent que tout le monde finit par être gêné d’avoir monté en épingle judiciaire une bagatelle pareille. Des faux listings ? Et alors ? Pendre un responsable à un croc de boucher pour si peu, alors qu’une corruption énorme arrose la planète ?  Autant s’alarmer des élections truquées un peu partout, du bourrage des urnes et des crânes, que l’on soit socialiste, afghan ou gabonais. L’obstination de Sarkozy dans cette voie sans issue est aussi pénible que la grandiloquence de Villepin.

Une seule façon d’y voir clair : un bon vieux duel à l’ancienne, à l’arme blanche, dans le parc de Versailles, par exemple, séquence étourdissante relayée, à une heure de grande écoute, par TF1 et les télévisions mondiales. Dieu se prononcera, c’est lui qui rendra la justice. Nos deux héros se surpasseront, l’un pensant à Napoléon, l’autre à Bonaparte. Avant ce grand show (tellement mieux qu’un misérable procès), je me permets de donner un conseil au président de la République française : qu’il cesse de lire, comme je viens de l’apprendre, À la recherche du temps perdu, de Proust. Les conseils de Carla, là, sont pernicieux. Ce livre est profondément délétère, malsain, peu viril. Pour se battre à mort, il faut autre chose.

Pendant qu’on y est, pourquoi pas un match de catch, dans la boue, entre Martine Aubry et Ségolène Royal ? Je sais qu’on va trouver cette proposition dégoûtante et primaire, mais enfin, il faut ce qu’il faut, et l’idéal socialiste le veut. Le spectacle a de temps en temps besoin de ces coups de fouet, sinon il stagne.

Giscard 

Voilà un président qui, au moins, ne s’est pas ennuyé, comme le prouve son dernier roman (1) racontant sa liaison secrète et torride avec Lady Di. C’est l’histoire d’amour de la rentrée, et au diable les listings, les liftings, la colorisation de la Seconde Guerre mondiale à la télévision (quoique tout jeune spectateur, profondément ignorant, ait été content de voir Staline et Hitler « en vrai », c’est-à-dire en pleine forme). La « masterisation » des Beatles ? Très bien. La colorisation intensive de l’Histoire ? Encore mieux. Pour la vraie couleur, à Paris, en ce moment, vous avez Titien, Tintoret, Véronèse et Renoir, ces voluptueux hors-concours.

Mais revenons à Giscard et à son style inimitable : « J’ai monté les marches du perron, la tête en feu, le cœur étincelant de bonheur. » C’est un membre de l’Académie française qui vous parle d’une princesse, laquelle sera bientôt dans ses bras (je vais me précipiter sur les passages érotiques). Une chose, en tout cas, est sûre : Giscard, sauf injustice grave, doit, cette année, obtenir le Goncourt.

Lautréamont 

Je sais ce qui vient de me mettre de si bonne humeur : la nouvelle Pléiade consacrée aux Œuvres complètes (2) de Lautréamont, ce génie plus que jamais flamboyant, avec des textes passionnants écrits au cours du temps sur cet auteur capital (on trouve là Léon Bloy, Breton, Aragon, Gracq, Blanchot et bien d’autres).

Voyez, dans Les Chants de Maldoror, la lutte acharnée entre l’aigle et le dragon (Chant troisième, strophe 3). C’est ce passage que le Président doit lire avant son duel :  « Le dragon a beau user de la ruse et de la force, je m’aperçois que l’aigle, collé à lui par tous ses membres, comme une sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de nouvelles blessures qu’il reçoit, jusqu’à la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que le corps. Il paraît être à l’aise, il ne se presse pas d’en sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beuglements qui réveillent les forêts. » Voilà qui est quand même plus tonique que les langueurs narcissiques de À l’ombre des jeunes filles en fleurs ou que La Princesse de Clèves ! Attention ! Villepin, lui, relit déjà ce morceau ! N’oublions pas qu’il a été voleur de feu dans une autre vie ! Que l’aigle se déploie ! Que le dragon rugisse ! Nous avons besoin de ces cris, pas de plaidoiries.

Philip Roth 

Cet écrivain américain est, de loin, le meilleur de son pays. Son dernier roman, Exit le fantôme(3), est un des plus réussis. Roth, tout en racontant ses histoires, toujours dérangeantes et subtiles, a l’art de glisser, ici et là, son diagnostic sur la décadence de son temps. Ainsi cette lettre envoyée par un de ses personnages au Times : « Il fut un temps où les gens intelligents se servaient de la littérature pour réfléchir. Ce temps ne sera bientôt plus. Pendant les années de la guerre froide, en Union soviétique et dans ses satellites d’Europe de l’Est, ce furent les écrivains dignes de ce nom qui furent proscrits ; aujourd’hui en Amérique, c’est la littérature qui est proscrite, comme capable d’exercer une influence effective sur la façon qu’on a d’appréhender la vie. L’utilisation qu’on fait couramment de nos jours dans les pages culturelles des journaux éclairés et dans les facultés des lettres est tellement en contradiction avec les objectifs de la création littéraire, aussi bien qu’avec les bienfaits que peut offrir la littérature à un lecteur dépourvu de préjugés, que mieux vaudrait que la littérature cesse désormais de jouer le moindre rôle dans la société. »

Suit une critique implacable des pages culturelles du Times et de leur « charabia » réducteur. Le personnage de Roth va jusqu’à préconiser d’interdire toute discussion publique sur la littérature dans les journaux, les magazines et les revues spécialisées, ainsi que son enseignement. « Je mettrais sous surveillance les libraires pour vérifier qu’aucun vendeur ne parle de livres, et que les clients n’osent pas se parler entre eux. Je laisserais les lecteurs seuls avec les livres, pour qu’ils puissent en faire ce qu’ils veulent en toute liberté. » Tout en ayant beaucoup de succès, Roth sait de quoi il parle.

(1) Valéry Giscard d’Estaing, La Princesse et le Président. Editions de Fallois.
(2) Lautréamont, Œuvres complètes. Nouvelle édition établie par Jean-Luc Steinmetz. Gallimard, coll. « 
Bibliothèque de la Pléiade » n° 218, 848 p. 39 €.
(3) Philip Roth, Exit le fantôme. Editions Gallimard. Traduction Marie-Claire
Pasquier.  

Philippe Sollers,
Mon journal du mois
Le Journal du dimanche n° 3272 du dimanche 27 septembre 2009. 

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