SOLLERS Philippe Blog

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28 novembre 2009

Miracle

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Je mets mon anneau pour sortir, deux lettres minuscules gravées à l’intérieur, un PHI grec et un S. Elle s’est peut-être tout simplement moquée de moi, Laetitia : des bagues de Casanova qui sait s’il n’y en a pas des dizaines en circulation, comme des clous de la croix ?… Mais le bijou est joli, il est chaud, je l’ai mis à l’annulaire de la main gauche, à côté de la bague persane en argent qui me vient de plus loin encore… Or et argent, soleil-lune… « J’avais pris dans ma poche un écrin dans lequel j’avais une douzaine de très jolies bagues. Je savais depuis longtemps que ces bagatelles font faire beaucoup de choses ».
(…)

je dors et je ne dors pas. Trois heures du matin, les yeux ouverts sans bouger… J’appelle ce moment celui des « pivoines » en souvenir d’un bouquet, à Paris… Parigi… Regardé jusqu’à l’épuisement chacune des feuilles roses en attendant le jour… Crise ? Non. Ou alors en creux, se niant elle-même.
Turin, dit Casanova, est une ville connue pour la beauté de ses femmes, conséquences directe de la pureté de l’air et de l’excellence des aliments… Avis à l’auteur du Gai Savoir… Milan, Turin, Trieste, Venise… Bague des Privilèges de Stendhal…
« Rome, 10 avril 1840. Article 4 :
« Miracle. Le privilégié ayant une bague au doigt et serrant cette bague en regardant une femme, elle devient amoureuse de lui à la passion comme nous croyons qu’Héloïse le fut d’Abélard. Si la bague est un peu mouillée de salive, la femme regardée devient seulement une amie tendre et dévouée. Regardant une femme et ôtant une bague du doigt les sentiments inspirés en vertu des privilèges précédents cessent. La haine se change en bienveillance en regardant l’être haineux et frottant une bague au doigt. Ces miracles ne pourront avoir lieu que quatre fois par an pour l’amour-passion, huit fois pour l’amitié, vingt fois pour la cessation de la haine, et cinquante fois pour l’inspiration d’une simple bienveillance. »
Il pleut toujours. Éternel retour de la pluie, sphère battante… Allongé entre l’eau glissante et le ciel liquide…
(…)

Philippe Sollers, Le Cœur Absolu. Éditions Gallimard, 1987. Folio n° 2013, 1997.

22 novembre 2009

Crise le l’avant-garde

Classé sous Non classé — sollers @ 13:2

Pour l’intellectuel « avancé » – ou se croyant tel – des dernières années, trois orientations semblaient définitivement fondées :
1. le marxisme comme interprétation générale de l’histoire : marxisme « horizon indépassable de notre temps » (Sartre), philosophie des philosophies, mouvance d’une évolution contradictoire, pleine d’obstacles, de déviations et d’écarts, mais dans son ensemble portant l’avenir d’une « solution globale »;
2. la psychanalyse comme sol interne d’évaluation des déterminations multiples du sujet et secondairement de ses réalisations symboliques ;
3. la tradition de l’avant-garde définie par près d’un siècle d’aventures et d’expérimentations occidentales (emboîtement des « écoles » ou des « mouvements », – futurisme, dadaïsme, surréalisme, etc.), ramifications d’une même volonté d’affranchissement en tous sens.

L’histoire de l’avant-garde peut d’ailleurs se résumer aux débats que la volonté d’innovation formelle du plan 3 entretient avec les plans 1 et 2. Cela donne les controverses des artistes, écrivains et « penseurs » modernes avec le marxisme et la psychanalyse, débats dont il faut bien dire aujourd’hui qu’ils ont tourné invariablement au malentendu complet.

Avant-garde est d’ailleurs une expression qui commence à s’appliquer paradoxalement quand le mythe évolutionniste d’ensemble ne fonctionne plus mais commence à s’appliquer dans le réel comme régression (XXe siècle : fascisme, nazisme, stalinisme). Au fur et à mesure que l’espace totalitaire s’étend en Europe et dans le monde, des symptômes se multiplient un peu partout qui visent à « échapper » à cette emprise mortelle, symptômes plus ou moins opaques ou vivaces d’une aspiration-revendication du sujet pris en tenaille et broyé par la machine étatique-sociale. Il est étrange de constater que l’on continue à interpréter tous ces symptômes en termes de généalogie et finalement de « progrès », alors qu’ils ne font que traduire et manifester une série de combats, de détours, de cris, d’appels incompris ou tragiques.

Ma thèse est la suivante : il n’y a « avant-garde » que tant que l’espace d’interprétation marxo-psychanalytique constitue l’horizon rationnel de la pensée, et en réaction contre cet horizon (comme manifestation d’un « reste » irrationnel inassimilable). La saturation actuelle de l’espace « avant-gardiste » – qui est transformé très rapidement en académisme stéréotypé limité signifie du même coup la fin de cet horizon rationaliste. La « fin » du marxisme est en vue. Celle de la psychanalyse, en revanche, est moins perçue mais n’en est pas moins là – et c’est ce qui explique à mon avis le relâchement de la production avant-gardiste (qui, massivement, n’est plus qu’une « résistance » le plus souvent dérisoire et de plus en plus locale et régionale à l’interprétation analytique).

Cette thèse n’implique nullement un « retour » en deçà du marxisme ou de la psychanalyse – voire en deçà de l’expérimentation d’avant-garde -, mais bien un dépassement simultané de ce nœud.
1. Dépassement du marxisme, par surgissement de l’évidence de ses limites négatives ;
2. dépassement de la psychanalyse comme prise dans un espace de langage désormais débordé ;
3. dépassement de la notion d’avant-garde elle-même comme forme de transition freinant de plus en plus aujourd’hui l’avènement d’un art ou d’une littérature d’après la limite rationnelle ayant provoqué (limite externe : marxisme ; limite interne : psychanalyse) des symptômes à proprement parler dominés par ces limites.

Philippe Sollers, Logique de la fiction et autres textes. Éditions Cécile Defaut, 2006. 
 

Philippe Sollers
Beaubourg, le lundi 12 décembre 1977.

 

12 novembre 2009

Vertu lumineuse

Classé sous Non classé — sollers @ 20:2

Au fond, en 1974, dans son grand délire final de Révolution culturelle, Mao voyait juste : son adversaire principal n’était pas la marionnette militaire qui voulait l’assassiner, Lin Piao, mais bel et bien un spectre du Ve siècle avant notre ère, Confucius. D’où l’effarante campagne de masse « pi Lin, pi Kong » (« critiquer Lin, critiquer Kong ») agitant brusquement la Chine entière sous les yeux de l’Occidental ahuri (j’étais là). À ma droite, donc, l’ultra-réactionnaire Confucius-Kong, dévot de l’ordre millénaire patriarcal, de la piété filiale, du juste milieu, un vilain et vieux conformiste misogyne et mangeur de femmes ; à ma gauche, le radieux et sanglant totalitaire Mao pourfendant le Sage des sages, le Maître des maîtres, le vrai Fils du Ciel, le souverain trop respecté en secret des esprits et des rites. Lutte titanesque et cocasse, digne de la Terreur de la Révolution française voulant à tout prix éradiquer le culte de Jésus-Christ. 

Trente-cinq ans plus tard, en Chine, Confucius est de retour, les études sur lui se multiplient, le capitalisme se porte à merveille, faisant peu à peu de l’Empire du Milieu la première puissance mondiale, et Mao, dans son mausolée, a tout le temps de méditer, comme une surprise dialectique, cette formule de « la Pratique équilibrée », un des classiques du confucianisme : « Dépasser la mesure ne vaut pas mieux que de ne pas l’atteindre.» 

Dès 1987, dans sa présentation de sa traduction des « Entretiens » de Confucius, Pierre Ryckmans (alias Simon Leys) disait que « nul écrit n’a exercé une influence plus durable sur une plus grande partie de l’humanité », et que, « sans cette clé fondamentale, on ne saurait avoir accès à la civilisation chinoise ». Cette clé multiple, la voici désormais en Pléiade grâce au patient travail de Charles Le Blanc et Rémi Mathieu. Travail difficile, puisque les paroles du Maître ont été recueillies, compilées, ruminées et développées par ses disciples, notamment Meng zi et Xun zi. C’est toute l’école confucianiste qui est ici représentée, parfois contradictoire, mais toujours irradiée par la personnalité hors norme de son fondateur. 

C’est parfois long et fastidieux, loin des fulgurations taoïstes anarchisantes, mais profondément révélateur de ce qui n’est ni une religion (on est aux antipodes du bouddhisme, fût-il tibétain) ni une morale simpliste. L’essentiel est une pratique en situation : quelqu’un pose une question, le Sage y répond de façon elliptique ou anecdotique, on est sans cesse dans le concret en fonction de la Voie (dao) assimilée à une Grande Etude. On sait que Confucius, mort en 479 avant notre ère, avait des ambitions politiques et qu’il a échoué. Il s’est rabattu sur l’enseignement « ouvert indifféremment à tous » (grande révolution), et tant mieux puisque nous le voyons vivre et parler comme s’il se promenait parmi nous. 

Surprenant Confucius : je doute qu’un officiel politique chinois d’aujourd’hui ou un milliardaire affairé comprenne vraiment ce que ce curieux philosophe entend par « humanité » (ren) ou par « homme de bien » (junzi), termes qui renvoient à des réalités beaucoup plus profondes que «droits de l’homme» ou « honnête homme ». Ce bizarre enseignant itinérant qui n’ouvre sa porte qu’à ceux qui « trépignent d’apprendre » et ont quelque chose à dire (le premier venu peut entrer, mais il faut qu’il fonctionne, sans quoi on le laisse tomber) passe son temps à s’enseigner lui-même et se perfectionne en perfectionnant les autres. On le voit mal, en France, dans une université dévastée, et encore plus mal dans la compagnie de ceux qui se prétendent « philosophes ». Mais quel est donc son but ultime ? La joie. « Celui qui sait une chose ne vaut pas celui qui l’aime. Celui qui l’aime ne vaut pas celui qui en fait sa joie. » Confucius en bonze poussiéreux ? Mais non, « c’est un homme qui, dans son enthousiasme, oublie de manger et, dans sa joie, oublie les soucis; il ne sent pas l’approche de la vieillesse »

Voyons maintenant son autoportrait : « À 15 ans, je me suis consacré à l’étude; à 30 ans, j’en avais acquis les fondements; à 40 ans, je n’avais plus de doutes; à 50 ans, je comprenais les dispositions du Ciel; à 60 ans, je pénétrais le sens profond de ce que j’entendais; à 70 ans, je suivais ce que mon cœur désirait sans excéder la juste mesure. » Ce perpétuel étudiant est mort à 73 ans, et on peut deviner que cela ne lui a fait ni chaud ni froid de mourir. Autre confidence d’une existence soumise à une détestation particulière de la part du mensonge : « Si à 40 ans vous êtes encore un objet de haine, vous le serez toute votre vie. » 

C’est un exilé de l’intérieur qui parle, un exclu du gouvernement des choses par les animaux de pouvoir. Il sait qu’après sa disparition il sera plus ou moins sanctifié, c’est-à-dire momifié par la routine, à l’opposé de sa vision extatique du Ciel. Personne ne le connaît donc ? Mais pourquoi ? « Je ne murmure pas contre le Ciel, je ne m’en prends pas aux hommes. J’étudie les choses les plus simples pour pénétrer les choses les plus élevées. N’est-ce pas le Ciel qui me connaît ?» À la limite, il pourrait ne plus parler, puisque ce fameux Ciel, sans rien dire, laisse s’accomplir toutes choses. Aux agités des systèmes et du calcul, aux énervés de l’action, il préfère, de façon très taoïste, le wuwwei, le non-agir, qui rejoint l’activité céleste inlassable. On plonge là dans le passé millénaire et mythique de la Chine, avec ses héros emblématiques, Shun, par exemple, qui, pour toute manifestation de souveraineté, s’asseyait face tournée vers le sud, et c’est tout. Vision lucide et sans illusion : « Seules la sagesse suprême et l’ignorance crasse sont immuables. » Tout s’écoule et change sans cesse, sauf ces deux pôles. Au milieu, si on peut dire, il y a le tourbillon des savoirs, des opinions, des affaires. On doit quand même s’inquiéter que l’ignorance crasse l’emporte sur la sagesse suprême, et que ne puisse plus briller la «Vertu lumineuse». Mais, là encore, Confucius étonne : nulle plainte, nulle posture de supériorité, nulle arrogance, nulle vanité, nul orgueil. « L’homme de bien s’afflige de son manque de talent, il ne s’afflige pas d’être inconnu des autres. » Il parle avec retenue, il aime la musique et les arts, il trouve que l’humanité, cet océan, est « difficile »

« C’est une force, écrit Leys, qui informe tout, mais que nul ne possède vraiment : on ne l’appréhende que partiellement; on ne peut la saisir que dans ses manifestations et ses effets. » Sagesse insubmersible de la Chine, nullement religieuse, comme le prouve l’hostilité du confucianisme au bouddhisme et à ses vies dans des couvents. « J’ai déjà passé, à réfléchir, une journée entière sans manger, et une nuit entière sans dormir, mais sans résultat. Mieux aurait valu étudier. » On dit à Confucius qu’un dignitaire agit seulement après avoir réfléchi trois fois, et il réplique : «Deux fois suffiraient.» Enfin ceci, d’une urgente réalité : « Celui qui sait réchauffer l’ancien pour comprendre le nouveau mérite d’être considéré comme un maître. » 

« Philosophes confucianistes », édition établie par Charles Le Blanc et Rémi Mathieu, Gallimard/la Pléiade, 1536 p. 

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2348 du 5 novembre 2009.

7 novembre 2009

Le visible sort de l’audible

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Tout spécialiste, privé ou public, de la représentation érotique connaît cette difficulté : à peine vu, ou utilisé, le document se refroidit, se fige, comme s’il demandait à être détruit. Rien de plu difficile que de faire durer visuellement un fantasme. La cause en est simple : consciemment ou non, l’excitation sexuelle se déroule sur fond verbal, elle est immergée dans une coloration de mots, des voix, des accents, des murmures, des gémissements virtuels appelés par l’horizon de l’acte. D’où l’intelligence de la mise-en-scène sadienne : rien ne sera fait qui ne puisse être dit, raconté, détaillé. Le visible doit « sortir » de l’audible. À cette condition, la répétition devient une fête des déformations. 

La photographie a aujourd’hui deux limites terribles : la publicité et le sport. La pression emphatique de l’image corporelle imposée par ces deux contraintes pèse plus ou moins sur toute opération de dénudation. Regardez le bazar pornographique : le texte soigneusement stéréotypé, sert de légende kitsch à un mixte colorié de produit ou de performance. Il faut que ça marche, et ça marche. Pas de marge, pas de ratage ou de reprise, pas de malaise ou de vertige flou suggéré, pas de trouble : une solide croyance imprègne les cadrages et les découpages. L’image pornographique est tonique, on sent en elle le dynamisme même de la pruderie simplement inversée, elle a quelque chose de naïvement « nordique », elle est conforme à l’esprit protestant du capitalisme en expansion, cadre moyens, secrétaires, commencement, milieu, fin. Moteur. Action. Le sexe est enrôlé dans l’espace de la consommation. Sa négativité est niée, elle est devenue rentable. Il s’agit de perpétuer le mouvement sur place, de le bloquer dans une cohérence qui doit fonctionner. Hétérosexuelle ou homosexuelle, animalière ou pédophile, un même sentiment du devoir habite chacune de ces scènes de piété profonde. Seuls, parfois, et pour cause, les travestis parviennent à faire passer un message de retrait, de détachement, autrement dit de vice. Que les femmes ne s’intéressent pas à la pornographie, même si elles sont appelées à la consolider, c’est tout dire. Elles savent très bien, sans avoir à le formuler, de quoi et comment elles sont le leurre qui emporte toute la comédie dans ses fibres. Voilà donc un marché réglé. 

La photographie efficace, au contraire, donne l’impression que quelque chose se dit. Elle essaye d’occuper un lieu de contradiction et de dérapage. Les meilleurs photographes (Mapplethorpe, Glover) s’enfoncent dans une méditation invisible. L’image est là, mais elle est là comme un élément qui n’aurait pas dû être là, comme un moment de méditation transitoire. LE CORPS EST UN LAPSUS, voilà ce qu’elles suggèrent. Une faute. Une erreur. Une chute du temps. Une bévue du système. Un trou dans la gestion des physiologies. Une insulte légère à l’esprit d’entreprise. Un détournement d’énergie. Un rappel, plus ou moins violent, de la gratuité des organes. Un NON. « C’est en crachant sur ses limites, écrivait Bataille, que le plus misérable jouit. » 

Cette négation, aujourd’hui, est de plus en plus clandestine, risquée, malaisée à atteindre ? Sans doute. C’est en effet la première fois, dans son histoire que l’humanité dispose d’une « bonne version » officielle de la sexualité, y compris de ses déviances, de ses anomalies, de ses tares. Rien ne l’impressionne plus outre mesure, l’humanité, et c’est probablement la raison pourquoi nous vivons simultanément une époque de conformisme redoublé et de libéralisme bienveillant, médical, formidablement moral. 

Des nus ? Tant que vous voudrez. Des postures ? Je vous en prie. Des coïts, des sodomisations, des fellations ? Mais comment donc. Du sado-masochisme en cérémonies pour présentations de mode ? Oui, oui. Ce qu’il faut éviter à tout prix, semble-t-il, c’est l’instant. Sa dépense pour rien, son spasme intérieur. Une bonne photo, de ce point de vue, c’est rare. On y sent une décision farouche d’exhiber pour mieux cacher, de mettre en avant pour mieux dérober, de souligner l’impossible. Silence profond, donc, ou cri. Fragment de langue inconnue et indéchiffrable. Quelqu’un qui va vers sa jouissance est quelqu’un qui accepte, ou non, de s’entendre lâcher son texte, de s’exprimer brusquement dans un dialecte dont il repousse indéfiniment la clé. Des photos, de simples photos, peuvent alors prendre l’allure et la grandeur de parfaits hiéroglyphes. Au milieu des villes dans des appartements soudain habités, dans des salles de bains devenues magiques, malgré les postes de télévision et contre eux, en dépit de la vente des corps aux objets qui les dominent, plus loin que la vie, dans une lumière de mort qui détruirait la mort, on voit alors, brièvement, la signature d’une respiration anonyme et pourtant absolument singulière. Celle du désir de nuit que rien n’a pu empêcher. 

Philippe Sollers
PHOTO n°221-Février 1986.

2 novembre 2009

Identité Nationale Durable

Classé sous Non classé — sollers @ 15:2

 

Inquisition 

À quoi pense Roman Polanski, dans sa cellule de prison en Suisse ? Au ciel, par-dessus le toit, si bleu, si calme. Il a 76 ans, il est très fatigué, il doit faire effort chaque matin, pour se souvenir des raisons de son enfermement, cette sombre histoire d’il y a plus de trente ans avec une jeune fille de 13 ans qui, aujourd’hui, à 45 ans et mère de famille, prie qu’on la laisse tranquille et qu’on abandonne les poursuites contre son séducteur. 

Lui, Polanski, a du mal à évoquer la confusion de ce vieil épisode de dérèglement. Avait-il bu ? Était-il drogué ? Sans doute, mais enfin il a commis un crime abominable pour lequel ni les États-Unis ni la Suisse ne connaissent de prescription. Était-il le jouet de pulsions démoniaques ? C’est possible, comme le prouve son chef d’oeuvre diabolique Rosemary’s Baby. Il s’est moqué du Diable, la vengeance de toutes les sectes sataniques le poursuit. 

Ce qui l’étonne le plus (ou pas vraiment), ce sont les flots de condamnations qui l’accablent, sur le Net ou à travers les blogs. Des légions de procureurs indignés ou de mères de famille de province lui font savoir l’horreur qu’il inspire à l’humanité. La Suisse, surtout, se démène au nom de sa pureté sexuelle et bancaire. Va-t-il être extradé ? Être encore en prison jusqu’à 78 ans, ou plus ? Un juge américain l’exige, soulignant que la loi doit être la même pour tous. 

Pourtant, ce juge vertueux (comme Ernest Pinard faisant condamner, autrefois, Les Fleurs du mal de Baudelaire) ne peut pas s’empêcher de penser sans cesse au forfait monstrueux de Polanski. Il en rêve, il veut avoir sous la main, pour mieux l’observer, ce pervers européen, genre Nabokov avec sa Lolita légendaire. Qu’on boucle enfin ce juif polonais qui a échappé aux nazis ! Il a osé réaliser ce dont tout magistrat voudrait, en douce, être capable de faire. 

À quoi pense le gentil Frédéric Mitterrand dans la nuit de son ministère de la Culture ? Probablement à l’abîme qui sépare les religieux pèlerinages de son oncle à la roche de Solutré et ses propres embardées dans les bordels de Thaïlande. Il s’est ému que l’on fasse soudain payer sa mauvaise vie à un grand cinéaste, il a été imprudent, il n’a pas évalué que l’époque, de droite à gauche, était devenue rigoureusement morale et inquisitoriale. Mais quoi, le président Sarkozy le sauve, pendant que François Mitterrand, dans l’au-delà, fait la moue. 

 Exécution 

Comment ne pas se réjouir du prix Nobel de la paix décerné au souriant Obama ? Tout à coup, plus d’attentats à Bagdad, plus de talibans, calme et sérénité au Proche-Orient, ne vous inquiétez pas, c’est en cours. L’ennuyeux, c’est plutôt ce qui se passe dans les prisons américaines, par exemple dans l’Ohio pour l’exécution ratée d’un condamné à mort. Vous savez comment ça se trafique là-bas, après la grandiose chaise électrique. On pique le condamné avec une substance spéciale, il passe ainsi de vie à trépas sous le regard satisfait des autorités et des familles des victimes. Mais ce que raconte aujourd’hui Romell Broom, un Afro-Américain de 53 ans, condamné à mort en 1984 pour l’enlèvement, le viol et le meurtre d’une adolescente, est hallucinant (voir Le Monde du 2 octobre). 

Pendant deux heures, les exécuteurs tâtonnent et n’arrivent pas à trouver la veine qu’il faut. « Les infirmiers essayaient simultanément de trouver des veines dans mes bras. La femme essaya trois fois dans mon bras gauche, l’homme trois fois au milieu de mon bras droit. » Drôle de crucifixion traînante. Romell hurle, le sang coule, mais ça continue dans les bras et les jambes. « Le maton posa sa main sur mon épaule droite et me conseilla de me relaxer. » Il est plein de bonne volonté, Romell, il ne demande qu’à en finir le plus vite possible, il se « relaxe », mais rien à faire, le supplice s’éternise. Finalement, le directeur de la prison, au milieu des hurlements, interrompt le spectacle qui doit reprendre bientôt. Romell conclut son récit sobrement : «Attendre d’être encore exécuté est angoissant.» 

Moi, je trouve qu’on devrait lui donner le prix Nobel du condamné le plus coopératif, la paix soit avec lui, en somme. Cela dit, la France se grandirait en livrant aux États-Unis ses vieilles guillotines remises en état de marche. C’est simple, clair, net, cartésien, profondément humain, sans bavures. Très peu de bruit, pas besoin de se répéter. Vous me direz que les spectateurs auraient l’impression que ça va trop vite. Ah, ces Américains ! 

Castration 

Aurait-on dû, à l’époque, castrer chimiquement Roman Polanski et Frédéric Mitterrand. Non, bien sûr, mais pour les violeurs d’enfants récidivistes, la question se pose. Et pourquoi ne pas prévenir au lieu de guérir ? On pourrait procéder, en amont, au repérage des petits garçons à l’air bizarre. Ce serait une vaccination préventive, une pour la grippe, une autre pour les écarts sexuels. On arrivera bien, un jour ou l’autre, à une normalité régulatrice. Un pédophile, castré chimiquement et rééduqué, ferait sans doute un bon enquêteur sur le terrain. Il discernerait les déviants virtuels, les futurs éducateurs tordus, les prêtres au devenir douteux. Préservons ainsi notre belle identité nationale. 

 Promotion 

Eh bien, bravo à Jean Sarkozy. Il a retourné une situation délicate, tout le monde semble l’avoir trouvé émouvant, sincère, bosseur, prometteur. Il est, à 23ans, un espoir du pays enfin délivré de ses vieilles obsessions égalitaires et républicaines. Son ascension ne fait que commencer, son père est déjà dépassé en intensité. Jean, après la réélection de Nicolas, pourrait être candidat dès 2017. La gauche, on le voit, veut garder ses régions et a perdu tout espoir de prendre Paris et la fonction suprême. Nous vivons, en pleine lumière artificielle, une grande époque de mutation. Que cent Sarkozy s’épanouissent ! 


Philippe Sollers

Mon journal du mois
Le journal du dimanche n° 3277du dimanche 1er novembre 2009. 

 

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