SOLLERS Philippe Blog

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31 décembre 2009

« Les dieux sont là »

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

La Salute

Je suis resté là, souvent, dans la nuit, assis sur les marches du grand escalier. Le quai élargi est grandiose. En face, au loin, le Grand Canal, ses hôtels, ses dîneurs, son bruit humain. À droite, la pointe de la Dogana. Nous sommes ici dans l’autre Venise. L’église de la santé vous salue.C’est le 22 novembre 1630 que le Sénat de Venise décide de remercier la Vierge (encore elle) d’avoir arrêté l’épidémie de peste. La première pierre est posée le 1er avril 1631.Il faut imaginer ce chantier s’élevant par-dessus la désolation et l’amoncellement des cadavres. Une église au-dessus de la pourriture ? C’est le style de l’endroit.

L’architecte est ambitieux. Il a trente-deux ans, et il est révolutionnaire (avant Bernin et Borromini). Il s’appelle Baldassare Longhena (1598-1682). Nouvelle synthèse : antiquité tardive, Moyen Âge byzantin, Palladio, alternative au baroque romain du XVIIe siècle. Longhena a aussi construit les palais Ca’ Rezzonico et Ca’ Pesaro. Wittkower écrit de lui qu’il « représente le triomphe absolu dans le sculpturalité, la monumentalité baroque et la richesse des jeux de lumière ».

C’était simple et très compliqué : en face de Saint-Marc, sur l’autre rive, quoi ? Par rapport à Palladio, de l’autre côté de la Giudecca, quoi ? Il faut faire le poids sur la gauche (masse énorme), et ne pas être ridicule sur la droite. Voici un octogone, idée de génie.

Les roues de la Salute autour de la coupole, et l’ensemble des corniches à statues sont aussi des idées de génie. Deux coupoles, deux campaniles, mais l’église est ronde, elle tourne sur elle-même à l’intérieur, alors qu’à l’extérieur elle donne l’impression d’atterrir puissamment, comme le char céleste d’une divinité.

La Salute a ses œuvres d’art (Titien, Tintoret), mais, bizarrement, n’en a pas besoin. Elle se suffit à elle-même (grand lustre comme un pendule d’observatoire).

C’est le seul monument vénitien qu’on peut admirer pour lui-même et son vide. Congé à la peste, mais d’une certaine façon, congé aussi au psychisme. J’ai cru remarquer que la Salute gêne les névrosés et pétrifie les hystériques. C’est un test.

Le 21 novembre, ici, procession en hommage à l’intercession de la Vierge lors de la grande peste de 1630. Pont de bateaux sur le Grand Canal vers ce magnifique hôpital désert. Tout ce qui se passe la nuit derrière la Salute, jardins invisibles, terrasses devinées, sotoporteghos à peine éclairés, coudes brusques vers les Zattere, murs, silence, eau noire, est indéfinissable, léger, frais, suspendu, secret. Je me surprends souvent à Venise, au détour d’un coup de soleil dans les mâts, en fin d’après-midi, à penser « les dieux sont là ». Et en effet, ils sont là.

Philippe Sollers,
Dictionnaire amoureux de Venise, Éditions Plon, 2004. Dessins d’Alain Bouldouyre.

24 décembre 2009

« Attention, je peux faire rire ! »

Classé sous Non classé — sollers @ 23:2

Il faut avoir vu où respirait Céline , après la guerre, au Danemark, à Klarskovgaard. Petite maison isolée et insalubre, bord de la baltique, brume, froid, neige, horizon Elseneur, to be or not to be : « Je suis malade à en crever dans une cabane glaciale. » C’est de là qu’il écrit à son vieil ami Zuloaga pour le presser, comme il le fait avec d’autres correspondants, de trouver une issue à son exil de sans papiers et de bouc émissaire. Antonio Zuloaga, le fils du peintre, ancien attaché culturel à l’ambassade d’Espagne, est, pour Céline, l’espoir de se retrouver là-bas, au pays Basque, où Lucette, danseuse, pourrait même se mettre aux « castagnettes ». Technique célinienne classique : humour, familiarité, plainte, enveloppements, évocations de souvenirs poivrés, justifications répétitives, manipulation comique. Zuloaga, visiblement, a été un intime très intime. « Mon cher vieux », « mon bien cher aimé Zoulou », « mon bon Zoulou », « cher gros bandit » . Ce Zoulou, le docteur Céline sait qu’il faut le prendre par les compliments sexuels : il a « une grosse bite », il est beau en chemise de nuit, il pourrait, s’il consentait à venir faire un tour au nord pour mieux comprendre la situation, « amener une gentille compagne de voyage bien sportive », « que d’heures on perd loin des culs ! ». On lui propose même de lui « prêter la Pipe » (surnom de Lucette), puisqu’il est « un gros Cupidon atroce », et qu’on va jusqu’à lui dire : « penses à nous quand tu éjacules ! » Plaisanterie, bien sûr, mais qui sert à mettre en évidence, avec pudeur, l’état misérable où se trouve réduit un des plus grands écrivains français. « Je suis un vieil acrobate éreinté. » « Tout ce qu’on avait pas compris dans la vie, on le comprend d’un coup en cellule. Ce retard ! Vingt piges pour l’esprit. Cent ans hélas pour les os ! »

Séduction, demande d’action, menaces : si on me fait trop de saloperies, répète Céline, alors tombe la foudre. Ailleurs, il a cette formule merveilleuse : « Attention, je peux faire rire ! » Au fond, c’est peut-être ce rire persistant, corrosif, innocent au milieu de l’horreur, de la douleur et du désespoir qu’on ne lui pardonne pas. Il est, à ce moment-là (et ou se demande où il en trouve la force), en train d’écrire un de ses plus beaux livres, Féerie pour une autre fois. Mais les messages à délivrer « à l’extérieur » sont rédigés dans l’urgence. Partir, quitter ce trou, obtenir un passeport, faire annuler les poursuites contre lui qu’il s’obstine à trouver absurdes et sadiques. Il est un martyr, dit-il, « martyr absolu, martyr total, martyr de mon patriotisme pacifique, de mon patriotisme janséniste effréné, folkloriste délirant ». Ce qui peut nous étonner le plus, aujourd’hui, c’est qu’il se croit accusé de trahison alors qu’il a écrit le livre le plus monstrueusement antisémite de tous les temps, Bagatelles pour un massacre. En est-il conscient ? Bien sûr, mais pas vraiment. « Il n’y a rien dans mon dossier », dit-il. Mais aussi : « D’ailleurs l’antisémitisme est une provocation criminelle qui ne sert qu’à faire des bagnards. Je suis prêt à l’écrire, je suis seul en France et peut-être au monde qui ait l’autorité pour faire entendre de telles paroles – pour faire cesser à jamais les persécutions juives – non par couardise mon dieu – ma peau est sur la table. » « Qui peut tout souffrir peut tout oser », écrit Vauvenargues. »

En effet. Qui connaît le poison, connaît aussi le contre-poison. Un des usages les plus paradoxaux de la lecture du « mauvais Céline » est de guérir à jamais de l’antisémitisme. On a plus à redouter, dans ce domaine, les virus plus insidieux ou plus doux. D’ailleurs, Zuloaga est un bourgeois, il ne peut rien comprendre au fond des choses : « Tu crois savoir des choses, et tu ne sais rien du tout. Du côté où tu as vécu, du bon côté, on ne sait rien du tout. C’est ça le bonheur : ne rien savoir du tout. S’imaginer. Tout bénéfice ! Vanité satisfaite et confort intellectuel – et matériel. » Et encore : « En quoi consiste ta fortune ? En diamants, j’espère. Ça s’avale, ça se chie, ça se vend, ça s’enterre avec soi, c’est la seule chose qui reste une fois pourri. Penses-y, nom de Dieu ! » N’oublions pas que c’est un bagnard qui parle.

Céline n’en démord pas : il y a les habitants du bon côté des choses, et puis lui, « bouc puant », victime désignée à cause de son talent « burlesque ». Il va même jusqu’à émettre cette énormité pas si énorme : « Tout le monde a collaboré sauf moi. » La vérité, pour un sans-papiers, est qu’il est tout simplement hors-la-loi. « Quand on est hors-la-loi, on rigole par tous les bouts ! On devient restaurant gratuit, hôtel gratuit, con gratuit, lit gratuit, traître gratuit, salaud gratuit, ordure gratuite. » Des papiers, de l’argent : le reste est une comédie inhumaine. « Tu gagnes du pognon, c’est parfait, c’est ton devoir. Je n’ai pas l’intention de te taper jamais, mais j’aime les gens riches. Ils font bander nos femmes, consolent nos veuves et adoptent nos orphelins. » Pour Céline, on le sait, les barrières sociales sont infranchissables : « Je regrette de ne pas avoir été élevé à Condorcet, tu me respecterais bien davantage ! Ce sont mes origines qui te blessent ! » Tout le monde s’en tire sauf lui, parce qu’il n’est pas né du bon côté du soleil. Ce n’est pas le cas de Morand, par exemple : « Jamais ennuyé, jamais jugé. Parfait. Mais l’homme est fin, et très bien renseigné, une vraie hirondelle. » Zuloaga ose se plaindre des lettres de son correspondant ? La foudre : « Tu te plains de mes lettres qui t’enrichiront un jour ! »

Dans le cas de Céline, il y revient sans cesse et avec raison, la vraie circonstance aggravante est bien entendu le style. Disons mieux : la poésie. Céline poète ? Et grand poète ? Mais oui, et il faudra s’y faire. Lui-même, toujours par pudeur, n’emploie le mot qu’en le déformant, avec une humilité rusée et sincère : « Les Beaux-Arts ! Les Belles-lettres ! La Povoisie ! Voilà, mes passions – et la DANSE ! » Le réalisme, le naturalisme, le roman familial ou social ? Mais non, rien à voir : « Je suis povouëte et que povouëte. Ce qui n’est pas transposable m’embête à périr. L’ « objectif » , je laisse ça aux écrivains éphémères. Le vers seul est fixatif – ou le pseudo-vers, hélas ! tout mon possible. » Le scandale-Céline est bien là : une force et une électricité de langue qui font paraître les « poètes » modernes mièvres, embarrassés, précieux, faussement hermétiques, ennuyeux. Céline « voltairise » la langue, mais la livre aussi à toute son histoire secrète, à sa liberté, à son anarchie enflammée et malgré tout classique. C’est pourquoi il est en droit de dire : « Je veux des calomnies de qualité ». Hélas, un grand poète, de son vivant, ne peut connaître que la mesquinerie ou la haine : « À présent, marchander c’est du pur velours. Voici venir le temps des rentiers de la haine. Vraiment l’espèce la plus haïssable des cent variétés de délateurs. » Voici un « jeune sale petit con hystérique ivrogne inepte. » Ou bien un « beau dégueulasse, lâche, menteur, mouchard. » Un autre est « foutrement dangereux, maléfique », avec « inconscient pas innocent ». Les journalistes ? « J’ai un disque dans le ventre, toujours le même, on se lasse vite de m’intervieuwer. Celui qui me sortira un mot de plus que mon disque sera bien malin, et pour le reste de mes jours, la drôlerie est à l’intérieur. »

La vérité est à l’intérieur. Elle est horrible, elle est drôle. « Je suis à mon aise dans le pire », dit Céline. Mais il est aussi à l’aise dans l’enchantement. Qu’on lui lève son mandat d’arrêt, voilà tout ce qui l’intéresse. « Un cauchemar fignolé de sept années, c’est une opération sur les nerfs – on reste bovins. » Céline et Lucette sont des « lépreux », et « en ces temps communistes, on ne respecte plus guère que les milliardaires ». Le cauchemar va pourtant prendre fin, même si le nom de Céline est promis, il s’en doute, à un cauchemar sans fin. Il ne meurt pas tout de suite, pourtant. Il n’écrit plus que rarement à « Zoulou ». Un dernier mot pour lui annoncer son arrivée à Meudon avec « vue sur tout Paris et le Sacré-Cœur et la Seine ». Le bouc, le lépreux, l’acrobate éreinté va se remettre au travail. Quelques chefs-d’œuvres en perspective, voilà tout. D’un Château l’autre, Nord, Rigodon. Les tordants Entretiens avec le Professeur Y. Le comique et la poésie, toujours. Traversée du chaos, navigation en enfer, et, par-dessus tout cela, danse et musique. « On aurait eu de quoi devenir fous cent fois – d’ailleurs on l’est. » Le plus émouvant pour finir : la demande que fait Céline à Zoulou d’acheter un parfum à Paris pour Lucette. Un flacon de Narcisse noir, de Caron, chez Arnys, parfumerie, rue de la Paix. Il veut lui faire ce petit cadeau, la moindre des choses.

Philippe Sollers
Purgatoire de Céline (Septembre 2002)

 

23 décembre 2009

Bartoli : Sacrificium

Classé sous Non classé — sollers @ 10:2

« L’Heure de … » : Cecilia Bartoli  
Mercredi 23 décembre 2009  à 23h00, France 3
Présenté par : Alain Duault
Durée : 1 heure 15 minutes 

Avec Cecilia Bartoli, l’univers rose et creux des divas a basculé. Voilà une soprano qui fait la carrière la plus éblouissante du monde, mais qui ne se promène pas avec une boîte de chocolats dans les mains, est intelligente comme pas une, et bâtit des programmes dont personne n’a eu l’idée. Sa technique est tout bonnement phénoménale – même Marilyn Horne ne lui arrive pas à la cheville : Bartoli, elle, déroule ses coloratures avec le sourire, toute heureuse de pouvoir tout faire sans effort apparent, comme d’autres parlent. Parfois même, elle semble en rire, prenant le public à témoin de la drôlerie qu’il y a, non pas dans la vocalise de Rossini, mais à simplement monter et descendre les gammes comme de parfaits escaliers, à toute vitesse, sans un accroc : comme c’est amusant, semble-t-elle dire. La vocalise, elle s’en fiche, elle sait bien que c’est stupide. Mais de ses yeux et sourcils d’Italienne restée italienne, ses yeux-et-sourcils de mamma rigolote et gouailleuse, elle se marre au milieu des arpèges, devant son public incrédule et conquis. Avec Bartoli, on assiste à l’irruption soudaine de l’élégance dans le bel canto, monde où le caprice masque des fissures artistiques, physiques, intellectuelles, que la célébrité ne sait pas colmater. L’élégance du geste vocal réalisé avec une absolue perfection.

La vocalise, c’est du sport, rien d’autre. Qu’on se rappelle Nadia Comaneci sur la poutre, qu’on se rappelle les passes impeccables de Zinédine Zidane. Tel est l’univers de la Bartoli, avec ses coloratures huilées, son émission toujours dans le mille de la cible. Qu’elle chante des idioties, car cela lui arrive souvent, importe peu : elle ne les a pas composées, elle n’y est pour rien. Seulement, ces fadaises ont été écrites pour que se révèle un certain parcours vocal : du balbutiement au déroulé accompli. Elle est au point d’arrivée de ce trajet; et ce point ultime la met soudain à égalité avec le créateur. Elle rejoint Mozart écrivant une mélodie, Matisse dessinant une bouche. Elle n’est plus une interprète : elle est dans la sphère de l’idéal. « C’est le disque le plus difficile que j’aie fait », dit-elle à propos de son dernier enregistrement, consacré au répertoire des castrats, rappelant que 4 000 garçons étaient «sacrifiés» tous les ans en Italie, pour que leur aigu d’enfant se conserve dans un corps d’adulte. Comme dirait l’autre, qu’est-ce que c’est, «difficile» ?
 

Jacques Drillon
TéléObs du 19 décembre 2009.

20 décembre 2009

« Vertus héroïques »

Classé sous Non classé — sollers @ 19:2

Pie XII et Jean-Paul II déclarés vénérables

Benoît XVI a proclamé samedi 19 décembre 2009 les vertus héroïques de son prédécesseur Jean-Paul II, étape décisive avant sa béatification, ainsi que celles de Pie XII. Le pape a également reconnu le martyre du P. Jerzy Popieluszko, aumônier de Solidarnosc, assassiné en 1984 par la police politique polonaise

Recevant samedi 19 décembre  en audience Mgr Angelo Amato, préfet de la Congrégation des causes des saints, Benoît XVI a autorisé la publication de plusieurs décrets de reconnaissances de miracles, de vertus héroïques et de martyres. Le plus attendu était celui concernant Jean-Paul II, son prédécesseur immédiat, et dont les « vertus héroïques » sont donc reconnues. Il s’agit d’une étape décisive avant la béatification : ne manque plus que la reconnaissance d’un miracle. Celui-ci serait toutefois presque acquis après la clôture, en juin 2007, du procès diocésain de la guérison inexpliquée d’une religieuse française. Jean-Paul II pourrait ainsi être béatifié dès le dimanche 17 octobre 2010.

Jean-Paul II, le 9 juin 1987, sur la tombe du P. Jerzy Popieluszko, à Varsovie (Photo : CPP/CIRIC).
Jean-Paul II, le 9 juin 1987, sur la tombe du P. Jerzy Popieluszko,
à Varsovie (Photo : CPP/CIRIC).

La Croix 19/12/2009.

15 décembre 2009

Profondément insociable

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Qui l’aurait cru ? Le jeune Céline, dans ses lettres à ses parents, est un modèle de gentillesse, d’affection, de reconnaissance. A 20 ans, c’est un cuirassier enthousiaste, patriote, désireux d’être un combattant exemplaire dans la boucherie de 1914. Louis Destouches (c’est son nom) découvre peu à peu l’horreur : « Il y a des villages dont on ne peut approcher, tellement l’odeur qui s’en échappe est violente, il n’y a pas un puits où il n’y ait un cadavre. »

Ça ne fait rien, il faut tuer de l’Allemand, et surtout prendre soin de la jument qui vous sauve la vie par intermittence. « L’Allemagne est à terre il ne reste plus qu’à la tuer, à la traquer jusqu’à la dernière extrémité. » Céline n’a encore aucune idée de l’écrivain qu’il sera, mais son talent d’épistolier prouve qu’un écrivain l’est bien avant de l’être officiellement. Le ton est là, et surtout le courage. Drôle de France transformée en charnier : « Certains endroits sont de véritables lacs où émergent les cadavres des hommes et des chevaux. » Le voilà brusquement devant d’« énormes trous d’obus où rentrerait bien un autobus », ou devant « des fosses pour les cadavres, la plupart du temps; enterrés sans même une croix ». 

Les atrocités se multiplient, ainsi de ces civils sans défense tués à coups de lance, une grand-mère de 78 ans, un bébé de 15 jours, une mère enceinte dont un soldat allemand a ouvert le ventre. « On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté », dira, beaucoup plus tard, l’auteur de Voyage au bout de la nuit. Pour l’instant, c’est le choc : Louis est blessé, il a peur de perdre son bras droit, il décrit froidement des « douleurs intolérables », mais continue d’écrire à ses « chers Parents », qui d’ailleurs veillent sur lui en écrivant sans relâche aux responsables militaires. Voyez cette lettre tracée avec application : « Je fais une tentative de la main gauche, qui me reporte au temps de l’école maternelle. » Il sauvera son bras droit, mais, dix-huit ans plus tard, n’obtiendra pas le Goncourt pour son premier livre. « Le caractère anarchique du style peut les effrayer beaucoup. Autrefois, les Goncourt étaient anarchistes, mais ils ont vieilli, ce ne sont plus que de vieilles femelles conservatrices. » Ce jeune Destouches a décidément bien changé.

Les lettres les plus étonnantes viennent d’Afrique, en 1916. Céline est employé dans une compagnie forestière à Bikobimbo. Il écrit toujours à ses « chers Parents » : « Je ne suis pas un homme de devoir. Je devais remonter vers la forêt, mais la mer est si belle qu’elle me retient indûment sur ses bords… La brise m’arrive du large, saccadée, rageuse et saupoudre de sable doré les mille petites fleurs roses et blanches qui se secouent aussitôt, toutes ensemble, en petites fleurs soigneuses de leurs corolles. » 

De là, il s’enfonce à travers l’épaisse forêt, dans une solitude d’aventurier (« je suis profondément insociable, je peux entrer dans n’importe quel rôle du jour au lendemain»), luttant contre l’avachissement et la fièvre. Le meilleur moyen pour se maintenir en forme, dit-il, est de lire d’un bout à l’autre un bouquin de médecine coloniale, ce qui lui permet d’envoyer à son « cher Papa » la description de symptômes horribles. Et puis il marche : « Je n’ai encore rencontré personne, et, si les cartes sont justes, je ne rencontrerai personne avant quinze jours. » Ce jeune homme de 22 ans, aucun doute, sera un jour médecin et écrivain, même système nerveux très sensible.

Et puis il y a les moments lourds : « Le soir, lorsque sous la grande voûte des branches j’ai fait mon campement, que tous mes porteurs dorment, que je fais cuire mon morceau de singe journalier sur un petit feu récalcitrant de bois humide, une sorte de pudeur craintive m’envahit, j’ai peur de la grande caverne que forment les arbres, je cherche en vain les étoiles, les mille cris d’animaux que l’écho grossit encore me semblent protester contre ma présence. Et je vous confesse que, dans ces moments-là, j’évite de heurter avec mon unique cuiller les parois de mon unique casserole, de peur de faire du bruit.» Comme on sait, les livres de Louis-Ferdinand Céline n’en finissent pas de faire du bruit. 

Céline, Lettres. Editions Gallimard, collection La Pléiade, établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis, 2009. 
Véronique  Robert-Chovin, Devenir Céline (1912-1919). Editions Gallimard, 2009. 
Philippe Sollers, Céline. Les Editions Écriture, 2009. 

Philippe Sollers 
Le Nouvel Observateur n°2352 du 3 décembre 2009.

3 décembre 2009

Examen d’identité obligatoire

Classé sous Non classé — sollers @ 13:2

Identité nationale 

Aimez-vous le mot « nation », et l’adjectif « national » ? Ça dépend des moments. Le mot « front » vous laisse froid, sans parler de « front national ». Quant à l’identité, j’espère pour vous qu’elle ne se réduit pas aux papiers du même nom, et que vous avez une vie privée et intérieure pleine de complexité, de soucis, mais aussi de charmes. Vous aimez la France, c’est entendu, même celle qui s’est appelée « royaume », puisque vous êtes, à juste titre, fier de Versailles, de Descartes, de Molière, de Voltaire et même de Mme de Pompadour. Vous trouvez parfois que la République exagère en faisant commencer l’Histoire avec elle, car vous ne crachez pas sur Montaigne, Pascal, Bossuet, Mme de Sévigné, Saint-Simon, Laclos ou Chateaubriand. 

La France, ne cherchez pas une meilleure définition, c’est d’abord sa littérature, la plus riche et la plus variée du monde. Qu’importe si votre pays s’impose au football en trichant un peu ! Vous fermez les yeux, en bon patriote, sur cet incident mineur, vous n’êtes quand même pas quelqu’un pour qui le sport et la télévision occupent l’essentiel des rêves. Vous êtes indulgent pour les jeunes gens qui pensent que la guerre de 1914-1918 est aussi vieille que la guerre de Cent Ans, et qui assistent aux commémorations de la chute du mur de Berlin comme à une cérémonie du Moyen Âge. Si vous êtes progressiste, vous êtes pour les droits de l’homme, la fonction sacrée de l’école, la laïcité stricte, la régularisation des sans-papiers, le mariage homosexuel et les adoptions qui s’ensuivent. Tout en trouvant que l’adjectif « monstrueux » est exagéré pour parler du président actuel, vous pensez qu’un écrivain, surtout s’il a obtenu ce grand prix national qu’est le Goncourt, a le droit de s’exprimer librement sans devoir de réserve (lequel doit s’appliquer aux fonctionnaires d’État). Obtenez-vous ainsi une bonne note à votre examen d’identité obligatoire ? J’espère. 

Panthéon 

La religion républicaine a une manie : déplacer les cercueils ou les cendres des morts, pour les mettre, si l’on peut dire, en perspective. De ce point de vue, le choix opportun de Camus était justifié, et je regretterais que cette apothéose grandiose n’ait pas lieu, Camus était un grand homme de Bien, la Nation se devait de le célébrer comme modèle. Cela dit, la République serait plus claire en établissant aussi un Enfer officiel, une liste d’auteurs non panthéonisables. Dans cette cohorte de noms réprouvés par l’identité nationale, on trouverait pêle-mêle Sade, Baudelaire, Lautréamont. Breton, Bataille, Genet, Céline. Vous imaginez Céline au Panthéon ? Question absurde. À l’extrême limite, Sartre et Beauvoir, mais non, impossible. Alors qui ? Balzac, Stendhal, Proust seraient les bienvenus d’une grande identité nationale, mais, de façon plus modeste, j’aperçois deux candidats qui seraient très « tendance », Gide et Colette. Colette surtout. L’auteur de Chéri au Panthéon, oui! Et avec de splendides discours de Roselyne Bachelot et de Carla Bruni ! 

Céline 

Les éditions Gallimard poursuivent leurs mauvaises actions : après Lautréamont en Pléiade, un volume massif de Lettres (1) de l’épouvantable Céline panthéonisé sur papier bible, à côté de Camus, L’ennuyeux, si vous ouvrez ce volume, c’est que vous êtes immédiatement pris par un talent électrisant. Voyez cette lettre de 1933 à Benjamin Fondane : « Je ne sais au juste qui me pendra. Les militaires ? Les bourgeois ? Les communistes ? Les confrères ? Qui ? L’accord n’est pas fait. Je suis prêt à renier n’importe quoi. Chez les aveugles, pourquoi se faire supplicier pour telle ou telle couleur ? Le bleu plutôt que le vert ? En verront-ils davantage ? Mon mépris pour ces brutes est total, absolu. Je les aime bien comme on aime les chiens, mais je ne parle pas leur langue de haine. Ils me dégoûtent totalement dès qu’ils aboient. Et ils n’arrêtent pas. Qu’ils aillent se faire dresser s’il se peut encore ! Mais je crois qu’ils sont enragés. Et ils minaudent ! » 

Et encore, en 1934, à Élie Faure : « Je suis anarchiste jusqu’aux poils. Je l’ai toujours été, je ne serai jamais rien d’autre… Tout système politique est une entreprise de narcissisme hypocrite qui consiste à rejeter l’ignominie personnelle de ses adhérents sur un système ou sur les « autres ».»  « Narcissisme hypocrite » me semble bien vu. 

Rimbaud 

Même s’il est peu probable qu’il entre jamais au Panthéon, Rimbaud n’en finit pas de surprendre. Grâce à Éric Marty, vous pouvez ainsi lire un livre introuvable depuis 1921, Rimbaud mourant (2), par Isabelle Rimbaud, sa sœur, qui a accompagné son frère jusqu’à la fin . Lecture bouleversante. Ainsi, après l’amputation de sa jambe, le séjour de Rimbaud chez sa famille. Il souffre beaucoup : « Il but des tisanes de pavot et vécut plusieurs jours dans un rêve réel très étrange. La sensibilité cérébrale ou nerveuse étant surexcitée, en l’état de veille les effets opiacés du remède se continuèrent, procurant au malade des sensations atténuées presque agréables extralucidant sa mémoire, provoquant chez lui l’impérieux besoin de confidence. » Isabelle Rimbaud, qui a été si critiquée de façon injuste, est ici un témoin capital : « Une nuit, se figurant ingambe et cherchant à saisir quelque vision imaginaire apparue, puis enfuie, réfugiée peut-être dans un angle de la chambre, il voulut descendre seul de son lit et poursuivre l’illusion. On accourut au bruit de la chute lourde de son grand corps, il était étendu complètement nu sur le tapis .» 
Lisez ce témoignage ultrasensible, et demandez-vous pourquoi il a fallu si longtemps pour le rééditer. C’est du corps même de Rimbaud qu’il s’agit, pas de son image.

1- Céline, Lettres. Éditions Gallimard, la Pléiade, 2009.
2- Isabelle Rimbaud, Rimbaud mourant (Préface de Éric Marty). Éditions
Manucius, 2009.

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du dimanche n°3281 du dimanche 29 novembre 2009.

1 décembre 2009

Bêtise : continent infini

Classé sous Non classé — sollers @ 13:2

Prenons Flaubert le samedi 27 septembre 1878 dans le « Journal » d’Edmond de Concourt : « Flaubert, à la condition de lui abandonner les premiers rôles et de se laisser enrhumer par les fenêtres qu’il ouvre à tout moment, est un très agréable camarade. Il a une bonne gaieté et un rire d’enfant, qui sont contagieux; et dans le contact de la vie de tous les jours se développe en lui une grosse affectuosité qui n’est pas sans charme. »

Ce Goncourt ne comprend rien, cela va de soi, mais il nous donne une précieuse information sur l’ouverture des fenêtres. Flaubert étouffe, il suffoque, son « Bouvard et Pécuchet » lui donne un mal fou, c’est un bouquin infernal, atroce, qui le mène droit à la mort. « Mon but secret est d’abrutir tellement le lecteur qu’il en devienne fou. Mais mon but ne sera pas atteint, par la raison que le lecteur ne me lira pas. Il se sera endormi dès le commencement. »

On n’a pas assez insisté, à mon avis, sur la découverte fondamentale de Flaubert, son trait de génie, sa passion, sa rage. Sartre a eu tort d’inventer pour lui le rôle d’« idiot de la famille », alors qu’il aura été le premier à sonder ce continent infini, la Bêtise. De ce point de vue, Flaubert, c’est Copernic, Galilée, Newton : avant lui, on ne savait pas que la Bêtise gouvernait le monde. « Je connais la Bêtise. Je l’étudie. C’est là l’ennemi. Et même il n’y a pas d’autre ennemi. Je m’acharne dessus dans la mesure de mes moyens. L’ouvrage que je fais pourrait avoir comme sous-titre : « Encyclopédie de la Bêtise humaine ».»

Bêtise de la politique, bêtise de la littérature, bêtise de la critique, médiocrité gonflée à tout va, il faut dire que la fin du XIXe siècle se présente comme un condensé de tous les siècles, ce qui a le don de mettre Flaubert en fureur. Le pouvoir est bête, la religion est bête, l’ordre moral est insupportable, bourgeois ou socialistes sont aussi imbéciles les uns que les autres, et ce qui les unit tous, preuve suprême de la Bêtise, est une même haine de l’Art. « Qui aime l’Art aujourd’hui ? Personne, voilà ma conviction intime. Les plus habiles ne songent qu’à eux, qu’à leur succès, qu’à leurs éditions, qu’à leurs réclames ! Si vous saviez combien je suis écoeuré souvent par mes confrères ! Je parle des meilleurs.» Il faut lire ici (ou relire) la grande lettre à Maupassant, de février 1880, elle est prophétique. Un programme de purification du passé est en cours sous le nom de moralité, mais en réalité (et nous en sommes là aujourd’hui) par la mise en place d’une conformité fanatique plate. « Il faudra, dit Flaubert, supprimer tous les classiques grecs et romains, Aristophane, Horace, Virgile. Mais aussi Shakespeare, Goethe, Cervantès, Rabelais, Molière, La Fontaine, Voltaire, Rousseau. » « Après quoi, ajoute-t-il, il faudra supprimer les livres d’histoire qui souillent l’imagination ».

Flaubert voit loin : les idées reçues doivent remplacer la pensée, il y a, au fond de la bêtise, une « haine inconsciente du style », une « haine de la littérature » très mystérieuse, animale, qu’il s’agisse des gouvernements, des éditeurs, des rédacteurs en chef des journaux, des critiques « autorisés ». La société devient une énorme « farce », où, dit-il, « les honneurs déshonorent, les titres dégradent, la fonction abrutit ». Renan se présente à l’Académie française ? Quelle « modestie » ! « Pourquoi, quand on est quelqu’un, vouloir être quelque chose ? » Savoir écrire et lire est un don, sans doute, mais aussi une malédiction : « Du moment que vous savez écrire, vous n’êtes pas sérieux, et vos amis vous traitent comme un gamin.» Bref, l’être humain est en train de devenir irrespirable.

En janvier 1880, vers la fin de son existence physique de saint halluciné, Flaubert écrit à Edma Roger des Genettes (sa correspondante préférée, avec Léonie Brainne et sa nièce Caroline, plutôt des femmes, donc) : « J’ai passé deux mois et demi absolument seul, pareil à l’ours des cavernes, et en somme parfaitement bien, puisque, ne voyant personne, je n’entendais pas dire de bêtises. L’insupportabilité de la sottise humaine est devenue chez moi une maladie, et le mot est faible. Presque tous les humains ont le don de m’exaspérer, et je ne respire librement que dans le désert.»

Simple question : que dirait Flaubert aujourd’hui ? Autre prophétie pleinement réalisée : « L’importance que l’on donne aux organes uro-génitaux m’étonne de plus en plus.» Allons, bon : le sexe lui-même est en train de devenir Bête.

Gustave Flaubert, Correspondance, Tome V. Éditions Gallimard, Coll « la Pléiade », 1584 p.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n° 2250 du 20 décembre 2007.

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