Il faut avoir vu où respirait Céline , après la guerre, au Danemark, à Klarskovgaard. Petite maison isolée et insalubre, bord de la baltique, brume, froid, neige, horizon Elseneur, to be or not to be : « Je suis malade à en crever dans une cabane glaciale. » C’est de là qu’il écrit à son vieil ami Zuloaga pour le presser, comme il le fait avec d’autres correspondants, de trouver une issue à son exil de sans papiers et de bouc émissaire. Antonio Zuloaga, le fils du peintre, ancien attaché culturel à l’ambassade d’Espagne, est, pour Céline, l’espoir de se retrouver là-bas, au pays Basque, où Lucette, danseuse, pourrait même se mettre aux « castagnettes ». Technique célinienne classique : humour, familiarité, plainte, enveloppements, évocations de souvenirs poivrés, justifications répétitives, manipulation comique. Zuloaga, visiblement, a été un intime très intime. « Mon cher vieux », « mon bien cher aimé Zoulou », « mon bon Zoulou », « cher gros bandit » . Ce Zoulou, le docteur Céline sait qu’il faut le prendre par les compliments sexuels : il a « une grosse bite », il est beau en chemise de nuit, il pourrait, s’il consentait à venir faire un tour au nord pour mieux comprendre la situation, « amener une gentille compagne de voyage bien sportive », « que d’heures on perd loin des culs ! ». On lui propose même de lui « prêter la Pipe » (surnom de Lucette), puisqu’il est « un gros Cupidon atroce », et qu’on va jusqu’à lui dire : « penses à nous quand tu éjacules ! » Plaisanterie, bien sûr, mais qui sert à mettre en évidence, avec pudeur, l’état misérable où se trouve réduit un des plus grands écrivains français. « Je suis un vieil acrobate éreinté. » « Tout ce qu’on avait pas compris dans la vie, on le comprend d’un coup en cellule. Ce retard ! Vingt piges pour l’esprit. Cent ans hélas pour les os ! »
Séduction, demande d’action, menaces : si on me fait trop de saloperies, répète Céline, alors tombe la foudre. Ailleurs, il a cette formule merveilleuse : « Attention, je peux faire rire ! » Au fond, c’est peut-être ce rire persistant, corrosif, innocent au milieu de l’horreur, de la douleur et du désespoir qu’on ne lui pardonne pas. Il est, à ce moment-là (et ou se demande où il en trouve la force), en train d’écrire un de ses plus beaux livres, Féerie pour une autre fois. Mais les messages à délivrer « à l’extérieur » sont rédigés dans l’urgence. Partir, quitter ce trou, obtenir un passeport, faire annuler les poursuites contre lui qu’il s’obstine à trouver absurdes et sadiques. Il est un martyr, dit-il, « martyr absolu, martyr total, martyr de mon patriotisme pacifique, de mon patriotisme janséniste effréné, folkloriste délirant ». Ce qui peut nous étonner le plus, aujourd’hui, c’est qu’il se croit accusé de trahison alors qu’il a écrit le livre le plus monstrueusement antisémite de tous les temps, Bagatelles pour un massacre. En est-il conscient ? Bien sûr, mais pas vraiment. « Il n’y a rien dans mon dossier », dit-il. Mais aussi : « D’ailleurs l’antisémitisme est une provocation criminelle qui ne sert qu’à faire des bagnards. Je suis prêt à l’écrire, je suis seul en France et peut-être au monde qui ait l’autorité pour faire entendre de telles paroles – pour faire cesser à jamais les persécutions juives – non par couardise mon dieu – ma peau est sur la table. » « Qui peut tout souffrir peut tout oser », écrit Vauvenargues. »
En effet. Qui connaît le poison, connaît aussi le contre-poison. Un des usages les plus paradoxaux de la lecture du « mauvais Céline » est de guérir à jamais de l’antisémitisme. On a plus à redouter, dans ce domaine, les virus plus insidieux ou plus doux. D’ailleurs, Zuloaga est un bourgeois, il ne peut rien comprendre au fond des choses : « Tu crois savoir des choses, et tu ne sais rien du tout. Du côté où tu as vécu, du bon côté, on ne sait rien du tout. C’est ça le bonheur : ne rien savoir du tout. S’imaginer. Tout bénéfice ! Vanité satisfaite et confort intellectuel – et matériel. » Et encore : « En quoi consiste ta fortune ? En diamants, j’espère. Ça s’avale, ça se chie, ça se vend, ça s’enterre avec soi, c’est la seule chose qui reste une fois pourri. Penses-y, nom de Dieu ! » N’oublions pas que c’est un bagnard qui parle.
Céline n’en démord pas : il y a les habitants du bon côté des choses, et puis lui, « bouc puant », victime désignée à cause de son talent « burlesque ». Il va même jusqu’à émettre cette énormité pas si énorme : « Tout le monde a collaboré sauf moi. » La vérité, pour un sans-papiers, est qu’il est tout simplement hors-la-loi. « Quand on est hors-la-loi, on rigole par tous les bouts ! On devient restaurant gratuit, hôtel gratuit, con gratuit, lit gratuit, traître gratuit, salaud gratuit, ordure gratuite. » Des papiers, de l’argent : le reste est une comédie inhumaine. « Tu gagnes du pognon, c’est parfait, c’est ton devoir. Je n’ai pas l’intention de te taper jamais, mais j’aime les gens riches. Ils font bander nos femmes, consolent nos veuves et adoptent nos orphelins. » Pour Céline, on le sait, les barrières sociales sont infranchissables : « Je regrette de ne pas avoir été élevé à Condorcet, tu me respecterais bien davantage ! Ce sont mes origines qui te blessent ! » Tout le monde s’en tire sauf lui, parce qu’il n’est pas né du bon côté du soleil. Ce n’est pas le cas de Morand, par exemple : « Jamais ennuyé, jamais jugé. Parfait. Mais l’homme est fin, et très bien renseigné, une vraie hirondelle. » Zuloaga ose se plaindre des lettres de son correspondant ? La foudre : « Tu te plains de mes lettres qui t’enrichiront un jour ! »
Dans le cas de Céline, il y revient sans cesse et avec raison, la vraie circonstance aggravante est bien entendu le style. Disons mieux : la poésie. Céline poète ? Et grand poète ? Mais oui, et il faudra s’y faire. Lui-même, toujours par pudeur, n’emploie le mot qu’en le déformant, avec une humilité rusée et sincère : « Les Beaux-Arts ! Les Belles-lettres ! La Povoisie ! Voilà, mes passions – et la DANSE ! » Le réalisme, le naturalisme, le roman familial ou social ? Mais non, rien à voir : « Je suis povouëte et que povouëte. Ce qui n’est pas transposable m’embête à périr. L’ « objectif » , je laisse ça aux écrivains éphémères. Le vers seul est fixatif – ou le pseudo-vers, hélas ! tout mon possible. » Le scandale-Céline est bien là : une force et une électricité de langue qui font paraître les « poètes » modernes mièvres, embarrassés, précieux, faussement hermétiques, ennuyeux. Céline « voltairise » la langue, mais la livre aussi à toute son histoire secrète, à sa liberté, à son anarchie enflammée et malgré tout classique. C’est pourquoi il est en droit de dire : « Je veux des calomnies de qualité ». Hélas, un grand poète, de son vivant, ne peut connaître que la mesquinerie ou la haine : « À présent, marchander c’est du pur velours. Voici venir le temps des rentiers de la haine. Vraiment l’espèce la plus haïssable des cent variétés de délateurs. » Voici un « jeune sale petit con hystérique ivrogne inepte. » Ou bien un « beau dégueulasse, lâche, menteur, mouchard. » Un autre est « foutrement dangereux, maléfique », avec « inconscient pas innocent ». Les journalistes ? « J’ai un disque dans le ventre, toujours le même, on se lasse vite de m’intervieuwer. Celui qui me sortira un mot de plus que mon disque sera bien malin, et pour le reste de mes jours, la drôlerie est à l’intérieur. »
La vérité est à l’intérieur. Elle est horrible, elle est drôle. « Je suis à mon aise dans le pire », dit Céline. Mais il est aussi à l’aise dans l’enchantement. Qu’on lui lève son mandat d’arrêt, voilà tout ce qui l’intéresse. « Un cauchemar fignolé de sept années, c’est une opération sur les nerfs – on reste bovins. » Céline et Lucette sont des « lépreux », et « en ces temps communistes, on ne respecte plus guère que les milliardaires ». Le cauchemar va pourtant prendre fin, même si le nom de Céline est promis, il s’en doute, à un cauchemar sans fin. Il ne meurt pas tout de suite, pourtant. Il n’écrit plus que rarement à « Zoulou ». Un dernier mot pour lui annoncer son arrivée à Meudon avec « vue sur tout Paris et le Sacré-Cœur et la Seine ». Le bouc, le lépreux, l’acrobate éreinté va se remettre au travail. Quelques chefs-d’œuvres en perspective, voilà tout. D’un Château l’autre, Nord, Rigodon. Les tordants Entretiens avec le Professeur Y. Le comique et la poésie, toujours. Traversée du chaos, navigation en enfer, et, par-dessus tout cela, danse et musique. « On aurait eu de quoi devenir fous cent fois – d’ailleurs on l’est. » Le plus émouvant pour finir : la demande que fait Céline à Zoulou d’acheter un parfum à Paris pour Lucette. Un flacon de Narcisse noir, de Caron, chez Arnys, parfumerie, rue de la Paix. Il veut lui faire ce petit cadeau, la moindre des choses.
Philippe Sollers
Purgatoire de Céline (Septembre 2002)