Un adepte léger du bal grec
Comme très peu de choses se transmettent au fil des générations, presque rien, brides d’affection ou de haines, jugements hâtifs, stéréotypes même pas vérifiés, Cocteau a presque disparu des évaluations contemporaines, ne surnagent finalement que par quelques bons mots. Nous savons de moins en moins ce qui s’est passé, les figures, les subtilités, les coups. Un jeune homme d’aujourd’hui, par exemple, aura le plus grand mal à imaginer l’intensité du conflit religieux de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre. En lisant les Lettres au Castor (1), de Sartre, il découvrira avec stupeur un monument de perversité calculée : tout le contraire de l’image officielle, en somme. La révision du XXe siècle commence à peine, elle sera surprenante, désillusionnante. Tant mieux. Entrons-y.
Cocteau est cette mobilité chatoyante et sérieuse qui a reçu de tout côté des excommunications répétées. On voit mal comment il aurait pu recevoir la bénédiction du pasteur Gide, sauf par instants, de façon tactique. On ne s’étonne pas de la proscription dont il a été l’objet de la part de la secte surréaliste. Faire adorer Osiris comme dieu noir par ce cavalier classique et désinvoltement moderne, par cet adepte léger du bal grec, était impossible. Breton, par ailleurs, ne badinait pas avec l’homosexualité, Aragon en sait quelque chose qui a préféré le long sacrifice communiste à l’aveu tout simple d’une innocente attraction. L’opium, la mode, Chanel, le Bœuf sur le toit, les ballets russes, Radiguet à contre-courant, le théâtre, la poésie presque n’importe comment dans le n’importe quoi, la conversion chez Maritain, la déconversion, les mains qui volent, l’amitié pour Maurice Sachs, Jean Marais, les enfants terribles, le sang d’un poète, la fidélité à Satie et Apollinaire, l’ange Heurtebise, Eurydice, le Sphinx, Œdipe, Orphée, – comment s’y retrouver ? Il est trop tard pour que les témoins vous racontent. D’ailleurs, tout le monde s’en moque. Tout cela est loin, très loin. Et pourtant. Chaque fois en pleine actualité si l’on veut. Changez les masques, c’est bien entendu toujours la même comédie qui se joue, et Cocteau est sans doute celui qui nous en dit le plus long sur ses coulisses. Le décorateur inlassable, c’est lui. L’irrationnel ? Il s’en mêle. Le classique à perpétuer ? Il s’y connaît. Hybride, hermaphrodite, il tire la morale de la fable folle. À la fin, il écrit comme Montaigne, auquel on revient toujours.
« J’aimais Gide et il m’agaçait. Je l’agaçais et il m’aimait. Nous sommes quittes ». Ou encore : « Gide n’avouait pas que j’avais eu toutes les peines du monde à le convaincre de lire Proust. Il le traitait d’auteur mondain ». Qui peut encore comprendre, aujourd’hui, la tempête autour de son Bacchus, Mauriac quittant ostensiblement la salle, la polémique qui s’est ensuivie ? On retiendra (cela est rapporté dans Journal d’un inconnu (2)) le curieux concile luthérien qui a réuni, à Antibes, Cocteau et Sartre, lequel était en train d’écrire Le Diable et le Bon Dieu. Encore une offensive protestante. Le champ catholique, devenu entre-temps minoritaire, c’est sa chance, va donc s‘énerver. Mettez-vous à sa place. Corydon, les caves du Vatican, les clés de Saint Pierre, et ceci, et cela, on a beau, comme Mauriac, avoir une inclination au trouble homophile, l’Église d’abord pourquoi pas ? D’autant plus qu’on canonisait à tour de bras et sans permission de l’autre côté ! Saint Genet ! Et puis quoi encore !
Théâtre, théâtre… Comme dans toutes les époques de transition… On reste ahuri devant ces spectacles qui se voulaient, chaque fois, une opération de commando pour prendre et tenir Paris. Qui lit encore Mahomet, de Voltaire ? La Mérope ? Hérode et Marianne ? Brutus ? Zaïre ? Tels étaient pourtant les grands événements du temps. Peut-on vraiment aimer, je veux dire apprendre par cœur, ces vers de Cocteau :
« À l’amour je retourne et contre je me vautre :
Ton lit sans fond vaut certes un glorieux sommet.
Chasse de mon esprit la chicane des autres,
Puisque souffrir d’amour, l’ange me le permet ? »
J’en doute. En revanche, ouvrez La difficulté d’être, les passages précis, inspirés, abondent. Cocteau est l’homme qui a su que Stravinsky et Picasso avaient raison de bousculer la « modernité », de figurer autrement la mélodie, le récit, les visages. Il n’avait pas le conformisme, si pénible, de l’avant-garde devenue catéchisme d’interdits. À vrai dire, un mot le résume, le sauve s’il en était besoin : amitié. C’est sa seule politique, sa passion paternelle transposée, sa qualité. Moraliste, donc ? Mais oui, et repris, là, par toute une tradition qui peut, sobrement, traverser la mort.
Voyez-le regarder Proust (3) : « N’attendez pas que je suive Proust dans ses randonnées nocturnes et que je vous les raconte. Sachez qu’elles avaient lieu dans une voiture de louage d’Albaret, mari de Céleste, véritable fiacre de nuit de Fantomas. De ces randonnées d’où il revenait à l’aube en croisant sa pelisse, blême, les yeux cernés de bistre, un litre d’eau d’Evian dépassant de sa poche, sa frange noire sur le front, une de ses bottines à boutons déboutonnés, son chapeau melon à la main, pareil au spectre de Sacher Masoch, Proust rapportait chiffres et calculs qui lui permissent de bâtir une cathédrale dans sa chambre et d’y faire pousser des églantines. »
Ou Picasso (4) : « Cet artiste complet est formé d’un homme et d’une femme. Il est le lieu de terribles scènes de ménage. Jamais tant de vaisselle ne fut cassée. L’homme a toujours raison en fin de compte et claque la porte. Mais de la femme il reste une élégance, une douceur d’entrailles, une sorte de luxe qui donnent excuse à ceux qui craignent la force et ne peuvent suivre l’homme hors du logis. »
Cette bouteille d’Evian, cette porte qui claque valent mieux que dix mille pages de commentaires, c’est évident. Cocteau a beaucoup rêvé d’une sorte d’invisibilité supérieure qui lui permettrait de franchir les murs. « L’invisibilité me semble être la condition de l’élégance. L’élégance cesse si on la remarque ». Il aimait un mot de Delacroix, que Matisse, à son tour, citait en connaissance de cause : « On n’est jamais compris, on est admis ».
1 – Lettres au Castor, Editions Gallimard, 1983.
2 – Journal d’un inconnu, Editions Grasset, 2003.
3 – La difficulté d’être, Editions Le livre de poche, 1993.
4 – Picasso, Editions L’école des lettres/ Le Seuil, 1996.
Philippe Sollers
Artpress n°76, décembre 1983.