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26 février 2010

Un adepte léger du bal grec

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Comme très peu de choses se transmettent au fil des générations, presque rien, brides d’affection ou de haines, jugements hâtifs, stéréotypes même pas vérifiés, Cocteau a presque disparu des évaluations contemporaines, ne surnagent finalement que par quelques bons mots. Nous savons de moins en moins ce qui s’est passé, les figures, les subtilités, les coups. Un jeune homme d’aujourd’hui, par exemple, aura le plus grand mal à imaginer l’intensité du conflit religieux de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre. En lisant les Lettres au Castor (1), de Sartre, il découvrira avec stupeur un monument de perversité calculée : tout le contraire de l’image officielle, en somme. La révision du XXe siècle commence à peine, elle sera surprenante, désillusionnante. Tant mieux. Entrons-y. 

Cocteau est cette mobilité chatoyante et sérieuse qui a reçu de tout côté des excommunications répétées. On voit mal comment il aurait pu recevoir la bénédiction du pasteur Gide, sauf par instants, de façon tactique. On ne s’étonne pas de la proscription dont il a été l’objet de la part de la secte surréaliste. Faire adorer Osiris comme dieu noir par ce cavalier classique et désinvoltement moderne, par cet adepte léger du bal grec, était impossible. Breton, par ailleurs, ne badinait pas avec l’homosexualité, Aragon en sait quelque chose qui a préféré le long sacrifice communiste à l’aveu tout simple d’une innocente attraction. L’opium, la mode, Chanel, le Bœuf sur le toit, les ballets russes, Radiguet à contre-courant, le théâtre, la poésie presque n’importe comment dans le n’importe quoi, la conversion chez Maritain, la déconversion, les mains qui volent, l’amitié pour Maurice Sachs, Jean Marais, les enfants terribles, le sang d’un poète, la fidélité à Satie et Apollinaire, l’ange Heurtebise, Eurydice, le Sphinx, Œdipe, Orphée, – comment s’y retrouver ? Il est trop tard pour que les témoins vous racontent. D’ailleurs, tout le monde s’en moque. Tout cela est loin, très loin. Et pourtant. Chaque fois en pleine actualité si l’on veut. Changez les masques, c’est bien entendu toujours la même comédie qui se joue, et Cocteau est sans doute celui qui nous en dit le plus long sur ses coulisses. Le décorateur inlassable, c’est lui. L’irrationnel ? Il s’en mêle. Le classique à perpétuer ? Il s’y connaît. Hybride, hermaphrodite, il tire la morale de la fable folle. À la fin, il écrit comme Montaigne, auquel on revient toujours. 

« J’aimais Gide et il m’agaçait. Je l’agaçais et il m’aimait. Nous sommes quittes ». Ou encore : « Gide n’avouait pas que j’avais eu toutes les peines du monde à le convaincre de lire Proust. Il le traitait d’auteur mondain ». Qui peut encore comprendre, aujourd’hui, la tempête autour de son Bacchus, Mauriac quittant ostensiblement la salle, la polémique qui s’est ensuivie ? On retiendra (cela est rapporté dans Journal d’un inconnu (2)) le curieux concile luthérien qui a réuni, à Antibes, Cocteau et Sartre, lequel était en train d’écrire Le Diable et le Bon Dieu. Encore une offensive protestante. Le champ catholique, devenu entre-temps minoritaire, c’est sa chance, va donc s‘énerver. Mettez-vous à sa place. Corydon, les caves du Vatican, les clés de Saint Pierre, et ceci, et cela, on a beau, comme Mauriac, avoir une inclination au trouble homophile, l’Église d’abord pourquoi pas ? D’autant plus qu’on canonisait à tour de bras et sans permission de l’autre côté ! Saint Genet ! Et puis quoi encore ! 

Théâtre, théâtre… Comme dans toutes les époques de transition… On reste ahuri devant ces spectacles qui se voulaient, chaque fois, une opération de commando pour prendre et tenir Paris. Qui lit encore Mahomet, de Voltaire ? La Mérope ? Hérode et Marianne ? Brutus ? Zaïre ? Tels étaient pourtant les grands événements du temps. Peut-on vraiment aimer, je veux dire apprendre par cœur, ces vers de Cocteau :
« 
À l’amour je retourne et contre je me vautre :
Ton lit sans fond vaut certes un glorieux sommet.
Chasse de mon esprit la chicane des autres,
Puisque souffrir d’amour, l’ange me le permet ?
 » 

J’en doute. En revanche, ouvrez La difficulté d’être, les passages précis, inspirés, abondent. Cocteau est l’homme qui a su que Stravinsky et Picasso avaient raison de bousculer la « modernité », de figurer autrement la mélodie, le récit, les visages. Il n’avait pas le conformisme, si pénible, de l’avant-garde devenue catéchisme d’interdits. À vrai dire, un mot le résume, le sauve s’il en était besoin : amitié. C’est sa seule politique, sa passion paternelle transposée, sa qualité. Moraliste, donc ? Mais oui, et repris, là, par toute une tradition qui peut, sobrement, traverser la mort. 

Voyez-le regarder Proust (3) : «  N’attendez pas que je suive Proust dans ses randonnées nocturnes et que je vous les raconte. Sachez qu’elles avaient lieu dans une voiture de louage d’Albaret, mari de Céleste, véritable fiacre de nuit de Fantomas. De ces randonnées d’où il revenait à l’aube en croisant sa pelisse, blême, les yeux cernés de bistre, un litre d’eau d’Evian dépassant de sa poche, sa frange noire sur le front, une de ses bottines à boutons déboutonnés, son chapeau melon à la main, pareil au spectre de Sacher Masoch, Proust rapportait chiffres et calculs qui lui permissent de bâtir une cathédrale dans sa chambre et d’y faire pousser des églantines. »
Ou Picasso (4) : «  Cet artiste complet est formé d’un homme et d’une femme. Il est le lieu de terribles scènes de ménage. Jamais tant de vaisselle ne fut cassée. L’homme a toujours raison en fin de compte et claque la porte. Mais de la femme il reste une élégance, une douceur d’entrailles, une sorte de luxe qui donnent excuse à ceux qui craignent la force et ne peuvent suivre l’homme hors du logis. » 

Cette bouteille d’Evian, cette porte qui claque valent mieux que dix mille pages de commentaires, c’est évident. Cocteau a beaucoup rêvé d’une sorte d’invisibilité supérieure qui lui permettrait de franchir les murs. « L’invisibilité me semble être la condition de l’élégance. L’élégance cesse si on la remarque ». Il aimait un mot de Delacroix, que Matisse, à son tour, citait en connaissance de cause : « On n’est jamais compris, on est admis ».
 

1 – Lettres au Castor, Editions Gallimard, 1983.
2 – Journal d’un inconnu, Editions Grasset, 2003.
 
3 – La difficulté d’être, Editions Le livre de poche, 1993.
4 – Picasso, Editions L’école des lettres/ Le Seuil, 1996.
 

Philippe Sollers
Artpress n°76, décembre 1983.

23 février 2010

Les Grecs et nous

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Du jour au lendemain 
Emission du Mercredi 24 février 2010 à 23h50
France Culture
par Alain Veinstein

Marcel Detienne, Apollon le couteau à la main. Editions Gallimard, Tel, n° 365 - 8 octobre 2009.

Eschyle le dit, il n’est pas le seul : Apollon est un dieu impur, exilé du ciel, un dieu plein de passions troubles. Ce qui ne l’empêche pas d’être le Maître des fondations, le Seigneur de l’Oracle, le Grand Exégète dans la cité de Platon. Comment les voies de la parole peuvent-elles recouper les chemins du couteau, donc la folie du meurtre ?
La piste est toute tracée, en Grèce et en grec archaïque. Il suffit de la suivre, depuis le premier pas d’Apollon sur le sol de Délos jusqu’au bras armé du couteau sur l’horizon du Parnasse. Mais au prix d’une extrême attention portée aux détails et à toutes les données concrètes ; repérer les situations, les objets, les gestes ; savoir qu’en régime polythéiste un dieu, quel qu’il soit, est toujours au pluriel, c’est-à-dire articulé à d’autres puissances, pris dans des assemblages, dans des groupements de dieux, dans des configurations d’objets et de situations sans lesquelles il n’est rien, ou si peu.
S’élabore ainsi une approche expérimentale du polythéisme, qui vise la confrontation entre polythéismes multiples, dans la matière et dans le style.

17 février 2010

« Concision énergique »

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Tout est étrange dans la vie de Chamfort (1740-1794). Sa naissance reste enveloppée d’obscurité : il est peut-être le fils naturel d’une mère noble et d’un chanoine, ou bien d’une dame de compagnie et d’un père inconnu, ou simplement d’une paysanne qui le confie, pour remplacer un enfant mort, à un épicier. Il s’appelle Sébastien Roch Nicolas de Chamfort, mais si vous dites « Chamfort », quelques esprits cultivés vous diront aussitôt qu’il est un des moralistes français les plus célèbres, et que, malgré les critiques moralisantes de Sainte-Beuve ou de Camus, ses admirateurs, au cours du temps, ont pour noms Schlegel, Nietzsche, Stendhal. Les causes et les circonstances de son suicide pendant la Terreur demeurent peu connues, voire ténébreuses. Enfin, son oeuvre principale, écrite dans le secret, n’a vu le jour qu’en 1795, un an après sa disparition.

D’où l’événement que constituent aujourd’hui ses « Œuvres complètes » en deux volumes, grâce à un lecteur inspiré, Lionel Dax, et à une petite maison d’édition courageuse. On apprend beaucoup en lisant ces livres. De quoi éclairer, mieux que jamais, pourquoi la France vit, de plus en plus, une crise d’identité.

Il paraît que l’enfant Chamfort était brillant, fantasque et fugueur. En tout cas, sous l’Ancien Régime (comme disent les professeurs), il a une brillante carrière devant lui, dont témoignent ses écrits de jeunesse. Ce sont des vers faciles, des comédies, des éloges de La Fontaine et de Molière. Il parle bien, éblouit les salons, devient secrétaire de la soeur de Louis XVI, se retrouve franc-maçon en 1778 (même loge que celle où est reçu Voltaire juste avant sa mort, en 1778), entre à l’Académie française, mais décide brusquement, en 1784, autre bizarrerie remarquable, de ne rien publier. Ce que nous connaissons de lui de plus mémorable (ses Maximes, ses Anecdotes) a été tiré, par un de ses amis, de tas de papiers entassés chaque jour dans des cartons. Ce sont, dit-il, des « productions qui m’échappent involontairement, et par un besoin naturel de mon âme ». Ça ne regarde que lui, et pas « les gens de lettres ruant et se mordant devant un râtelier vide ».

Chamfort a une oreille très fine : il sent venir la Révolution, à laquelle il adhère avec enthousiasme. Il est l’ami de Mirabeau, il est là au serment du Jeu de paume, il sera nommé à la Bibliothèque nationale par le ministre Roland (ce qui le conduira à sa perte). Il se fait jacobin, sentant peut-être qu’on va lui reprocher son passé aristocratique et léger, par exemple ce poème intitulé « l’Heureux Temps » : « Temps heureux où chacun ne s’occupait en France /Que de vers, de romans, de musique, de danse, /Des prestiges des arts, des douceurs de l’amour !/ Le seul soin qu’on connût était celui de plaire, /On dormait deux la nuit, on riait tout le jour, / Varier ses plaisirs était l’unique affaire. » À l’époque, on allait à la guillotine pour moins que ça. Chamfort est déjà suspect, il est dénoncé, son zèle révolutionnaire ne trompe personne, on l’emprisonne, on le libère, on vient de nouveau l’arrêter. Or il s’est juré de ne pas retourner vivant en prison, là où il a été obligé « de satisfaire aux besoins de la nature en présence et en commun avec trente personnes ». Il se tire donc une balle dans la tête qui lui arrache l’oeil droit, mais ne le tue pas. Il tente alors de se trancher la gorge avec un rasoir, n’y arrive pas, continue de se taillader les jambes et les cuisses, et s’effondre dans une mare de sang. Il ne mourra que quelques mois plus tard dans une dépression profonde : « Il faut que le coeur se brise ou se bronze. »

Revenons à ses papiers, quintessence de l’esprit français, c’est-à-dire de la « concision énergique ». « Les Grecs les plus subtils, dit Nietzsche, auraient été forcés d’approuver cet art. » Qu’est-ce qu’un philosophe ? Réponse rapide : « C’est un homme qui oppose la nature à la loi, la raison à l’usage, sa conscience à l’opinion et son jugement à l’erreur. » Il doit « suivre hardiment son caractère », rester indépendant, ne rien vouloir de ce qui « met un rôle à la place d’un homme ». Pensée plus que jamais urgente : « Ne tenir dans la main de personne, être l’homme de son coeur, de ses principes, de ses sentiments. » C’est possible, mais c’est très rare, puisqu’un tel individu n’a presque plus rien de commun avec une société de vanités et de calculs. Partout des rôles, des clichés, des préjugés, or « qui a détruit un préjugé, un seul préjugé, est un bienfaiteur de l’humanité ».

Comme Montaigne, Pascal, La Bruyère, La Rochefoucauld, Voltaire, Vauvenargues, Chamfort voit, observe, écoute, ramasse et tranche, avec une gaieté mêlée de mépris. « La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri. » Il a bien connu ce Paris d’avant la Révolution, « cette ville d’amusements, de plaisirs, etc., où les quatre cinquièmes des habitants meurent de chagrin ». Et quel chagrin supplémentaire de voir le grand souffle révolutionnaire sombrer dans le fanatisme terroriste, c’est-à-dire la négation de l’esprit. Oui, un changement radical était nécessaire : « Les pauvres sont les nègres de l’Europe. » Ou bien ce sarcasme : « Les pauvres, on a beau ne rien leur donner, ils n’arrêtent pas de demander. » C’est Chamfort qui a dit : « Quand on veut plaire dans le monde, il faut se résoudre à apprendre beaucoup de choses qu’on sait par des gens qui les ignorent. » Et aussi : « Quand on a raison vingt-quatre heures avant tout le monde, on passe pour un fou pendant vingt-quatre heures. »Raccourci, éveil, désinvolture : « Les femmes n’ont de bon que ce qu’elles ont de meilleur. » Ou bien : « Sans le Gouvernement, on ne rirait plus en France. » Ou encore : « Ce que j’ai appris, je ne le sais plus, le peu que je sais encore, je l’ai deviné. » Impressionnante liberté : « Vivre est une maladie, la mort est le remède. » Et ceci, carrément sublime, à propos de l’amour (ça sonne comme du Stendhal) : « Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre de par la nature, qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines. »

Étrange et secret Chamfort dans des temps sanglants d’une folie sombre. « La pensée console de tout et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le remède du mal qu’elle vous fait, elle vous le donnera. » C’est au sujet de ce libre penseur, en tout cas, que Voltaire a écrit ce blasphème salubre : « La nation n’est sortie de la barbarie que parce qu’il s’est trouvé trois ou quatre personnes à qui la nature avait donné du génie et du goût, qu’elle refusait à tout le reste. » Français, encore un effort…

Nicolas Chamfort, OEuvres complètes. Editions du Sandre, présentation de Lionel Dax, (2 volumes : 696 p. et 654 p., 36 € chacun.)

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2361 du 4 février 2010.

13 février 2010

Haplocheirus sollers

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L’ancêtre de tous les oiseaux est chinois

Exhumé dans le désert de Gobi, le squelette d’un dinosaure vieux de 160 millions d’années – de l’espèce aussitôt baptisée Haplocheirus sollers - s’avère être celui du plus ancien représentant du lignage qui devait conduire aux oiseaux. Cet animal, ancêtre aussi de nombreux dinosaures non aviaires, n’était pas un oiseau. Mais il en présentait en avant-première plusieurs caractéristiques – par exemple des membres antérieurs dont la mobilité latérale préfigure le repliement de (futures) ailes. Comme pour les oiseaux modernes, les membres sont porteurs de quatre doigts. Mieux : par rapport aux autres représentants de la famille des Alvarezsauridæ - les dinosaures qui « ressemblaient » à des oiseaux -, le nouveau fossile recule de plus de 60 millions d’années le point de divergence qui devait aboutir aux volatiles à plumes.

Le Nouvel Observateur  n°2362, du 11 février 2010.

6 février 2010

« Vivre au cœur d’un bonheur royal »

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Lisbonne et Haïti 

Contre les religieux et les philosophes ayant tendance à trouver que « tout est bien », ou que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », Voltaire, en 1756, écrit son grand poème Le Désastre de Lisbonne. Devant la catastrophe du tremblement de terre d’Haïti, il est saisissant de le relire aujourd’hui. Lisbonne, ville engloutie en 1755, Port-au-Prince ces temps-ci : même horreur, même souffrance. Certes, les secours et les dons affluent, mais il y a, et il y aura toujours, puisque l’ancien Dieu est devenu entièrement Société, des fonctionnaires de l’optimisme pour tourner la page et revenir vite à la Bourse. Que dit Voltaire ? Ce ne sont que « ruines affreuses, débris et lambeaux de cadavres, membres dispersés, cendres, femmes et enfants entassés l’un sur l’autre, cent mille infortunés que la terre dévore. » Dieu voit-il tout cela d’un œil indifférent ? C’est probable. Vous dites que Dieu n’existe pas ? Sans doute, mais son remplaçant numérique fonctionne à plein régime, et les banques ne se sont jamais si bien portées. Reste ce cri mémorable, qui conduira Voltaire, plus tard, à l’ironie supérieure de Candide, ce petit roman étincelant toujours actuel. 

Ressources humaines 
 
Il fut un temps où la République française avait des présidents monarques. Nous en sommes loin, désormais, et il vaut mieux parler d’une entreprise appelée « France », dont Nicolas Sarkozy est en somme le DRH, directeur des ressources humaines. Le voici dans son nouveau rôle: profil bas, compréhensif et compassionnel, tout ne va pas si mal, tout ira mieux, vous verrez, dans le moins de chômage possible. Le directeur est un peu étriqué, appliqué, mais proche de ses employés angoissés, réunis à la cafétéria du comité d’entreprise. Quand on est cadre supérieur, avec un salaire plus que conséquent, la seule chose à faire est de calmer les esprits, de leur demander d’attendre, ou d’aller se faire vacciner, les stocks regorgent de doses. Le DRH Sarkozy peut même compter sur l’assistante sociale qui monte, la solide et charmante Martine Aubry. Les retraites, voilà l’avenir sur lequel, bon an, mal an, on devra s’entendre. J’avais prédit que notre DRH Sarko serait en danger quand Carla Bruni serait complètement démodée: c’est fait. L’entreprise France a maintenant besoin d’une femme populaire, épanouie, bien en chair, pas people pour un sou, avenante et sécurisante. C’est Martine Aubry, aucun doute, bien meilleure dans le rôle de l’identité nationale sans burqa que Ségolène Royal, trop branchée au centre, et que ses concurrents masculins déjà très vieillis. 

Camus 

À force de commémorer Camus, de le panthéoniser, de le transformer en fantôme abstrait, on a réussi à le rendre ennuyeux. Comme toutes ces histoires avec Sartre, le communisme et Les Temps modernes sont poussiéreuses! C’était il y a longtemps, dans l’obscur XXe siècle.  Le Camus vivant (par pitié, qu’on le laisse dormir tranquille au soleil de Lourmarin !) est, pour moi, celui de Noces et de L’Eté. Camus ne dit pas que « tout est bien », puisqu’il y a la misère et l’absurde. Mais il fait confiance, sur fond de tragique, à ce qu’il sent de plus physique et de plus animal en lui, ce qu’il nomme « l’orgueil de vivre ». « Aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Il insiste, Camus, il veut de toutes ses forces « rejoindre les Grecs ». « Le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. » 

Ces lignes sont écrites en 1948. En 2010, la lutte entre la création et l’inquisition reste la même. En 1950, Camus écrit encore : « Je ne hais que les cruels. Au plus noir de notre nihilisme, j’ai cherché seulement des raisons de dépasser ce nihilisme. (…) Eschyle est souvent désespérant : pourtant, il rayonne et réchauffe. Au centre de son univers, ce n’est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l’énigme, c’est-à-dire un sens qu’on déchiffre mal parce qu’il éblouit. » En 1952, voici une récusation des « tombeaux criards » (et qu’est-ce que le Panthéon, sinon un trafic bruyant de cercueils ?) : « Un jour, quand nous serons prêts à mourir d’épuisement et d’ignorance, je pourrai renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m’étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre, une dernière fois, ce que je sais. » 

 Énigmatique et silencieux Camus, qu’on veut à tout prix simplifier et réduire. En 1953, quatre ans avant son Nobel, sept ans avant son accident mortel, il écrit : « Un brusque amour, une grande œuvre, un acte décisif, une pensée qui transfigure, donnent à certains moments la même intolérable anxiété, doublée d’un attrait irrésistible. (…) J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal. » C’est beau. 

Jalousie 

Dans sa soudaine, injuste, furieuse et jalouse attaque de Jan Karski (1), le magnifique roman d’Yannick Haenel, Claude Lanzmann prétend que je lui ai annoncé la publication de ce livre « un matin, par un coup de téléphone hâtif bâillonnant l’information ». Ce serait, selon lui, dans mes habitudes. Rien de plus faux, puisque j’ai sous les yeux, à l’en-tête des éditions Gallimard, la copie de la lettre que je lui ai envoyée le 24 mars 2009. Je lui vante les mérites d’Haenel, grand admirateur de Shoah (2), et lui dis qu’il pourra constater, dès les premières pages un vibrant hommage à son film. Cette lettre et l’envoi du livre en mai sont restés sans réponse, et Lanzmann, dans nos nombreuses conversations, n’y a jamais fait allusion. Mais voilà : le roman d’Haenel, ensuite, a eu beaucoup de succès, et tout à coup Lanzmann se déchaîne. Je n’en dirai pas plus, ayant pour règle de dire le moins de mal possible de mes anciens amis.

(1) Yannick Haenel, Jan Karski. Editions Gallimard/ L’Infini, 2009. 
(2) Claude Lanzmann, Shoah. Editions Folio n°3026.

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du dimanche n°3290 du dimanche 31 janvier 2010.

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