SOLLERS Philippe Blog

21 juin 2010

Les Inflexibles

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Euro

Vous êtes inquiets, et je vous comprends. Où va l’euro, qui contrôle l’euro, comment allez-vous rembourser 750 milliards de dettes ? Vous voyez arriver partout des plans de rigueur, en Grèce, au Portugal, en Allemagne, en Italie, en Espagne. Vous attendez un miracle, un homme providentiel, un sauveur, un messie de gauche, bien sûr. Eh bien, le voici : DSK lui-même, qui devrait bientôt être nommé gouverneur des finances mondiales. Assez de tergiversations, de conflits personnels, de plans sur la comète : le Gouverneur vous parle depuis Washington. Il est lumineux, prolixe, intarissable, il parle d’argent comme personne, on voit défiler sous ses yeux des millions de milliards virtuels qui s’évanouissent (mais pour votre bien) dans la nuit. Être un jour président de la République est une ambition bien trop locale et modeste pour un gouverneur-né. Une fois élu, le sauveur pourra regarder en face la Chine accélérée, le Brésil ascendant, l’Inde en hausse constante. DSK, c’est Obama sans les inconvénients de la marée noire en Louisiane, et Sarkozy sans les embarras des sondages. C’est un destin séducteur en marche, et les populations n’ont qu’à suivre comme elles peuvent en s’occupant de leurs retraites. La Bourse a voté.

Freud

De là où il est, Freud, qui a maintenant une énorme clientèle internationale de banquiers maniaco-dépressifs et de traders paranoïaques, m’a fait savoir qu’il prendrait volontiers Michel Onfray en analyse, à la suite de son étourdissante déclaration d’amour. Compte tenu du succès massif et populaire de son livre (1), les séances, brèves ou longues, pourraient être fixées à mille euros par minute. Par les temps qui courent, c’est un prix d’ami. Autre possibilité : DSK, en cas de panne érotique, pourrait suivre une cure de choc. Là, évidemment, ce serait 100.000 € par séance, de quoi doper le moindre fléchissement de la libido.

Freud, toujours très lucide, donnait ce conseil, en 1933, à une de ses patientes préférées, Hilda Doolittle : « Je vous en prie, jamais – je veux dire jamais, à aucun moment, en aucune circonstance -, n’essayez jamais de me défendre si et quand vous entendez des remarques injurieuses sur moi et mon travail… Vous ne ferez pas de bien au détracteur en commettant la faute d’entreprendre une défense logique. Vous approfondirez seulement sa haine, ou sa peur et ses préjugés. »

Picasso

Il y a quand même des signaux d’espoir, à commencer par le fait que le vin français a son avenir en Chine. Depuis deux ans, l’Asie est devenue le premier marché pour le vin de Bordeaux devant les États-Unis, et Hongkong en est la plaque tournante. Le Japon devrait être supplanté par la Chine d’ici à 2013 comme premier importateur de la région. Comme le déclare un officiel bordelais : « Il y a en Chine une population de 100 à 150 millions de personnes dont les revenus leur permettent de boire du vin. C’est cette clientèle, et pas seulement celle des millionnaires, que nous devons toucher. » Bravo : les millions de jeunes et jolies chinoises, évidemment sans burqa, en train de boire du vin de Bordeaux, voilà l’avenir.

Et puis, Picasso : il est venu, il a vu, il a vaincu. Un récent sondage l’a mis à égalité avec Céline, comme le plus grand créateur du XXe siècle. Il vient d’atteindre un record mondial avec un Nu au plateau de sculpteur de 1932, adjugé pour 106,5 millions de dollars (82 millions d’euros) chez Christie’s à New York. La voluptueuse jeune femme qui s’arrondit dans la toile n’est autre que Marie-Thérèse Walter, rencontrée lorsqu’elle avait 17 ans, qui illumine souvent les tableaux de Picasso. Énergie, sauvagerie, douceur, élégance : un défi à toutes les atrocités ambiantes.

Joyce

On a bien raison de célébrer le formidable Kerouac (2), mais on a peine à imaginer la solitude du plus grand écrivain de langue anglaise avant la guerre. Ulysse est aussitôt interdit pour pornographie aux États-Unis. En France, Joyce doit faire face à l’hostilité de la NRF (Gide traite Ulysse de « faux chef-d’œuvre », après avoir qualifié Freud d’ « imbécile de génie »), mais aussi à celle des surréalistes. C’est pourquoi on relit avec joie les propos d’un défenseur imprévu, Louis Gillet, esprit singulier bien que membre de l’Académie française (3). Ses souvenirs de son amitié avec Joyce sont justes et émouvants. Gillet, mort en 1943, a beaucoup d’avance sur son temps.

Voici le plus étonnant : « Plus Joyce allait, plus il se montrait attentif au sentiment des gens d’Église. Leur opinion avait changé lentement à son égard. Rome n’est jamais pressée. Qu’est-ce que vingt ans pour elle ? J’imagine que Joyce était content de compter enfin dans l’estime de personnes graves : Voltaire attachait de l’importance aux louanges de son ancien maître de rhétorique jésuite, le Père Porée.
Au fond, les ecclésiastiques étaient des personnages, une sorte de tribunal dont le suffrage en vaut la peine : ils forment un public sérieux. Leur considération retirait l’auteur d’Ulysse de la tourbe des romanciers. Ces juges sévères avaient bien fini par reconnaître en Joyce un homme de leur espèce, rompu à la dialectique, un psychologue sans illusions, un poète désenchanté de toutes les vanités et soucieux uniquement des problèmes éternels. C’étaient des connaisseurs. Joyce me faisait lire, non sans satisfaction, tel extrait des Études, telle coupure de l’Osservatore Romano, où il était traité avec des ménagements et une déférence visibles. Quel changement depuis les bûchers où on avait rôti ses livres, et depuis le jour où il n’était qu’un polisson qui sentait le fagot ! Le poète voyait-il dans ces avances évidentes l’annonce du moment où il lui serait permis de faire en Irlande un retour honorable ? Mais Joyce est mort inflexible, sans se réconcilier, fût-ce des lèvres, avec l’Église, et sans même disposer pour ses cendres un retour définitif dans la terre de ses morts. »

Inflexible Freud, inflexible Picasso, inflexible Joyce.

 

(1)  Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole, Grasset, 2010.
(2) Jack Kerouac, Sur la route. Traduit par Josée Kamoun. Gallimard, 2010
Jack Kerouac, Livre des esquisses. Traduit par Lucien Suel. La Table ronde,2010.
(3)  Louis Gillet, Stèle pour James Joyce, Pocket, 2010.

 

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du Dimanche n°3307du dimanche 30 mai 2010.

 

 

20 juin 2010

« Rire dans l’âme »

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Liberté incroyable et intacte : c’est ainsi qu’apparaît Molière près de 350 ans après sa mort. Ouvrez ces deux nouvelles Pléiades et leur album (1) : vous entrez immédiatement dans un château enchanté, vous pouvez vous déplacer, en pleine lumière, d’une pièce à l’autre, les phrases, les cris, les répliques vous sautent au visage, c’est dix fois plus concentré que les meilleurs romans. Tout le théâtre de la vie est à vous, pas besoin de se demander, une fois de plus, qui sera demain le meilleur acteur dans « l’Avare » ou « le Malade imaginaire ». Le vrai roi-soleil de Versailles est Molière, et Louis XIV le savait bien. Cet auteur comédien était son complice, son rêve, son impromptu permanent, son espion, son génie protecteur, son meilleur messager sur scène. Avec lui, au moins, on pouvait rire de tout et danser.

Toutes les variétés du rire, c’est-à-dire de l’énergie enfantine, vous accueillent, du plus guignol au plus subtil. Un contemporain note que ce genre nouveau de comédies « divertissent, attachent, et font continuellement rire dans l’âme ». Ce « rire dans l’âme » traverse le temps, change d’habits, ne vieillit jamais. Il est sombre, gai, lucide, contradictoire, philosophique en diable contre toute philosophie du sérieux. Tout y passe : les précieuses ridicules, -les femmes savantes, les mauvais poètes, les pères archaïques, les mères autoritaires, les maris pénibles, les hypocrites, les faux dévots, les médecins grotesques et, surtout et partout, l’argent. Le monde humain est une comédie qui a enfin trouvé la langue qui la révèle : la française. Demandez-vous d’où viennent l’Ubu de Jarry, la Mme Verdurin de Proust ou le Professeur Y de Céline. De Molière, bien sûr, qui sait renaître au moment où il faut. Une seule positivité dans ce jeu de massacre : l’amour inné, spontané, jeune, se jouant de tous les obstacles et de tous les complots. L’amour est le seul grand médecin, son bon sens est la chose du monde la plus certaine.

 

Je viens d’avoir dix fous rires en relisant « le Bourgeois gentilhomme » et « l’École des femmes ». Cette dernière pièce, dix jours après sa représentation au Palais-Royal, a été donnée au Louvre pour le jour des Rois, le 6 janvier 1663. Somptueux souper où la troupe de Molière, raconte un gazetier, « fit rire Leurs Majestés jusqu’à s’en tenir les côtés ». Louis XIV ne se lasse pas de ce rire, même s’il sera obligé, en pleine crise janséniste, de faire semblant, pendant un temps, d’interdire « Tartuffe ». Rien de plus faux que de décrire Molière en opposition à la cour. Le danger, selon lui, vient plutôt des bourgeois qui se veulent aristocrates, des provinciaux attardés, des « fâcheux » en tout genre, des pères qui veulent diriger leurs filles, des mères atrabilaires, des médecins fous, des prudes précieuses qui veulent régenter le langage (« Nous sommes par nos Lois les Juges des Ouvrages / Par nos Lois, Prose et Vers, tout nous sera soumis »).

Mine de rien, il s’agit d’une vraie bataille philosophique et politique entre idéalisme et matérialisme. Le premier, à travers les précieuses, mène un combat sans merci contre le corps et sa « bestialité », et veut même interdire jusqu’aux « syllabes sales » (« con », par exemple). Regardez Bélise : « Aimez-moi, souriez, brûlez pour mes appas / Mais qu’il me soit permis de ne le savoir pas. » Le pauvre mari, destitué de toute autorité, se voit reprocher de tenir à son corps, qui n’est qu’une « guenille » par rapport au pur esprit. D’où ces vers célèbres : « Oui, mon Corps est moi-même, et j’en veux prendre soin, / Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. » Les prudes, c’est connu, n’ont pas de corps, elles adorent les faux savants et les pédants, elles repèrent partout des allusions sexuelles intolérables, des « saletés », des obscénités. Pas de meilleur allié pour elles que le trompeur dévot à l’affût, qui, lui au moins, sait ce qu’il veut : la femme de son hôte illusionné et sa fortune. Là-dessus, la fausse conversion de Don Juan ne laisse aucun doute : « L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertu. » Ce qui ne veut pas dire que la vraie vertu et sa manie morale soit un bien : même Alceste, misanthrope, reste désarmé devant sa Célimène coquette. Molière est blanc, il est aussi très noir, comme le prouve ce propos de Purgon abandonnant son malade parce que celui-ci s’est permis de refuser un clystère : « Je vous abandonne à votre méchante constitution, à l’intempérie de votre tempérament, et à la féculence de vos humeurs. » Le patient doit mourir, dûment saigné et purgé, de la main de son médecin, sans quoi il est hérétique par rapport à la science. Encore plus noirs, les derniers mots de Sganarelle après que son maître, Don Juan, a été foudroyé par le Commandeur : « Ah! mes gages, mes gages ! voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n’y a que moi seul de malheureux. Mes gages, mes gages, mes gages ! »

 

Comment oublier les noms de ces merveilleuses marionnettes que vous retrouvez aujourd’hui dans la vie courante ? Les voici tous et toutes : Trissotin, Vadius, Purgon, Diafoirus, Jourdain, Dandin, Philaminte, Bélise, Arsinoë, Oronte, Célimène, Toinette, Agnès, Mascarille, Scapin… Molière est dans chaque personnage : ridicule, rusé, abusé, indigné, jaloux, intrigant, révolté, réveillé. C’est aussi un expert en autopublicité, ses parades sont instantanées, ses improvisations sont fulgurantes, et il tient les comptes de ses succès : « C’est une chose étrange de vous autres Messieurs les poètes, que vous condamniez toujours les pièces où tout le monde court, et ne disiez jamais que du bien que de celles où personne ne va. »

 

Reste le problème de sa vie intime, sa relation avec la charmante Madeleine Béjart, âme de la troupe. On chuchote que sa fille, Armande, non moins charmante, est en réalité la fille de Molière. Quand celui-ci l’épouse, la rumeur, relayée par le rival Racine, monte jusqu’à Versailles. Réplique du roi : il décide d’être le parrain de leur premier enfant, Louis, baptisé à Saint-Germain l’Auxerrois. Bénédiction d’un inceste ? On peut le penser, ce qui ferait de Molière le premier anarchiste français couronné. La marraine n’est pas non plus n’importe qui puisqu’il s’agit de Madame, femme du frère du roi, dite Henriette d’Angleterre. On voit qu’avant de devenir dévot sous l’influence de la Maintenon, Louis XIV n’avait pas froid aux yeux dans la comédie française.

Et maintenant amusons-nous un peu en essayant de deviner les pièces que Molière écrirait de nos jours. Voici quelques suggestions : le Président gentilhomme, l’École des mannequins, les Précieux ridicules, le Banquier fou, Tartuffe ou le Philosophe imposteur, l’Avare milliardaire, le Philanthrope hypocrite, le Pédophile archevêque, la Féministe dévote, les Musulmanes savantes, le Névrosé imaginaire, le Psychanalyste malgré lui, l’Artiste ignorant, le Trader cocu, les Plaisirs du dalaï-lama, l’Écrivain inculte… Si ça vous chante, vous êtes libre d’allonger la liste.


(1) « Album Molière », iconographie choisie et commentée par François Rey, Editions Gallimard, la Pléiade, 320 p.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2377, du 27 mai 2010.

 

 

 

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