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29 octobre 2010

Volupté, volupté

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Vous prononcez le mot « épicurien », et aussitôt un mur de clichés et de préjugés s’interpose. Par définition, un « épicurien » est un individu sensuel grossier, une sorte de notable bourgeois de province qui ne pense qu’à manger, boire et baiser. Ce matérialiste borné est incapable de voir plus loin que son propre corps. Il faut croire que la philosophie d’Épicure (IIIe siècle avant notre ère) a fait, et fait encore, l’effet d’une bombe atomique dont il faut à tout prix se protéger. Un penseur profond dans un « Jardin » ? Quelqu’un qui vous dévoile, en toute sérénité, la nature des choses ? Qui accepte près de lui n’importe qui sans tenir compte de ses origines sociales ? Qui va même jusqu’à s’entourer de femmes ? Horreur. Lisez, et vous comprendrez pourquoi tous les systèmes de pensée tant vénérés, comme tous les pouvoirs, ont de sérieuses raisons de discréditer cette vision prophétique. Épicure, Lucrèce, deux noms qu’il vaut mieux éviter. 

 

 Personne n’a été plus injurié et censuré qu’Épicure (mais Platon brûlait déjà les livres de Démocrite, son prédécesseur). Ces atomes qui tombent éternellement dans le vide sont abominables. Pire : un petit saut de côté sans cause (le « clinamen »), et voilà l’origine de tout ce qui existe, vous compris. Pas de Dieu créateur, donc, pas de Big-Bang Father, pas de Jugement dernier, aucun au-delà. Nihilisme ? Pas du tout, glorification de la vie et de la sensation, négation de la mort, apologie du plaisir. Penser et sentir sont une même substance, ce qui explique d’ailleurs que ceux qui ne sentent pas grand-chose pensent peu. Athéisme ? Mais non, il y a bel et bien des dieux, mais ils vivent, indestructibles et bienheureux, dans des « intermondes ». Ils ne s’occupent pas des humains, mais les mortels peuvent arriver, par la pensée, jusqu’à eux. Cet Épicure se prend donc pour un dieu ? Il va jusqu’à soutenir cette fanfaronnade, cette insupportable rodomontade ? Écoutez-le, il va décidément très mal : « Souviens-toi que, tout en ayant une nature mortelle et disposant d’un temps limité, tu t’es élevé, grâce aux raisonnements sur la nature, jusqu’à l’illimité et l’éternité, et que tu as observé ce qui est, ce qui sera et ce qui a été. »Ici, les philosophes se déchaînent : Épicure (dont nous ne connaissons l’œuvre qu’en partie) est scandaleux, ignare, débauché, voleur, menteur, immoral, bâfreur, dépensier, plagiaire, habitué des prostituées, mégalomane. Le christianisme ira jusqu’à le traiter de porc, ce qui est tout à son honneur. « Les pourceaux d’Épicure » reste une formule célèbre. Diogène Laërce, dans ses « Vies et doctrines des philosophes illustres », grâce à qui nous lisons ce grand dérangeur, rapporte ces insultes, et conclut sobrement : « Voilà ce que des écrivains ont osé dire d’Épicure, mais tous ces gens-là sont des fous. »

 
Les fous, apparemment normaux mais totalitaires en puissance, veulent que nous soyons soumis à la peur de la mort. Or : « Habitue-toi à penser que la mort n’est rien pour nous, puisque le bien et le mal n’existent que dans la sensation. D’où il suit qu’une connaissance exacte de ce fait que la mort n’est rien pour nous nous permet de jouir de cette vie mortelle, en évitant d’y ajouter une idée de durée éternelle et en nous enlevant le regret de l’immortalité. Car il n’y a rien de redoutable dans la vie pour qui a compris qu’il n’y a rien de redoutable dans le fait de ne plus vivre. Celui qui déclare craindre la mort non pas parce qu’une fois venue elle est redoutable, mais parce qu’il est redoutable de l’attendre est donc un sot. » Plus net : « La nécessité est un mal, mais il n’y a aucune nécessité de vivre avec la nécessité. »
 

La grande chance d’Épicure est d’avoir suscité un poète de génie : Lucrèce, et son  De natura rerum. Là encore, que d’histoires !  Saint Jérôme nous assure qu’il est devenu fou sous l’effet d’un philtre d’amour, et qu’il s’est suicidé à l’âge de 43 ans. C’était fatal : Lucrèce fait d’Épicure le vainqueur de la religion, cette surveillance du haut du ciel, cette fausse tête « horrible » qui ne peut qu’entraîner des crimes. Il dédie ses vers à Vénus, « plaisir des hommes et des dieux ». Son charme agit partout, dans les fleurs, le rire de la mer, les oiseaux, la musique, « les semences innombrables dans l’univers profond ». Épicure a, le premier, brisé les verrous serrés des portes de la nature, et « a parcouru le tout immense par l’âme et par l’esprit ». C’est donc le libérateur par excellence, un vrai dieu, incompatible avec une petite monnaie « hédoniste ». Lucrèce dit et redit son enthousiasme, tout en déroulant les lois qui règlent tous les phénomènes, des astres à l’ouïe ou à la vue. Il finira, sans trembler, par décrire la peste d’Athènes, les ravages de la maladie, l’amoncellement public des cadavres : « Alors la religion des dieux et leur puissance n’étaient pas d’un grand poids. Car la douleur présente dépassait tout. » La connaissance du plaisir n’est rien s’il n’y a pas, aussi, une connaissance de la douleur. Mais voici le quadruple remède : rien à craindre de la divinité, rien à redouter de la mort, on peut atteindre le bonheur, on peut supporter la douleur. Si la douleur est trop vive, la mort y met fin, et, de toute façon, la porte du suicide est ouverte. 

Lucrèce a des accents inouïs, sa certitude est entière (on retrouve cette même fièvre chez Dante ou Lautréamont) : « Je marche là où personne n’a jamais marché, joie d’approcher aux sources inviolées, joie de cueillir des fleurs neuves pour en faire ma couronne. » Épicure a fait jaillir la lumière des ténèbres, c’est le découvreur du monde, ses écrits sont « des paroles d’or », grâce à elles, les terreurs de l’âme s’enfuient. « Je vois à travers le vide tout entier s’accomplir les choses. » La puissance des dieux apparaît dans les forces du temps immense, apparaissent aussi les « séjours de paix ». Cette grande paix de la vraie pensée, au milieu des tourbillons et dans l’œil des cyclones, est finalement un mystère éprouvé. 

 Malgré la censure, Épicure et Lucrèce ont pénétré dans l’Histoire. On les retrouve, plus ou moins sous le manteau, à la Renaissance. Il suffit ensuite de citer les noms de Montaigne, de Molière (qui aurait traduit le De natura), de Sade et, logique, du jeune Marx. Épicure aujourd’hui, sur une planète envahie par le contrôle constant des simulacres ? On peut penser qu’il serait un spectateur impassible devant ce déluge d’images et qu’il ferait même un pacte faustien méprisant, en connaissance de cause, avec l’illusion. Par-delà le bien et le mal, donc, comme Nietzsche, grand admirateur d’Épicure. Qu’est-ce que Généalogie de la morale sinon un acte suprême d’affranchissement ?  Le Spectacle n’est rien, il n’y a pas lieu de s’en indigner le moins du monde. Restons maintenant avec La Fontaine, dans ce fervent hommage à Épicure : « Volupté, volupté, qui fut jadis maîtresse / Du plus bel esprit de la Grèce, / Ne me dédaigne pas, viens-t’en loger chez moi, / Tu n’y seras pas sans emploi. » 

Les Epicuriens, sous la direction de Daniel Delattre et Jackie Pigeaud. Éditions Gallimard, La Pléiade, 1 552 p.

Philippe Sollers
Le Nouvel observateur n°2398, du 21 octobre 2010. 

15 octobre 2010

Pensée secrète

Classé sous Non classé — sollers @ 15:2

Pour moi, l’épicurisme est une pensée de la liberté maximale. Épicure est le penseur anti-religieux par excellence, célébré par Lucrèce comme le premier Grec qui osa défier les dieux. Cet enseignement, unique, a été combattu partout. Il me semble important d’insister d’emblée sur la falsification, le rejet, dont cette pensée a été l’objet, sur la réprobation, universelle et constante, qu’elle a subie et qui est d’essence religieuse. Comme l’on n’en est pas sorti – tout le prouve aujourd’hui –, Épicure ma parait extrêmement actuel.

Cette inscription épicurienne en latin, si étrange, par laquelle le mort prend la parole NF.F.NS.NC., NON FUI. FUI. NON SUM. NON CURO ; et que je commente au début de mon livre La Fête à Venise (1), me semble essentielle : «  Je n’ai pas été, j’ai été, je ne suis pas, je ne m’en soucie pas. »  C’est une critique de toutes les conceptions religieuses qui font de la mort leur grand levier d’intervention. C’est la raison pour laquelle cette philosophie a toujours été combattue, assimilée à une porcherie, rejetée avec une extrême violence comme créant des individus libres, asociaux… Le fait de construire des situations de retrait, idylliques, asociales, est considéré comme un blasphème fondamental. À chaque fois, pour cela, il faut subir une réprobation très forte du clergé, religieux ou philosophique – voir Platon voulant détruire tous les ouvrages de Démocrite.

Ce puritanisme insensé va aussi bien dans le sens d’une valorisation absurde de la sexualité que dans celui de son refoulement total, les deux positions étant strictement symétriques. L’épicurisme est cette pensée de la liberté qui permet d’échapper à ces deux extrêmes : Épicure est le contraire de toute pornographie publicitaire, comme de toute emprise destructrice, névrotique, sur les corps. Insister sur le plaisir sans excès, sur le fait que la pensée s’accompagne toujours d’une réalisation physique, est extrêmement nécessaire puisqu’on vit aujourd’hui une évacuation brutale, une expropriation des corps. Il y a quelque chose dans l’humanité qui sécrète un rejet de l’accent mis sur le plaisir : prime à la souffrance, à la dépression, à la mélancolie, à la psychologie, etc.

Au fond, l’épicurisme est une pensée qui doit rester secrète. Bien qu’elle soit démocratique, ouverte à tous, aux femmes notamment, c’est paradoxalement une pensée très aristocratique, donc en danger. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir une société fondée dur la pensée d’Épicure. Ça a toujours fait peur, c’est pour cela d’ailleurs qu’on en parle encore aujourd’hui. Contrairement à ce qu’on en dit, c’est une pensée très difficile d’accès, qui met en mouvement ce que peut – ou pas – le corps humain. Là, j’aimerais citer Spinoza : « Qui a un corps apte au plus grand nombre d’actions, a un esprit dont la plus grande partie est éternelle ». (2)

La question de la mort est essentielle : la mort n’est rien, mais pas du tout dans le sens actuel d’un violent déni de la mort. La pensée d’Épicure ne consiste jamais dans ce nihilisme-là : il est bien évident qu’oser dire que la mort n’est rien revient à y penser sans cesse. Ce n’est pas un refus ou une dénégation : au contraire, c’est à partir de là que le plaisir, en tant qu’il est un élément de la pensée elle-même, peut trouver son juste accord. Le plaisir s’enlève ainsi sur fond de précarité extrême de l’existence. C’est pour cela que, la vie étant courte, le Jardin est préférable à tout autre lieu. Je trouve cela sublime, les jardins… Il y a ceux qui sont en bons termes et ceux qui sont en mauvais termes avec les jardins… Cette pensée est une porte ouverte sur une poésie grandiose, une poésie de la nature, qui, en s’employant à débarrasser l’homme de la terreur et à démasquer le mensonge social dans ses racines mêmes, a eu affaire à une entreprise permanente de terrorisation.

1 - La Fête à Venise, Editions Gallimard, 1994. Folio n°2463. 
2 - Spinoza, L’éthique. Cinquième partie : De la puissance de l’entendement ou de la liberté humaine, Proposition XXXIX. 

Philippe Sollers
Magazine Littéraire n°425, novembre 2003
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1 octobre 2010

Joueur à Bordeaux

Classé sous Non classé — sollers @ 21:2

Imaginons Stendhal aujourd’hui : il apprend avec stupeur que sa ville natale, Grenoble, où il s’est supérieurement ennuyé pendant son enfance, est devenue une sorte de capitale de la délinquance provinciale. La France, d’ailleurs, lui paraît dans un drôle d’état : agitation sécuritaire, dépression profonde, crise d’identité, abîme de plus en plus vertigineux entre les riches et les pauvres. Il n’y a plus ni rouge ni noir mais seulement du gris très bavard. Il décide de faire un tour dans ce vieux pays, qui, hélas, n’est jamais arrivé à égaler l’Italie. Il prend quelques romans contemporains pour son voyage, mais ils sont lourds, sombres, pénibles. Il les feuillette un peu et s’endort. 

En réalité, nous sommes en mars 1838, en pleine Restauration réactionnaire, et c’est « Voyage dans le midi de la France », un des plus beaux livres de l’auteur du « Rouge et le Noir ». Je le suis à la trace car j’ai de très bonnes raisons de m’arrêter avec lui dans ce qu’il appelle « la plus belle ville de France » : Bordeaux.

Coup d’oeil immédiat de professionnel : « Ce qui frappe le plus le voyageur qui arrive de Paris, c’est la finesse des traits, et surtout la beauté des sourcils des femmes de Bordeaux. Ici, la finesse est naturelle, les physionomies ont l’air délicat et fier sans le vouloir. Comme en Italie, les femmes ont, sans le vouloir, ce beau sérieux dont il serait si doux de les faire sortir. » Et puis : « J’aime les habitants de Bordeaux et leur vie toute épicurienne, à mille lieues de l’hypocrisie sournoise et ambitieuse de Paris. » Et encore : « Vie toute en dehors, toute physique, de ces aimables Bordelais; genre de vie leste, admirable, dans ce moment où l’hypocrisie souille la vie morale de la France. » Stendhal s’intéresse immédiatement à tout : le souvenir de Montaigne et de Montesquieu, le fleuve rempli de navires, le commerce du vin, les fantômes des Girondins, le spectre du Prince noir anglais qui régnait autrefois sur l’Aquitaine (« les Bordelais, accoutumés au gouvernement anglais, sentirent vivement la perte de leurs privilèges »). 

Bordeaux, ville du XVIIIe siècle, a été punie au XIXe et au XXe, ville noire qui n’a retrouvé que récemment son éclatante blondeur, et son quai magnifique que Stendhal compare à Venise. Et puis, que voulez- vous, « on est dévot à Lyon, on est joueur à Bordeaux ». Mieux : « Il y a de «l’amour» à Bordeaux. » Voyez : « Le bon sens bordelais est vraiment admirable, rien ne lui fait, il ne joue la comédie pour rien, il ne se passionne que pour l’état qui lui donne les moyens de mener joyeuse vie. » Voyez, voyez : « Rien n’a l’air triste, tous les mouvements que vous apercevez, depuis l’homme qui charge sa charrette jusqu’à la jeune fille qui offre des bouquets de violettes, ont quelque chose de rapide et de svelte. »  À la fin de l’année 1838, Stendhal, qui a retrouvé Giulia, son amour ancien et final, va se cloîtrer à Paris pour écrire à toute allure le plus beau roman du monde : « la Chartreuse de Parme ». Le 14 mars, il note au bord de la Garonne : « Ce matin, j’ai oublié la vie pendant deux heures. Je respirais les premières bouffées de l’air doux du printemps sur cet admirable quai… » Pas de doute, la vraie identité nationale se réfugie à Bordeaux, et Stendhal insiste sur le caractère « viveur » des corps qu’il a sous les yeux. Que ce soit une leçon pour ce morne pays actuel est donc clair. « À une époque d’hypocrisie et de tristesse ambitieuse, la «sincérité» et la «franchise» qui accompagnent le caractère «viveur» placent le Bordelais au premier rang parmi les produits intellectuels et moraux de la France. » 
Mais je sens qu’il faut que j’arrête là cet éloge, peut-être exagéré, de mon cas. 

Stendhal, Voyage dans le midi de la France, François Bourin, 2010.

Philippe  Sollers
Le Nouvel Observateur n°2394, du 23 septembre 2010. 

  

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