SOLLERS Philippe Blog

17 avril 2011

La vie éternelle

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Ce Benoît XVI est étrange : il a compris et vérifié que presque plus personne ne savait qui était exactement son Dieu, pourtant célébré, chaque jour, aux quatre coins de la planète. Il s’est donc mis, avec humilité, au travail, d’où ce deuxième volume, intitulé, lui aussi, «Jésus de Nazareth». Il suit le personnage principal, depuis sa montée triomphale à Jérusalem, jusqu’à son procès, sa crucifixion et sa résurrection. Il s’ensuit un polar métaphysique ahurissant, le contraire d’un film (et Dieu sait s’il y en a eu sur cette affaire qui occupe les siècles !), parce que vécu de l’intérieur. Le pape lit, raconte, commente avec clarté, il connaît sa Bible et ses Evangiles sur le bout des doigts, aussi à l’aise avec l’hébreu qu’avec le grec, en finit avec le cliché des « juifs déicides », décrit le contexte politique de l’époque, mais pour insister sur le fait que l’événement Jésus ne doit pas être imaginé au passé, mais maintenant, ici, tout de suite. Vous êtes écrasés par l’idée de la mort ? Vous haussez les épaules si on vous parle de « vie éternelle » ? La vie éternelle n’est pas ce qu’on croit : « L’expression “vie éternelle” ne signifie pas – comme le pense peut-être d’emblée le lecteur moderne – la vie qui vient après la mort, alors que la vie présente est justement passagère et non pas une vie éternelle. “Vie éternelle” signifie la vie elle-même, la vraie vie, qui peut être vécue aussi dans le temps et qui ensuite ne s’achève pas par la mort physique. C’est ce qui nous intéresse : embrasser d’ores et déjà “la vie”, la vraie vie, qui ne peut plus être détruite par rien ni par personne.»

 

Les premiers chrétiens, rappelle le pape, se sont nommés eux-mêmes « les vivants », suivant la parole extraordinaire du Christ rapportée par Jean : « Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. » On voit l’ampleur du blasphème pour tous les amis ou les gestionnaires de la mort. Staline n’avait pas tort de demander «le pape, combien de divisions ? », en ajoutant « à la fin, c’est toujours la mort qui gagne ». Hitler, dans son genre, s’est acharné à prouver qu’il était un grand prêtre déchaîné de la mort.

 

Mais Dieu est « le Vivant », et, contre toute attente, il y a encore des papes. Le dernier en date, très différent de son bienheureux prédécesseur, est un théologien subtil et d’un rare talent narratif. Il n’hésite pas, à propos de la Résurrection, point clé du récit, à parler d’une « mutation décisive ». Le nouveau Temple est le lieu d’une adoration « en esprit et en vérité », et le corps du Ressuscité, qui ne doit plus rien à la biologie, est un saut qualitatif dans le flux des générations humaines. Il ne vient pas du monde des morts, ce n’est ni un «esprit» ni un fantôme, ses manifestations, après sa résurrection, montrent la surprise des témoins qui ne le reconnaissent pas d’abord, mais seulement quand il disparaît (séquence des pèlerins d’Emmaüs, scène inouïe des pêcheurs sur la plage).

 

Le pape écrit : « Il est totalement corporel, et, cependant, il n’est pas lié aux lois de la corporéité, aux lois de l’espace et du temps. » C’est là où la science, ou le simple bon sens crient au délire, mais c’est là aussi que toutes les dérives mystiques ou spiritualistes viennent buter sur un fait matériel d’une totale nouveauté. Et sur quoi vous fondez-vous pour affirmer cette révélation folle qui chemine, presque inaperçue au début, et de plus en plus combattue ensuite ? Oui, sur quoi ? Sur la Parole. Le personnage dit : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. » Le pape souligne : « La parole est plus durable et plus réelle que le monde matériel tout entier.»

 

Au pays des morts, ici, seule la parole est vivante. Comment un écrivain pourrait-il ne pas sentir ça ? Il fait nuit, nous voyageons le plus souvent entre des massacres et des catastrophes, le Diable veille, son nom est Désespoir, mais personnellement, je trouve bon qu’une petite lumière reste allumée, très longtemps, à Rome, et qu’un vieil homme en blanc continue à méditer son fabuleux polar.

 

Joseph Ratzinger Benoît XVI, Jésus de Nazareth. De Nazareth à Jérusalem, Éditions du Rocher,2011.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2422 du 7 avril 2011.

 

3 avril 2011

 » Écrire pour rentrer chez moi « 

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Japon

Comment parler d’un torrent d’images, toutes plus catastrophiques les unes que les autres ? Tremblement de terre, tsunami géant, centrale nucléaire abîmée, malheur, morts, peur, ouragan de boue, radioactivité, Fukushima rimant brusquement avec Hiroshima, milliers de disparus, l’enfer. Je laisse la parole à Paul Claudel en 1923 : « Le Japon est, plus qu’aucune autre partie de la planète, un pays de danger et d’alerte continuelle, toujours exposé à quelque catastrophe: raz de marée, cyclone, éruption, tremblement de terre, incendie, inondation. Son sol n’a aucune solidité. Il est fait de molles alluvions le long d’un empilement précaire de matériaux disjoints, pierres et sable, lave et cendres, que maintiennent les racines tenaces d’une végétation semi-tropicale… L’homme d’ici est comme le fils d’une mère très respectée, mais malheureusement épileptique… C’est une chose d’une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie tout à coup d’une vie monstrueuse et autonome… Un choc, encore un autre choc, terrible, puis l’immobilité revient peu à peu, mais la terre ne cesse de frémir sourdement, avec de nouvelles crises qui reviennent toutes les heures. »  Était-il nécessaire dans ces conditions d’installer des réacteurs nucléaires au bord de l’eau ? Tout de suite, polémique mondiale sur le nucléaire. Êtes-vous pour ? Contre ? Tout le monde parle en même temps, sauf les réfugiés et les corps qui ont tout perdu. Qu’est devenue cette jeune femme agitant un drap blanc à la fenêtre de sa chambre, au dernier étage d’un immeuble cerné par l’eau ? On ne sait pas.

Libye

Fallait-il intervenir en Libye contre le fou meurtrier Kadhafi ? Sans doute, mais plus tôt aurait été mieux, afin d’éviter un enlisement probable. Vous êtes maintenant priés d’admirer les merveilles de la technique, nouvelles armes, perfectionnements en tout genre, obscurité, frappes, Dieu reconnaîtra les siens. Y a-t-il des guerres justes ? Sûrement, à moins de suivre le cynique et infréquentable Céline : « En vrai, un continent sans guerre s’ennuie… Sitôt les clairons, c’est la fête !… grandes vacances totales ! et du sang ! de ces voyages à n’en plus finir !…» Ou bien : « Massacres par myriades : toutes les guerres, depuis le Déluge, ont eu pour musique l’optimisme… Tous les assassins voient l’avenir en rose, ça fait partie du métier. » Et dans Voyage au bout de la nuit : « La poésie héroïque possède sans résistance ceux qui ne vont pas à la guerre, et mieux encore ceux que la guerre est en train d’enrichir énormément. » Si je suis personnellement pour le « printemps arabe » ?  Mais bien sûr ! À fond ! À bas Ben Ali, Moubarak, Bouteflika, Mohammed VI ! Vive les insurgés du Yémen et de Bahreïn ! Il paraît qu’assassiner Kadhafi serait mal vu des chefs d’État en exercice. Et alors ? Ce serait quand même plus simple, et moins cher.

Gallimard

Les éditions Gallimard fêtent leur centenaire, c’est-à-dire leur insolente jeunesse. Depuis mon petit bureau de la revue trimestrielle L’Infini (le numéro 114 vient de paraître), j’observe ce lieu, unique au monde, où des grands écrivains morts sont plus vivants que jamais. Avec un peu d’imagination, on les rencontre ici tous les jours. Ce matin, par exemple, Gide est concentré, Claudel furieux, Malraux et Aragon agités, Sartre grognon, Camus soucieux, Paulhan évasif, mais Queneau rit de son rire chevalin célèbre. Majestueux, Gaston passe en dandy jardinier. Valéry virevolte, Cioran s’amuse, Bataille essaie de se débarrasser de Blanchot, Artaud murmure des exorcismes, Genet vient chercher de l’argent liquide. Le duc de Saint-Simon est très surpris de ses huit volumes en Pléiade impeccablement présentés, et d’être, en même temps que Retz ou Sévigné, considéré comme un « écrivain français ». Sade apprécie ses élégantes gravures pornographiques du XVIIIe siècle, Voltaire sourit en caressant les treize volumes de sa correspondance. Montaigne, Pascal, Bossuet, Molière, La Fontaine, Diderot, Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Baudelaire, Flaubert, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Proust, Breton, Céline, passent en coupe de vent dans les arbres. Peu importe qu’ils se détestent ou s’ignorent les uns les autres, ils volent, c’est l’essentiel. Avec la nuit, la Banque centrale de la Littérature, paquebot romanesque géant, largue ses amarres et flotte à travers les siècles, sur des heures liquides. À son poste de commandement amiral, Antoine, l’heureux propriétaire des lieux, a d’ailleurs, sur sa cheminée, une maquette de bateau à voiles.

Kafka

La situation politique française me laisse assez froid. Le gros steak de DSK, avec salade préparée par sa femme, a un peu disparu dans la tornade de l’Histoire. Une finale DSK-Sarkozy a déjà l’air d’un vieux film. Non, non, une vraie finale féminine Martine-Marine, voilà ce qu’il nous faut pour électriser visiblement le pays ! En attendant, je vous propose de relire les Lettres à Max Brod, de l’immortel Franz Kafka (*). Ainsi, le 30 juin 1922 : « La chambre que j’avais jusqu’à présent était très jolie, avec deux fenêtres et une belle vue, et elle avait, dans son agencement très pauvre mais qui ne faisait pas hôtel, quelque chose que l’on peut appeler une “sobriété sacrée”.» Kafka, un mois après, explique pourquoi il ne veut pas voyager : « Je me dis que je serai tenu à l’écart de ma table de travail durant quelques jours. Et cette réflexion ridicule est en vérité la seule qui soit fondée, car l’existence de l’écrivain est vraiment dépendante de sa table de travail. S’il veut échapper à la folie, il n’a pas droit de s’éloigner de son bureau, et il doit s’y accrocher avec les dents. Définition de l’écrivain, d’un tel écrivain, et explication de son effet, s’il y a effet : Il est le bouc émissaire de l’humanité, il permet aux hommes de jouir d’un péché sans être en faute, presque sans être en faute. » Et puis : « En réalité, je suis parti de chez moi, et il me faut toujours écrire pour rentrer chez moi, même si ma maison a peut-être disparu dans l’éternité. Écrire n’est rien d’autre que le drapeau de Robinson sur le plus haut sommet de l’île.»

1- Franz Kafka, Lettres à Max Brod. Éditions Rivages poche/Petite Bibliothèque n°708.


Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le journal du dimanche n° 3350, dimanche 27 mars 2011.

 

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