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29 janvier 2012

Mozart est grand

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Vous venez de revoir, à la télévision, le célèbre film de Forman, « Amadeus », et vous êtes à nouveau sous le choc de la mort dramatique du génial compositeur. A-t-il été assassiné ? Ce n’est pas exclu, l’affaire reste très obscure. Mais ce n’est pas un seul film qui peut suffire à cerner le mystère de Mozart. Il en faudrait vingt, trente, cinquante, et c’est pourquoi sa « Correspondance complète » est indispensable. Gloire, donc, aux Editions Flammarion de l’avoir rééditée en un seul volume (au lieu des sept précédents). Comme vous entrez dans la crise, il vous faut du sûr, du solide. Inutile de vous disperser; le vrai roman passionnant est là.

C’est un monument extraordinaire de 1900 pages, qui permet de corriger les clichés et les idées reçues, notamment romantiques. Le père de Mozart, d’abord, Leopold. Quel type fabuleux, quelle activité inlassable comme imprésario de son fils prodige! Ce Wolfgang est un trésor envoyé par Dieu, et on tremble pour sa santé à travers les voyages. À 9 ans, à La Haye, « il est dans un état si misérable qu’il n’a plus que la peau sur les os ». À Munich, « il n’a pu mettre un pied par terre ni remuer le moindre orteil ni les genoux, personne ne pouvait le toucher et il a passé quatre nuits sans dormir ». Va-t-il pouvoir jouer au clavier et attirer la curiosité et l’admiration unanimes ?

On meurt beaucoup, en ce temps-là, la variole décime les enfants. Mais Leopold veille, s’occupe de tout, accumule des notes d’une précision étonnante. C’est un musicien, un violoniste expérimenté, et surtout un organisateur de premier ordre. Le divin « Wofgangerl » stupéfie l’Europe, il joue sans arrêt et n’en finit pas de composer. À 12 ans, il a déjà un catalogue de plusieurs pages, sonates, symphonies, trios, messes, petit opéra. Bien entendu, cette irruption d’enfance inspirée déclenche des jalousies et des cabales multiples. On accuse le père de prostituer son fils. Toute la vie de Mozart sera une guerre incessante.

Le voici en Italie, il a 14 ans, et c’est l’éblouissement. Il écrit beaucoup à Nannerl, sa sœur aînée, sa « petite sœur chérie ». Décidément, ce garçon est étrange. Voyez cette lettre de Vérone, en 1770 : « Quand on parle du diable, on en voit la queue. Je vais bien, Dieu merci, et brûle d’impatience de recevoir une réponse. Je baise la main de maman, envoie à ma sœur un baiser grassouillet, et demeure le même… mais qui ? Le même guignol, Wolfgang en Allemagne, Amadeo De Mozartini en Italie .» Ou de Rome : « Je suis en bonne santé, Dieu soit loué, et baise la main de maman comme le visage de ma sœur, le nez, la bouche, le cou, ma mauvaise plume, et le cul s’il est propre. »

On a beaucoup glosé sur les fantaisies scatologiques de Mozart avec sa « petite cousine », sa « très chère petite cousine lapine », qu’il appelle, d’une façon clairement incestueuse (elle a le même prénom, Maria-Anna, que sa mère et sa sœur), « ma très chère nièce, cousine, fille, mère, sœur, épouse ». Il faut croire que les corps de cette époque, très peu XIXe siècle, étaient moins embarrassés par la crudité organique : « Je te chie sur le nez, et ça te coule jusqu’au menton. » Mozart est fou, il écrit n’importe quoi, il s’en fout, il invente l’écriture automatique. C’est un surréaliste débridé, dont on peut augurer qu’il ne respectera rien ni personne. Musique ! Musique ! La communication suivra !
Le petit Mozart, à 6 ans, avait épaté Versailles. Le revoici à Paris, à 22 ans, mais il trouve les Français très changés, devenus grossiers, et incapables de sentir la musique. « Je suis entouré de bêtes et d’animaux. » « Donnez-moi le meilleur piano d’Europe, mais comme public un auditoire de gens ne comprenant rien, ne voulant rien comprendre, ou qui ne ressentent pas avec moi ce que je joue, et je perds toute joie

À partir de 1780, le grand Mozart commence. Voici ce qu’il dit de son opéra « Idoménée » : « J’ai la tête et les mains si pleines du troisième acte qu’il ne serait pas impossible que je me transforme moi-même en troisième acte. » Sa vie est un opéra fabuleux. Il se libère de Salzbourg et de Leopold, devient le premier musicien libre, établi à son compte. Il se marie avec Constanze Weber, « deux petits yeux noirs et une belle taille ».

Contrairement à la légende romantique, il est très heureux avec sa femme qu’il appelle « Stanzi Marini ». Et c’est le succès des « Noces de Figaro », surtout à Prague : « On ne parle que de « Figaro », on ne joue, ne sonne, ne chante, ne siffle que « Figaro ». » Même succès, dans la même ville avec « Don Giovanni », en 1787, l’année de la mort de Leopold (sa mère, elle, est morte à Paris, en 1778, et ses restes doivent se trouver quelque part du côté de l’église Saint-Eustache). Autre film à faire: la rencontre, à Prague, pour la première représentation de « Don Giovanni », de Da Ponte (le librettiste), Mozart et Casanova, venu en voisin de son petit château d’exil en Bohême. Ce trio d’enfer fait rêver, d’autant plus que Casanova a mis la main au fameux « Air du catalogue ». Aucun doute, la révolution est là.

Les Viennois ne sont pas d’accord, la bonne société le boude. Plus Mozart travaille, moins il gagne d’argent. Ici apparaît un personnage étonnant, Puchberg, frère de loge du franc-maçon Mozart. Il a de l’argent, lui, il fait commerce de soieries, rubans, mouchoirs, gants. Mozart n’arrête pas de lui demander des prêts de façon urgente. Pourquoi à ce point ? Pour régler des dettes de jeu ? C’est probable. Ces lettres sont des appels au secours.

Mozart est malade, sa femme est malade, il se dit « écrasé de tourmente et de soucis ». « Je n’ai pu, de douleur, fermer l’œil de la nuit. » Le brave Puchberg envoie de l’argent, la somme empruntée par Mozart en quatre ans est astronomique. On se demande, dans ces conditions, comment il a pu composer ce chef-d’œuvre de lumière qu’est « Cosi fan tutte ». «  Venez à 10 heures demain chez moi pour la répétition », écrit Mozart à Puchberg, il n’y aura que Haydn et vous. Autre film à faire: l’admiration réciproque et l’amitié entre Joseph Haydn et Mozart.

L’histoire du « Requiem », bien sûr, dont il ne parle jamais, mais surtout « la Flûte enchantée », un grand succès populaire, le 30 septembre 1791 (simultanément « la Clémence de Titus » triomphe à Prague). Deux mois avant sa mort, Mozart va très bien, et il est impossible de ne pas être ému en le voyant manger de si bon appétit, boire un café « en fumant une merveilleuse pipe de tabac ». Il aime plus que jamais sa « trésorette », à qui il écrit : « Très chère petite femme de mon cœur ! » Tout indique qu’elle aime et comprend sa musique. Il lui écrit encore: « Dieu te bénisse, Stanzerl, coquine, petit pétard, nez pointu, charmante petite bagatelle.» Et aussi : « Je me réjouis comme un enfant de te retrouver, si les gens pouvaient voir dans mon coeur, je devrais presque avoir honte.»
« Je peux faire un opéra par an », écrivait Mozart à son père. Et ceci à propos des « cabales » : « Ma maxime est que ce qui ne m’atteint pas ne vaut pas la peine que j’en parle. Je n’y peux rien, je suis ainsi. J’ai honte au plus haut point de me défendre lorsque je suis accusé à tort je pense toujours que la vérité finira par éclater au grand jour. »

Mozart est ce grand jour.

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Philippe Sollers

 

Wolfgang Amadeus Mozart, Correspondance complète. Éditée par Geneviève Geffray, Flammarion, 2200 p., 99 euros.
Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2463,  19 janvier 2012.

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15 janvier 2012

Le rire de Mozart

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

DSK à Pékin
Et le revoilà ! Rasé de frais, en pleine forme, invité par le géant d’Internet en Chine, pour une conférence de quarante-cinq minutes à Pékin. Il parle un anglais parfait, survole l’économie mondiale, critique la gestion de l’euro, sourit à son nouveau destin qui s’annonce. Les camarades chinois ont réussi un coup fumant : si les Américains ont arrêté DSK à New York pour une affaire confuse, il est célébré dans la capitale de l’empire du Milieu. Tout va bien : Anne Sinclair a été élue « femme de l’année » au détriment de Christine Lagarde, notre séducteur national prend des cours de civilisation érotique accélérée. Doué comme il est, il parlera couramment chinois dans deux mois. Quelqu’un de bien informé m’assure que les escort girls chinoises qui accompagnaient DSK étaient toutes des petites-filles des anciennes jeunes expertes convoquées par Mao, le samedi soir, dans le pavillon des Chrysanthèmes de la Cité interdite. Fini les aventures glauques avec n’importe quelle Blanche maladroite surveillée par « Dodo la saumure » ; oublié les bousculades et les vulgarités d’autrefois ! Place aux nuits de Chine raffinées et câlines ! Si j’étais à la place des socialistes, je reprendrais vite ce ténor comme candidat à la présidence française. Lui seul, réhabilité, blanchi, peut l’emporter largement sur Sarko, Marine Le Pen, Hollande, Bayrou. Il faut tout reprendre, réécrire le scénario, enfiévrer ce pays morose, quitter la Corrèze, le Pas-de-Calais, les Bouches-du-Rhône, s’aligner sur le choix éclatant de Pékin. DSK président? C’est l’évidence. Crise, chômage, récession, agonie de l’euro, devenir mondial de la monnaie chinoise, lui seul a les solutions.

La Chinoise
Il se passait de drôles de choses à Paris en 1966, et elles ont explosé deux ans plus tard dans un événement mémorable. Le livre épatant d’Anne Wiazemsky, Une année studieuse (1), en témoigne. Elle a 19 ans à l’époque, elle vient de tourner avec Robert Bresson, elle écrit à Jean-Luc Godard, qu’elle l’aime, il vient la voir, ils commencent une liaison, ils vont se marier clandestinement en Suisse. Godard, 36 ans, est déjà très célèbre (À bout de souffle, Pierrot le fou, l’admirable Mépris), mais il est en train de virer gauchiste, d’où La Chinoise, petit livre rouge de Mao à l’appui. Les scènes cocasses abondent : Godard demandant la main d’Anne à son grand-père François Mauriac, le mariage expédié devant un maire suisse ahuri, Jean Vilar, au Festival d’Avignon, s’obstinant à appeler le film « La Tonkinoise », etc. On découvre ici un Godard inconnu, fragile, coléreux, jaloux, tranchant, sentimental et génial. J’avais presque oublié qu’il m’avait réservé un rôle dans son film, et je ne regrette pas mon absence. Que voulez-vous, c’était notre jeunesse, et nous n’en aurions pas voulu d’autre. C’est ce que doit encore penser un certain rouquin de Nanterre, université où Anne est censée faire des études de philosophie. Personne ne le connaît à l’époque. Il s’appelle Dany Cohn-Bendit, et il va bientôt soulever des foules. Godard, Cohn-Bendit, et moi dans un coin : trouvez-moi aujourd’hui un autre plateau télé de ce genre.

Seins
Le spectacle, désormais, abonde en contradictions hurlantes. D’un côté, les crises d’hystérie des Coréens du Nord à la mort de leur dictateur (femmes convulsées en pleurs, cris de détresse) ; de l’autre, la disparition d’un vrai saint laïque de la liberté, deuil émouvant, à Prague, pour Václav Havel. D’un côté, les massacres à huis clos en Syrie ; de l’autre, les manifestations anti-Poutine. Le vieux Benoît XVI, très fatigué (on le serait à moins), bénit cette planète de plus en plus folle, et parle de la « lassitude » des chrétiens occidentaux abrutis dans leurs fêtes, tandis qu’on tue des chrétiens un peu partout, au Niger et ailleurs. Le clou spectaculaire est quand même la brusque irruption des implants mammaires sur vos écrans. Cachez-moi tous ces seins que je ne saurais voir ! Dans cette charcuterie dangereuse et démente, il y a eu des milliers d’implantations, il y aura maintenant des explantations. On plante, on implante, on explante, on réimplante, voilà le menu. Si vous voulez rire quand même, lisez ou relisez le petit roman prophétique de Philip Roth, Le Sein, publié en anglais en 1972, et seulement en 1984 en français (2). Plus fort que la Métamorphose, de Kafka, difficile à faire. Un homme est soudain transformé en gros sein et raconte ses aventures. C’est ahurissant et tordant.

Blasphème
J’étais prêt à me déchaîner contre la cathophobie systématique révélée par différents spectacles blasphématoires, comme Golgota Picnic. A-t-on idée ? Imagine-t-on une pièce intitulée « Auschwitz cocktail », « La Mecque lunch », « Dalaï-Lama porno » ? Elle serait aussitôt interdite, et nous n’aurions pas à subir les pénibles démonstrations publicitaires des cathos intégristes, prières à genoux, cierges et croix. Un blasphème réel ? Oui, en voici un, et il a eu lieu à la Scala de Milan, lors d’une représentation étourdissante du Don Giovanni de Mozart. Enfin un metteur en scène qui ose montrer l’ambivalence des héroïnes de cet opéra insurpassable. Anna, pas mécontente de se faire violer avant l’apparition de son Commandeur de père ; Elvire transie d’amour pour son scélérat de mari, se déshabillant et restant frémissante en combinaison de soie verte ; Zerline, enfin, aguicheuse, mutine, menteuse, pas du tout la paysanne bornée et bernée qu’on a l’habitude de figurer. Et voici le blasphème le plus violent de nos jours. À la fin, entraîné en enfer par le Commandeur, Don Giovanni disparaît dans les flammes. Le quatuor des victimes s’avance au premier plan pour se réjouir que justice soit faite avec l’aide de l’au-delà. Stupeur : Don Giovanni réapparaît, désinvolte, et allume une cigarette. Fumer dans un théâtre prestigieux ! Acte beaucoup plus transgressif qu’une scène pornographique ! On sent le public gêné, réticent, sourdement réprobateur, d’autant plus que les représentants du bien, eux, sont expédiés en enfer. Le mal triomphe, cigarette à la main ! On entend quelqu’un mourir de rire en coulisses : Mozart.

(1) Gallimard, janvier 2012.
(2) Folio n° 1.607.

Philippe Sollers – Le Journal du Dimanche n° 3485, dimanche 01 janvier 2012.

 

 

 

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8 janvier 2012

Être ensemble, voilà le poison.

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Vous ouvrez ce livre, magnifiquement illustré, et vous êtes surpris de voir se lever devant vous une foule de disparus sublimes. Toute une histoire est là, noyée désormais dans une normalisation générale. Plus de grandes figures dérangeantes : le Spectacle avale tout, aplatit tout, uniformise tout, mais il y a eu ces réfractaires de génie, pour qui la vie n’était rien si elle n’était pas ultra-singulière. Devenir soi-même une légende décalée demande un engagement de tous les instants, une ténacité mystique. Le dernier grand dandy? Andy Warhol. Le phénomène visible aura duré plus d’un siècle. C’est fini.

« Dandy » est un mot anglais, et il a ses stars, ses théoriciens, ses saints, ses martyrs : Brummel, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Oscar Wilde. Brummel, d’abord, l’élégance et l’insolence faites homme, vie tragique en exil, fin misérable et folle. Il suffit d’évoquer l’étouffante reine Victoria pour comprendre pourquoi le phénomène de résistance a été anglais. Voici du Brummel : «Dans le monde, tout le temps que vous n’avez pas produit d’effet, restez; si l’effet est produit, allez-vous en.» On a tort de penser que le dandysme est une simple question d’habit : «Pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué.» Le dandy est donc habillé de son esprit, lequel se fait sentir même s’il ne dit rien. Le costume peut être un peu bizarre, mais Baudelaire a raison: «Simplicité absolue, meilleure manière de se distinguer.»

Baudelaire, encore : «Le mot « dandy » implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde.» Baudelaire, toujours : « Que ces hommes se fassent nommer raffinés, beaux, lions ou dandys, tous sont issus d’une même origine, tous participent du même caractère d’opposition ou de révolte; tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandys, cette attitude hautaine de caste provocante, même dans sa froideur.»
Le dandy est froid, non par manque de sensibilité, mais par dégoût de la sentimentalité poisseuse, du bavardage psychologique, de la revendication, quelle qu’elle soit. C’est « l’inébranlable résolution de ne pas être ému. On dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner».

Inutile de dire que le dandy ne fait rien, ou bien, s’il fait quelque chose, le cache soigneusement. Est-il démocrate ? Non. A-t-il des opinions politiques ? Mais non, sauf par provocation. Le dandy est toujours en situation. Quand tout le monde s’excite, il dégonfle la comédie. C’est entendu, il n’ira pas voter aux prochaines élections, ce qui ne veut pas dire qu’il s’abstienne. Vous le traitez de réactionnaire ? Il vous plaint. D’anarchiste ? Il ne dit pas non. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas fasciste, communiste, socialiste, et encore moins libéral, vu son mépris pour le commerce, l’argent, la « phynance», comme disait Jarry. Les préoccupations ou les gesticulations boursières de son époque le laissent de marbre. La vulgarité sexuelle n’a pas d’adversaire plus strict. Au fond, c’est un révolutionnaire sans révolution.

Il n’a jamais l’air de travailler, il n’est pas «occupé», il ne se sent obligé à rien, et, s’il est écrivain, ne se croit nullement astreint à écrire. Surtout, il ne faut pas essayer de lui faire croire qu’il y a quelque chose derrière les apparences. Tout est visible à l’oeil nu, encore faut-il avoir un oeil nu. « Le véritable mystère du monde, c’est le visible, pas l’invisible», dit Wilde. Il ajoute: «Seuls les esprits superficiels refusent déjuger sur les apparences.» Et aussi: «Ceux qui font la moindre différence entre l’âme et le corps ne possèdent ni l’un ni l’autre.» Le dandy gêne tout le monde, parce que chacun, ou chacune, se sent trop vu, trop écouté, trop deviné, trop jugé. Pas besoin de police : la police est idiote, puisque, comme Edgar Poe l’a démontré, elle ne voit pas l’évidence, et va chercher là où il n’y a rien à trouver.

Le dandy est suprêmement « grec », au sens de Nietzsche parlant des Grecs de l’Antiquité qui «s’arrêtent vaillamment à la surface, croient à tout l’Olympe de l’apparence, sont superficiels par profondeur». Démonstration : Manet et son «Olympia», qui ne pouvait pas ne pas faire scandale. Manet, admirable dandy, incarne une espèce nouvelle d’aristocratie, celle de la liberté d’esprit. D’autre part, personne n’est plus dandy que Picasso se mettant soudain torse nu dans un dîner stalinien à Moscou. Finalement, c’est toujours la guerre entre l’indépendance individuelle et le conformisme increvable de « l’être-ensemble » sur fond de morale. La morale, voilà le poison.

Genet dandy ? Mais oui, écoutez ça : «C’est en haussant à la hauteur de vertu, pour mon propre usage, l’envers des vertus communes, que j’ai cru pouvoir obtenir une solitude morale où je ne serais pas rejoint. » Sur un mode mineur, prenons Guitry : « En fait, je n’ai qu’une seule prétention, c’est de ne pas plaire à tout le monde. Plaire à tout le monde, c’est plaire à n’importe qui.» Et ainsi de suite, déclarations à rappeler sans cesse, surtout aujourd’hui, dans notre incroyable basse époque de frilosité résignée et grégaire. Comme le dit le dandy Cioran : «Personne n’atteint d’emblée à la frivolité. C’est un privilège et un art.» De ce point de vue, le chef-d’oeuvre absolu est bien «les Privilèges» de Stendhal, un des plus rares dandys de cette planète.

Quelques femmes dandys ? Greta Garbo, Marlene Dietrich, Audrey Hepburn, Coco Chanel, Françoise Sagan. Pas Marguerite Duras, en tout cas. Mon actrice préférée: Glenn Close, inoubliable interprète de la marquise de Merteuil, personnage du dandy Laclos. De l’insolence, de l’impertinence, de la désinvolture, tout est là. Pas de sérieux engoncé, pas d’hystérie, rien à voir avec la sinistre parade des people, ce trucage publicitaire des magazines. Le dandysme, mâle ou femelle, n’est pas une fonction de la mode, mais plutôt sa négation, son énigmatique trou noir. Des vêtements ? A part Saint Laurent, pas grand-chose. Je veux bien que vous ajoutiez quelques rock stars, mais c’est déjà du bruit. Je m’isole avec la dandy Bartoli chantant le dandy Vivaldi.

Le dandy a besoin de masques, comme la vraie philosophie. Son rêve est d’être là comme s’il n’était pas là, visible-invisible, insoupçonnable. Laissons la parole au surdandy Nietzsche, aventurier risqué de la vraie vie : «Tout esprit profond a besoin d’un masque; je dirai plus : un masque se forme sans cesse autour de tout esprit profond, parce que chacune de ses paroles, chacun de ses actes, chacune de ses manifestations est continuellement l’objet d’une interprétation fausse, c’est-à-dire « plate ».»

Daniel Salvatore Schiffer, Le Dandysme ou la création de soi, François Bourin Editeur, 2011.

Philippe Sollers.
Le Nouvel Observateur n°2459 du 22 décembre 2011.

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