SOLLERS Philippe Blog

15 avril 2012

Six traits

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François Jullien (1) est très obstiné : il s’est rendu compte, depuis longtemps, qu’il aurait beau alerter les intellectuels occidentaux sur leur difficulté à aborder la pensée chinoise, peu de réponses lui parviendraient alors que les Chinois sont désormais partout (jusque dans les châteaux du Bordelais, par exemple).

Prenons une situation cocasse. Il descend dans une rue du quartier Latin de Paris, et il regarde les enseignes des boutiques ou des restaurants chinois. Voici des idéogrammes qui signifient « Nouveau florissant » ou « En plein épanouissement ». En français, écrit en dessous, cela devient « Délices asiatiques » ou « Délices express ». Mieux, « Ciel-essor » est traduit brutalement par « Chez Tonny ». Pourquoi ne pas aller dîner chez Tonny ? Sans doute, mais suis-je vraiment entré dans un changement d’écoute ?

« Les deux perspectives frayées dans l’une et l’autre langue ne communiquent pas. Il y a là une appellation « du dedans » et une appellation « du dehors », et les deux s’ignorent.»

Simple anecdote, dira-t-on. Mais non, le malentendu est plus grave, et il est mondial. Le chinois me fait signe, et je passe devant lui sans le voir. Le résultat est un enfermement identitaire sur fond d’uniformisation globale. La philosophie ne me permet pas «d’entrer» en chinois, pas plus que la théologie ou la mythologie.

Si je dis, de façon biblique, « Au commencement Dieu créa le Ciel et la Terre » (ou « Au commencement était la Parole »), je pose d’emblée le problème de la Création. Voilà un Dieu qui fabrique et commande, et qui pose une Loi à laquelle je suis plus ou moins tenu d’obéir. Si, au contraire, je prends comme commencement la « Théogonie » d’ Hésiode, je suis dans une cascade générative pour la plus grande gloire d’ Eros, « le plus beaux des dieux immortels ». Création hébraïque ou génération grecque, je tourne, même sans le savoir, entre ces deux cercles, appelons-les, par commodité, Dieu et Platon.

Voyons maintenant la première phrase chinoise du « Classique du changement » («Yi-King»). Si je traduis, comme Jullien, par « commencement-essor-profit-rectitude », je ne suis plus du tout en présence d’un Dieu créateur ou générateur, mais dans un processus d’écriture naturelle, comme l’illustrent les fameux hexagrammes (six traits continus, le Ciel; six traits brisés, la Terre). J’existe dans une transformation, une modification, une régulation qui n’en finissent pas d’avoir lieu. Je n’ai plus affaire à une causalité, et encore moins à un commandement quelconque.

Dans le Tao (la «Voie»), avec ses deux polarités yin et yang (capacité réceptive, capacité initiatrice), tout devient fonctionnement incessant (« yong ») qui n’a pas besoin de parler (« le Ciel ne parle pas »). Le vrai commencement n’a rien d’éclatant ou de fracassant, c’est une amorce d’ampleur qui tend à être « spontanément ainsi » (« ziran »). Son style est la formulation, la formule. « Pour pénétrer dans la pensée chinoise, dit justement Jullien, il faut quitter un «chez-soi » de la pensée et se laisser déranger.»

Mais qui a encore envie, de nos jours, d’être dérangé dans ses habitudes mentales ? Moi, en tout cas. Finissons par cette nouvelle traduction des extraordinaires « Ecrits de Maître Wen. Livre de la pénétration du mystère » (2) : « L’homme du Tao est vacuité, équanimité, limpidité, souplesse, simplicité. La vacuité est sa demeure, l’équanimité sa nature, la limpidité son miroir, la souplesse son agir, le retour sa constante. Chez lui, la souplesse est dure, la faiblesse forte, la simplicité pilier.»

 

(1) François Jullien, Entrer dans une pensée ou des possibles de l’esprit, Editions Gallimard.
(2) Jean Levi, Ecrits de Maître Wen. Livre de la pénétration du mystère. Texte traduit et annoté par Jean Levi. Editions Les Belles Lettres, «Bibliothèque chinoise», 2012.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°3244, 29 mars 2012.

 

 

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8 avril 2012

Cauchemar

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Cauchemars

Le bruit m’endort, le silence m’éveille. Les chiffres m’abrutissent, la musique me ranime. Les attentats racistes me glacent, et l’incroyable histoire du tueur fou de Toulouse me pétrifie. C’est donc passablement ralenti que je vais arriver à la fin de cette interminable campagne présidentielle. L’horreur des assassinats ciblés par l’homme au scooter a momifié le Président, qui n’est jamais aussi maître de lui que devant des cercueils. Le ministre de l’Intérieur est passé du livide au rose, et l’union nationale funèbre aura duré deux jours, avant que les passions se redéchirent de plus belle, chacun appelant au rassemblement.

De toute façon, aucun événement barbare n’a jamais arrêté la publicité et les marchés financiers. Le cinglé islamiste a été bousillé après trente-deux heures de confusion, j’hésite à prendre part pour le GIGN ou le Raid, je ne sais plus très bien si Dieu est bon ou mauvais. J’observe le candidat socialiste, Sisyphe héroïque avec son rocher en caoutchouc, s’égosiller et défendre religieusement l’harmonie laïque. Le Président, lui aussi, crie beaucoup, à l’unisson des autres candidats au poste suprême. La nuit, en rêve, tout se complique : je vois des drapeaux tourbillonner, des adversaires vociférer, des visages convulsés hurler, et j’ai l’impression que ma salle de bains n’est pas sûre. Marine Le Pen, haletante, a fini par obtenir ses 500 signatures, alors qu’elles ont été accordées sans problème au mystérieux Cheminade, qui m’intrigue de plus en plus. Pauvre Villepin ! Pauvre Lepage ! Heureux Poutou ! Radieuse Arthaud ! Mélancolique Dupont-Aignan ! Vorace Mélenchon ! Tortue Joly ! Stagnant Bayrou ! Vite, le choc final et frontal Sarkozy-Hollande ! Qui reprendra la Concorde ? Qui sauvera la Bastille ? Françaises, Français, encore un effort pour cinq ans d’efforts !

Abîmes

Désastre humain : le jeune possédé de Toulouse abat froidement, et à bout portant, des enfants juifs, il filme ses assassinats, il meurt en martyr. Il y a des crimes qui sont des abîmes, celui-là en est un. Comme quoi le Mal, pour l’appeler par son nom avec une majuscule, est toujours plus profond que ne le croient les gentils humanistes. Mais il y a aussi des désastres naturels et techniques, comme celui de Fukushima. Aucun reportage ne peut donner le sentiment intime de cette catastrophe. Pour cela, il faut un écrivain véritable, Michaël Ferrier (1) : « La pluie tombe, mais ce n’est plus la pluie, le vent souffle, mais ce n’est plus le vent : il porte avec lui le césium et le pollen, des bouffées de toxines et non des parfums. La mer, tout en continuant à rugir, devient muette de terreur. Elle dilue autant qu’elle peut ces résidus mortifères. Le jour est inhabitable. La nuit s’installe et n’apporte pas l’oubli, juste la crainte de nouveaux rêves, plus sombres et plus fétides à chaque fois. L’horreur est une atmosphère : particules perdues, nuages poudreux, rayonnements douteux. Nous en sommes arrivés – ou revenus – au stade météorologique de notre histoire : nous confions notre destin au vent, aux vagues. »

Et aussi : « La demi-vie n’est pas une moitié de vie. Techniquement, c’est un cycle de désintégration. Les déchets et les produits de l’industrie nucléaire mettent un certain temps à se désintégrer, temps pendant lequel ils demeurent nocifs. La demi-vie est la période au terme de laquelle un de ces produits aura perdu la moitié de son efficacité ou de son danger. Cela peut se compter en jours, en années, en siècles ou en millénaires. »

Bordeaux chinois

Le débat filandreux autour de l’abattage rituel religieux rendrait toute âme sensible athée et végétarienne. Je me sens déjà vaguement coupable de manger du porc, de fumer, de ne pas avoir de barbe, d’adresser la parole à ma voisine, de boire de l’alcool et du vin. Un verre de bon bordeaux me calme et me ramène à la raison, pratiquée depuis longtemps dans ma belle ville natale.

Mais que vois-je soudain ? Les Chinois ont envahi les environs de Bordeaux, achètent des châteaux, se passionnent pour les crus locaux et les importent en masse. Céline (fanatique buveur d’eau) s’est trompé : les Chinois ont dépassé la Champagne et Cognac, ils sont dans les vignes, ils se poivrent au vin rouge. Regardez Lili, énergique et ravissante Chinoise de 28 ans : elle vous annonce une nouvelle ère dont personne ne semble se rendre compte. Comme le dit un vigneron bordelais : « En France, lors des voyages présidentiels à l’étranger, on parle de TGV, de Dior, des avions. Mais les vignerons qui représentent l’équivalent de 180 Airbus par an, on n’en parle pas… Chirac aimait la bière, Sarkozy le Coca… »  Une rumeur prétend qu’à la fin de sa vie, pour apaiser sa conscience, Mao buvait en douce du Margaux dans son pavillon de la Cité interdite. Simon Leys vous dira que c’est impossible, mais il ne sait peut-être pas tout.

Saint-Patrick

Pendant que Poutine avale son dixième verre de vodka, en versant une larme de crocodile sur sa réélection contestée mais réelle, les Irlandais, en pleine forme malgré leurs difficultés, fêtent le 17 mars, tous et toutes en vert et blanc, la Saint-Patrick, du nom de leur évangélisateur au début du Ve siècle. Poutine et les Chinois laissent massacrer les Syriens, mais les Irlandais pensent que saint Patrick est le patron de la bière. Obama trinque avec eux, en hommage à ses origines maternelles irlandaises (point que je partage avec lui, puisque j’ai une arrière-grand-mère du même pays).

Le vieux Benoît XVI est-il protégé par saint Patrick à Cuba ? Rien n’est impossible. Mais c’est ici le moment de se souvenir de l’immense James Joyce, impénitent buveur de vin blanc, mort en exil, à Zurich, le 13 janvier 1941, à deux heures du matin. Il avait coutume de dire que, sans l’aide de son saint patron, il ne serait jamais arrivé à rien. Sur son bureau, après sa mort, on a trouvé un dictionnaire de grec et un livre intitulé Je suis disciple de saint Patrick. On connaît la formule de Joyce, plus que jamais actuelle : « L’Histoire est un cauchemar dont j’essaye de me réveiller. »

 

(1)     Michaël Ferrier, Fukushima – Récit d’un désastre, Gallimard, L’Infini, 2012.

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du Dimanche n°3403, dimanche 01 avril 2012.

 

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