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21 octobre 2012

Orgiastique Fitzgerald

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Où en sommes-nous avec la littérature amé­ricaine et ses rapports à l’Europe? Je passe sur les lourds best-sellers qui encombrent le marché, et qui sont servilement loués, chaque année, par des médias aux ordres. En anglo-saxon, Virginia Wolf est anglaise, Joyce, irlandais. Que serait Philip Roth, un des derniers écrivains qui méritent ce nom, sans Kafka, Prague, Israël ? Hemingway sans Paris et l’Espagne ? Fitzgerald sans la Côte d’Azur ? Ezra Pound sans Venise ? Melville sans l’océan ? Faulkner lui-même sans la fin de Sanctuaire au jardin du Luxembourg ? Ces questions sont intéressantes à creuser, et l’Histoire, tout simplement, le demande.

Mort à 44 ans, en 1940, Fitzgerald apparaît aujourd’hui sous un jour nouveau. Ecartons la légende douloureuse, le drame de Zelda, sa femme devenue folle, les complaintes sur la vie comme démolition, la présence massive de l’alcool. Deux volumes en Pléiade montrent l’étendue du malentendu. Fitzgerald a énormément travaillé, vous tombez à chaque instant sur des nouvelles épatantes, et ses grands romans sont là, plus brillants que jamais. Les Heureux et les Damnés (1922), Gatsby le magnifique(1925), Tendre est la nuit (1934). A 27 ans, il est en pleine possession de son art. Portraits, dialogues, fêtes, bals, maisons, amours contrariés, diagnostic sur une société qui s’étourdit dans les années folles, il est le héros masqué et prophétique de ce qui va arriver à l’Amérique : l’argent commande tout, le cinéma va tout avaler, la folie rôde.

Voici Anthony Patch, dans Les Heureux et les Damnés :«Il semblait n’avoir hérité de rien d’autre que de l’immense tradition de la faillite humaine, cela, et le sentiment de la mort.» La toute jeune Amérique fait vieillir à vue d’œil celle d’aujourd’hui, gendarme géant et empesé de la planète. La jeune Amérique était européenne et gaie, elle est devenue mondiale et provinciale, sa puissance révélant une impuissance ancienne que le temps se charge de dévoiler. En 1922, Fitzgerald est le roi de cette nouveauté bouleversante. On se l’arrache dans la presse, il rend jaloux son ami-ennemi Hemingway, il est incompa­rable dans les figures de femmes, Gloria, Daisy, Rosemary, Nicole, touches légères, peau, cheveux, vêtements, ruminations narcissiques, naïveté, énergie, froideur. On oublie trop que Tendre est la nuit est un roman largement médical, où le narrateur, psychiatre, épouse, pour son argent, une schizophrène qui va aller de mieux en mieux pendant qu’il ira, lui, de plus en plus mal. « Pour lui, le temps était d’abord immobile, puis des poignées d’années se précipitaient d’un coup, comme un film qu’on rembobine à toute vitesse, mais, pour Nicole, les années s’enfuyaient au rythme des pendules du calendrier et des anniversaires, avec, de surcroît, l’émotion poignante de voir sa beauté se faner peu à peu. »

Les femmes et les hommes ne vivent pas dans le même temps. Elles se décomposent à l’extérieur, eux à l’intérieur. Le malentendu entre les sexes est total, parcouru par des bouffées d’illusions. Gatsby, par exemple, est soutenu dans son obsession par « la colossale vitalité de son illusion ». Il donne des réceptions splendides pour se rapprocher de Daisy, dont la voix est « pleine d’argent ». De son côté, Dick est rongé par une fêlure de plus en plus sensible («J’essaie de sauver ma peau»), tandis que Nicole le détruit par sa guérison même. Réflexion d’un personnage masculin : « Dans ses moments d’insécurité, il était hanté par l’idée que la vie pourrait, après tout, avoir un sens. »Donner un sens à la vie, c’est chercher la sécurité, tenter de colmater la fêlure, en pure perte, puisqu’elle poursuit son chemin à travers les corps. Beaucoup de bruit et de fureur pour rien, même si le vin « donne une sorte de panache à l’échec ». La société spectaculaire? «La plupart des femmes encore présentes se disputaient avec des hommes supposés être leurs maris. » L’Amérique est un titan qui s’appelle déjà « Titanic ». Musique de la phrase de Fitzgerald : « C’est ainsi que nous roulons vers la mort, dans la fraîcheur du jour finissant. »

Le désespoir de Fitzgerald n’est jamais lourd ni vulgaire. Pas de pornographie, pas de mots crus, une cruauté d’autant plus efficace qu’elle est élégante et légère. C’est un créateur d’instants idylliques et dangereux, capable de susciter chez autrui, comme le Dick de Tendre est la nuit« un amour éperdu, inconditionnel ». Il y a une magie Fitzgerald (« la magie du Sud, brûlant et doux ») passant de la comédie à la tragédie: «Se retournant parfois, il contemplait avec épouvante les carnavals d’affection qu’il avait orchestrés, comme un général laissant son regard s’attarder sur un carnage qu’il a ordonné pour assouvir une soif de sang impersonnelle. » On pourrait penser qu’il est désemparé, mais non, il retrouve vite « sa voix d’autrefois, la voix plaisante du conspirateur, dispensateur de tant de plaisirs, de mauvais tours, de largesses et d’enchantements ». Dans « Gatsby », Nick, le narrateur, parle ainsi: «Chacun de nous s’imagine posséder au moins l’une des vertus cardinales, et voici la mienne: je suis l’une des rares personnes honnêtes que je connaisse. »

Fitzgerald, admiré par Picasso, est un des rares écrivains honnêtes : il ne cache rien de sa défaite, transformée en victoire posthume. Il est très précis: ses monologues de personnages féminins sont d’une justesse impressionnante. Il parle une fois d’« avenir orgastique». Son éditeur n’aime pas ce mot, et un autre éditeur, plus tard, le change en « orgiastique ». Pourtant, dans une lettre, Fitzgerald est très clair: « « Orgastique » est l’adjectif formé à partir d’ »orgasme », et il exprime précisément l’extase que je veux évoquer. » Les éditeurs et les lecteurs, en bons névrosés, rêvent de vagues orgies. Pas l’auteur, qui fait état d’une expérience personnelle, et note froidement ailleurs: «Je ne suis pas homme à faire l’amour à un iceberg. »

La vie de ce dernier nabab, apparemment superficiel (c’est là où il a trompé tout le monde), est un voyage maîtrisé au bout de la folie. Il aboutit, à la fin de Tendre est la nuit, ce roman plein de larmes, à une étrange et dérisoire bénédiction universelle, donnée aux baigneurs et aux baigneuses allongés comme sur « un éblouissant tapis de prière » : « Il se mit debout, chancelant un peu; il ne se sentait plus aussi bien ; son sang coulait lentement dans ses veines. Il leva la main droite, et, tel un pape, du haut de la terrasse, bénit la plage d’un signe de croix. »


F. Scott Fitzgerald,
Romans, nouvelles et récits, tomes I et II,  édition établie par Philippe Jaworski, Gallimard, Pléiade. 

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n° 2502, du 18 octobre 2012.

 

 

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7 octobre 2012

 » Rions de tout, cher ami « 

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

La dernière lettre que j’ai reçue de vous date de 1968, deux ans avant votre mort. Je ne sais pas si, dans les événements de cette année-là, j’ai eu le temps de vous répondre. Je l’espère. Mais il n’est pas trop tard, puisque vous êtes là, à l’écoute, depuis votre paradis auquel votre foi croyait. Foi étrange, constante, maintes fois réaffirmée, et qui a fait de vous, à la surprise générale, la conscience d’un siècle en folie. Vous avez toujours eu raison en politique, et notre basse époque, qui veut tout oublier, ne l’admet pas volontiers.

On va donc vous chercher des poux dans la tête, c’est-à-dire, sans arrêt, votre problème «sexuel». Quelle tarte à la crème! «Homophile», sans doute, mais «homosexuel», non. Vous n’aviez pas un corps pour ça, la sexualité vous dégoûtait, vous avez passé beaucoup de temps, fasciné par Gide, à vous demander comment il faisait, lui, pour courir partout. «Triste humanité obsédée! Ce que je leur reproche, ce que je me reproche, ce qui est notre vice à tous, c’est l’obsession sexuelle: nous sommes obsédés et obsédants. La religion hiérarchisait les puissances de l’homme; quelle sagesse ! Aujourd’hui, l’instinct est le premier servi, il nous guide, il guide même nos maîtres. Nous sommes gouvernés par des sexuels, j’en mettrais ma main au feu.» (1924)

Cher Mauriac, les catholiques de ces temps anciens vous trouvaient sulfureux, et ils n’avaient pas tort. Votre point fort, c’est l’analyse, inégalée et implacable, de l’étouffoir maternel: «le Noeud de vipères», «Genitrix», «la Pharisienne». Personne n’a compris comme vous la nature d’une empoisonneuse. Il fallait appeler «Poison» votre roman «Thérèse Desqueyroux» (je l’ai relu récemment, c’est vif, rapide, de la première à la dernière page). On trouvait que vous aviez le goût du péché ? Non, non, répondez-vous, pas le «goût », le «sens». Le «péché», pour reprendre ce mot auquel plus personne n’attache d’importance, n’est pas principalement sexuel, mais historique, criant, mondial.

C’est là, cher ami, que vous triomphez: guerre d’Espagne, Vichy, Moscou, colonialisme, torture en Algérie, rien de la bêtise et de la bestialité criminelle ne vous échappe. En 1940, dans Malagar occupé par les nazis, vous avez déjà eu, à propos de la croix gammée, cette formule sublime: «Une araignée noire gorgée de sang.» «Ici, nous sommes occupés par le Kommandant. E vient s’asseoir en face de moi dans mon vieux salon. E ne sait pas un mot de français. C’est un SS. Son ordonnance prêche à la cuisine la pire doctrine nazie. La femme de ménage dit: « E ne lui manque que la soutane ».» Ah, le grand style français, cher Mauriac, comme vous savez le manier, le faire vibrer, le faire mordre! «L’Académie me dégoûte déplus en plus… L’amour du néant, chez mes confrères, la haine des lettres et de tout ce qui domine atteint une sorte de grandeur; la plus basse passion politique aussi, le souci de ne laisser entrer que des clients, des gens qu’on tiendra en main.» (1936)

Dès 1938, avec la guerre d’Espagne, vous sentez venir la catastrophe: «Je ne signe plus que les manifestes que je rédige ou auxquels je collabore… Je ne suis plus qu’un vieux chat échaudé et circonspect qui, perché sur une pile de livres éphémères, attend en clignant des yeux le déluge universel.» Drieu vous vante les vertus du fascisme? Très peu pour vous. Martin du Gard vous accuse d’être communiste? «Nous n’avons pas à choisir entre les assassins.» Rebatet vous couvre d’injures sexuelles («décoction de foutre rance et d’eau bénite, oscillations entre l’eucharistie et le bordel à pédérastes»)? Vous répondez par le mépris.

Je vous imagine, cher Mauriac, dans le métro parisien, en train de lire des affiches sur tous les murs annonçant une conférence intitulée «Un agent de la désagrégation. François Mauriac». «Je suis fier d’être le seul attaqué ainsi dans « Je suis partout ». Ils vont finir par me rendre ivrogne, car je vais prendre souvent l’apéritif dans les cafés de la rive gauche depuis qu’ils me l’ont interdit.» 

Chose rarissime, vous pratiquerez à haute dose le pardon des offenses, en vous opposant résolument aux condamnations à mort (vous êtes, sur la peine de mort, un des seuls Justes, avec Camus). On vous appelle «Saint François des Assises». Vous écrivez, en 1941, à Chardonne: «Je n’ai aucune haine au coeur, je n’aspire à aucune vengeance, ni contre nos envahisseurs, ni contre ceux qui m’outragent. Je ne savais pas autrefois que j’aimais mon pays comme je l’aime: il a fallu cette honte; et nous devons vivre avec cette idée fixe de sa libération.»

Cher Mauriac, je me souviens du temps, pendant la guerre d’Algérie, où vous étiez obligé de changer chaque soir d’appartement de peur d’un attentat à la bombe. On vous téléphonait à 4 heures du matin avec des menaces de mort . Vous aviez déjà sur le dos «toute la puissance du capitalisme marocain», après avoir jeté votre prix Nobel dans la bataille. Vous dites que c’est «l’honneur de [votre] vie», et, rappelant la guerre d’Espagne, vous pensez avoir sauvé ainsi «l’honneur catholique».

C’est très vrai, et vous serez toujours détesté pour ça, comme pour votre soutien ultérieur à Mendès France et à de Gaulle. Vous ne plaisez pas plus aux catholiques qu’aux anticatholiques. En 1945, vous écrivez à Gide, alors en Algérie, qu’il y a, à Paris, de nouveaux types intéressants, Camus, Sartre. Vous faites élire l’écrasant Claudel à l’Académie, laquelle, selon vous, devrait accueillir Breton, Aragon, Bernanos et d’autres. Voeu pieux irréalisable, vous le saurez bientôt.

Cher Mauriac, anarchiste masqué, je m’arrête sur une lettre de vous en 1944. Vous lisez une biographie de Nietzsche, et vous explosez: «Je suis ivre de Nietzsche. Quel homme! Désespoir de n’être que le pauvre type qu’on est. La seule excuse d’un homme de lettres, c’est sa souffrance, son renoncement aux « honneurs ». J’aimerais, avant de mourir, mettre le feu aux barils de poudre entreposés dans les caves de l’Institut. La folie finale, quel havre supérieur au gâtisme qui guette les offices! Et le mystère de Jésus dans Nietzsche : qu’une certaine négation vaut mieux que certaines adorations! Que certains refus sont des signes d’un plus profond amour que les adhésions des philistins avares et sournois. Je ramène tout au Christ malgré moi.»

Votre ami Paulhan s’étonne de cette référence répétée au Christ. «Parlez-moi plutôt de Dieu», vous dit-il. Vous lui répondez gentiment, mais à quoi bon?

J’en reviens donc à votre foi: je l’ai vue, sur votre visage, en allant vous voir à l’hôpital, pendant votre agonie. Je ne crois pas avoir jamais veillé un mort, comme je l’ai fait pour vous, dans votre chambre mortuaire, avec, de l’autre côté du lit, votre fils Jean. Vous avez disparu dans une sérénité lumineuse. Et maintenant, rions de tout, cher ami, comme nous l’avons fait si souvent.

À vous.

Philippe Sollers

François Mauriac, Correspondance intime. 1898-juillet 1970, 
présentée par Caroline Mauriac, Robert Laffont, «Bouquins» 2012.

 Le Nouvel Observateur n° 2496,  du 6 septembre  2012.

 

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