SOLLERS Philippe Blog

2 mars 2009

Sollers : heureux caractère

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Critiques
Un écrivain sait, en général, pourquoi certains l’aiment, pourquoi d’autres le détestent, pourquoi, enfin, le plus grand nombre reste indifférent. Le lourd silence de tel ou tel support ne l’étonne pas, la violence d’autres régions non plus, surtout chez les agités de la branchitude, où l’ignorance crasse atteint parfois des sommets. Les bonnes critiques sont encourageantes, même si elles auraient pu être meilleures. Il y a d’admirables surprises, par exemple dans Le Figaro Madame : « Sollers bande encore. On est content. » C’est une jeune femme qui parle, on lui fait confiance. 

Mais il y a mieux : la critique moralisante qui fait réfléchir. Ainsi celle de cette mère de famille de province, étrangement relayée par Le Monde. Elle me trouve éblouissant mais exaspérant, doué mais procédant trop par « fanfaronnades », « postures avantageuses » et « rodomontades » (mot charmant). J’ai du talent, mais je suis « fielleux ». Je sais écrire et lire, mais je circule malheureusement dans « un climat mystico-religieux ».   Là, je sens que je dois faire attention : Le Monde, c’est du sérieux, les mères de famille de province aussi. 

Je vais donc m’appliquer, devenir égalitaire et modeste, insister sur mon humanisme, ne pas me vanter de conquêtes qui ne peuvent être qu’imaginaires, filer doux, me tenir à carreau, aimer mes semblables, mes frères, adhérer, pourquoi pas, au Parti socialiste, respecter les femmes et surtout les mères de famille, écrire pour elles de vrais romans, dire du bien de la vaste humanité profonde et de ses vrais gens. Qu’importe que Gide ait dit un jour : « C’est avec les bons sentiments qu’on fait la mauvaise littérature ? » Gide s’est trompé,voilà tout.                                                              

 

La NRF
La Nouvelle Revue française a 100 ans, les éditions Gallimard auront 100 ans dans deux ans. Sous ces titres, que de figures de premier plan, combien de morts plus vivants que la plupart des vivants ! En arrivant à Paris, l’armée allemande avait des ordres stricts : prendre la Banque de France et la NRF. Après la Seconde Guerre mondiale, à la fin des années 1950, la NRF avait encore une grande influence, je la lisais de près dans ma jeunesse, et puis il y avait les rendez-vous avec le subtil et sinueux Jean Paulhan, qui m’invitait chez lui, rue des Arènes. Il me prêtait des livres introuvables, chinois la plupart du temps. C’est dans son bureau que j’ai lu Orthodoxie, de Chesterton. Il me reprochait de préférer Ezra Pound à Saint-John Perse, je maintiens mon jugement. Amusant Paulhan, doux, brusque, auréolé par Histoire d’O et Sade, démonteur d’illusions, ironie en action, courtois, un peu fou, en alerte, jamais de clichés, jamais de bons sentiments. Ah, la NRF ! Je relis cette lettre de Jacques Rivière à Marcel Proust : « N’oubliez pas la force dont votre oeuvre est pleine. Vous aurez beau faire, vous êtes trop dru, trop positif, trop vrai pour ces gens-là. Dans l’ensemble, ils ne peuvent pas vous comprendre, leur sommeil est trop profond. »

On sait que Baudelaire (peu aimé de la mère de Proust, et pour cause) a multiplié en son temps les fanfaronnades et les rodomontades, les postures avantageuses et exaspérantes, dans un climat mystico-religieux. Il l’a payé cher. Il en rajoute d’ailleurs dans un projet de préface aux Fleurs du mal : « J’ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine, et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. » 

N’oublions quand même pas les deux erreurs initiales et sensationnelles de La NRF au temps de sa gloire : le refus de Proust, et, plus tard, celui de Céline. Ça s’est arrangé. La NRF s’arrange toujours.

Espérance
Qu’est-il permis d’espérer en ces temps de crise mondiale ? Plusieurs symptômes ouvrent la voie : les 750.000 visiteurs de l’exposition Picasso, files de deux ou trois heures d’attente, la nuit, par un froid sibérien jusqu’à 4 h du matin (souffrir pour voir Picasso, expiation nécessaire) ; l’incroyable passion pour Bach manifestée à Nantes ; l’entrée triomphale des manuscrits de Guy Debord à la Bibliothèque nationale (avec ce commentaire cocasse : « L’Etat reçoit son enfant terrible »). 

Mais si vous voulez savoir ce qui se trame en profondeur aujourd’hui, c’est-à-dire demain et après-demain, prenez dès maintenant une option sur deux nouveaux « enfants terribles » : Yannick Haenel et François Meyronnis. Leur livre commun, Prélude à la délivrance (1), vous frappera par son intensité et sa radicale beauté. Jamais on n’a lu Moby Dick, de Melville, avec une telle passion précise. Et puis cent autres choses qui surgissent, toutes neuves, au cœur de la catastrophe actuelle. Mais j’ai déjà peur que ce volume soit taxé, par les obscurantistes et les petits-bourgeois locaux, de fanfaronnade et de rodomontade, voire de délire mysticoreligieux. Rien de plus faux : c’est simple, évident, prodigieusement cultivé, lumière sûre dans les ténèbres. Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.

Lanzmann 
Claude Lanzmann publie, début mars, ses Mémoires sous un titre mystérieux : Le Lièvre de Patagonie (2). Ce qu’on y apprend est fabuleux, depuis l’adolescence résistante d’un juif français dans la sombre époque, jusqu’à la réalisation de ce grand chef-d’œuvre, Shoah (douze ans de travail, dans les pires difficultés). Cent portraits vibrants, avec, évidemment, Sartre et Beauvoir. Le livre ne se lâche pas, c’est un roman foisonnant. Lanzmann est l’homme qui a réellement regardé la mort en face, la plus atroce des morts, celle des chambres à gaz. Il paraît qu’un sinistre évêque intégriste nie encore leur existence. On fêtera sa disparition.

(1)
  
Gallimard, coll. L’Infini.
(2)   Gallimard.

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du Dimanche n°3241, du dimanche 22 février 2009. 

1 mars 2009

L’appel

Classé sous Non classé — sollers @ 13:2

Il y a trois Temps : le premier voit la lumière et l’obscurité absolument distinctes l’une de l’autre. Le deuxième, après l’assaut des ténèbres contre la lumière, est un temps de mélange (dans lequel nous sommes depuis très longtemps et pour très longtemps). Le troisième, qui s’approche peut-être à toute allure, voit de nouveau lumière et obscurité radicalement séparées. Les saints du mélange sont comparés à des cerfs : innocents, rapides, agiles, ils ont soif de « l’Eau vivante ». Ils sont « contemplateurs du monde », puisqu’ils se tiennent sur les sommets. Le cerf, le serpent, l’aigle : on se croirait déjà chez Zarathoustra, éternel retour d’une libération désirée, drame du « Sauveur-Sauvé ». Pas de contradiction avec le Ressuscité, qui est tout sauf de la névrose doloriste (ça n’empêche pas de soigner les malades, dur labeur).

L’envoyé de l’Église de la Lumière se manifeste parfois en rêve : c’est par exemple un enfant resplendissant qui joue tranquillement au bord de l’eau. Vision fugitive, nouvelle naissance. C’est une décision du Saint Esprit, un réveil. Puech écrit justement :
«  La gnose n’est pas simple conscience que le sujet prend de soi, mais transformation radicale du sujet par cette prise de conscience. »
Le plus étonnant est que cet événement puisse se produire par simple lecture. « Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas la mort. » Ou bien : « Heureux celui qui se tiendra dans le commencement, et il connaîtra la fin, et il ne goûtera pas à la mort. » Si on demande au gnostique d’où il vient, il peut répondre : « Je suis né de la lumière, là où la lumière s’est produite d’elle-même. » Rien que ça. Bien entendu, il aura intérêt à rester discret.

Il s’agit donc d’une sortie, d’une désintoxication, d’un transvasement, pour un retour sur place au « paradis de Lumière ». C’est « la Grande Pensée » surgissant dans « la Grande Guerre », guerre ultra-secrète, sans cesse à l’œuvre, combat spirituel violent, dont personne, ou presque, ne semble plus avoir la moindre idée. Des troubles, des malaises, des explosions, des catastrophes, des massacres, des folies plus ou moins rampantes, soit, mais pas de pensée, ou alors de toutes petites pensées.

Pour l’heure, qui est au moins « très sévère », nous sommes dans le « deuxième temps », celui du mélange, avec forte prédominance de l’obscurité montante, mais aussi annonces de plus en plus intenses de la lumière à venir (qui est déjà là). Temps de l’illusion et du non sens, temps perdu, comme l’a si bien éprouvé et dit Proust, ce stupéfiant voyageur du Temps. Personne n’a mieux décrit l’exil, la prison, et, dans la même trame, les signaux extatiques, les révélations. Un pied en enfer, l’autre au paradis. L’expérience du temps réel est récente, un peu plus d’un siècle. Très peu d’appelés, encore moins d’élus. Il y a un appel, c’est sûr. Il faut que quelqu’un réponde.

Ne demandez pas d’ vient l’Appel, quand il a lieu, de qui il vient, ni à qui il s’adresse. Tout cela n’a pas de nom, et si j’ai un nom, je ne le connais pas et n’ai pas à le connaître. Il serait risible de dire que je m’appelle « moi », grotesque de vouloir cadrer cette expérience débordante qui, souvent, s’accompagne d’une véritable orgie de mémoire. Certaines phrases, prononcées de plus loin, émergent, par exemple « un livre inspiré de lui-même », ou simplement un mot, « exaucé ». Ça se passe entre gravure et voix, par-delà toute inscription, par-delà le souffle.

Je pense à Champollion se crevant les yeux sur les hiéroglyphes, les cartouches des pharaons, la pierre de Rosette. L’Égypte semblait muette : elle parle. Même surprise pour Freud : les rêves parlent, on peut les interpréter. Plus exactement, ça n’arrête pas de parler, jour et nuit, dans toutes les langues, mais, en général, pour ne rien dire de vraiment vivant. L’Appel, lui, traverse le mur du Temps, il ne dit rien, il appelle. C’est un coup de feu dans le feu.

Philippe Sollers, Les Voyageurs du Temps. Éditions Gallimard, 121. pp.149-151.

 

2 février 2009

Cette écriture est la seule fenêtre. Bravo !

Classé sous Non classé — sollers @ 17:2


Le roman de Philippe Sollers est daté du 30 septembre 121. Faut-il le lire comme la continuation de l’Evangile selon Philippe (cité en exergue), qui aurait été écrit au deuxième siècle ? Ou bien de l’Evangile selon Jean, avec son « Au commencement était le Verbe » ?

En tout cas, Philippe Sollers nous recommande de lire son livre comme un vrai polar métaphysique. Il s’agit de sortir, d’ouvrir les yeux à la lumière, nous lisons qu’il s’agit de naître, et de connaissance, littéralement, du dehors, en mourant à la vie d’avant, à cet hôtel utérin où l’être a vécu neuf mois. Dehors, la Nature c’est aussi la Culture, et il y a la lumière, les couleurs, les sons, les mots qui germent, les fleurs, les vagues, le ciel, etc. Comme le dit la Gnose, le Verbe est la lumière véritable, qui luit dans les Ténèbres mais les Ténèbres (on pourrait dire cet intérieur matriciel que l’hystérie féminine tente d’étendre partout dehors en propriétaire du temps) ne la saisissent pas. Il y a le temps des Ténèbres, des Parasites c’est-à-dire ceux qui vivent tels des fœtus (Parasite : belle représentation du temps fœtal qui s’éternise dans sa logique), mais la lumière vainc. Le vrai Commencement est dehors. Echec au trou noir ! Dionysos ne se reconnaît pas de temple ! Echec de Thanatos par rapport à Eros. Joie de la connaissance, dehors ! Le Joyau réussi a échappé à la sourde influence de l’hystérie féminine. Kamikaze de lui-même en faisant l’expérience du Néant, pour connaître dehors la lumière, le Verbe, la régénération de la Nature-Culture, le tireur vise le mur du son, et va jusqu’au bout de la nuit, c’est-à-dire jusqu’au bout du temps de la gestation. Il raconte l’expérience à travers les citations d’autres Voyageurs du Temps, qui sont allés eux-aussi au bout de la nuit. Le Grand Vainqueur est le ressuscité, celui qui ne veut plus être le Parasite, c’est-à-dire mort, étouffé, pas né, n’ayant pas vu la lumière, n’ayant pas passé le mur du son, autant d’expressions pour dire naître. Dehors, l’univers est la pharmacie où les corps lumineux guérissent ! La sortie est une désintoxication, un transvasement, pour un retour sur place au paradis de la lumière. Le temps de paradis n’est pas intra-utérin, la référence !!!, mais c’est dehors ! Le temps menteur organisé nous empoisonnent avec ses Parasites et son traitement de masse des humains, où ce qui compte c’est de faire masse.

Le lecteur auquel Philippe Sollers fait signe n’est pas le garde-malade de nos auteurs modernes qui décrivent leurs maladies. Kafka, qui n’est pas le martyr qu’imaginent ces Parasites qui interprètent faussement les bombes écrites que sont les œuvres de Ducasse, Rimbaud, Nietzsche, tient envers et contre tout au temps éternel de l’enfance, et il voit arriver une déesse. Ducasse imagine que quelqu’un peut arriver, pour continuer ses « Poésies », qui ne sont pas devenues des marchandises. Pari pascalien.

Philippe Sollers, dans sa base insulaire, île qui mélange le ciel et l’eau, irreprésentable en société, en « vie-ensemble », vit « à côté ».

Tandis que, en ce monde sous la sourde influence de l’hystérie féminine, la mère est le seul être supérieur, guettant le petit jaune d’œuf de son bébé mâle, telle la mère d’Houellebecq, qui attend que son fils lui offre son caca cadeau… L’Union des Mères Anti-Poésie fonctionne à plein tube ! Mais Houellebecq tressaille de joie en sachant qu’il ne reverra jamais sa mère. Plutôt la lumière…
La mère de Proust a essayé d’étouffer son « petit crétinos », comme toutes les mères elle se croyait propriétaire du temps, celui de dehors ramené à du dedans matriciel. La mère d’Artaud, par ses grossesses répétées, a ré-envoûté Artaud toute sa vie.

Lançant une bouteille à la mer, Baltazar Gracian dit que, pour atteindre l’île d’immortalité, il faut d’abord passer par la « Grotte du Néant », c’est-à-dire la conscience que, comme le dit l’écrivain très courageux dans son roman écrit à la fin du XXe siècle, « Le monde appartient aux femmes./ C’est-à-dire à la mort./ Là-dessus tout le monde ment. », là-dedans c’est la mort, le Néant, l’absence de commencement de la vie véritablement à la lumière, le commencement Verbe, mots qui germent, Nature-Culture, Connaissance de la joie.

Isidore Ducasse confie la joie d’être né. Alors que les mères, toujours les mères, toujours en train de s’attendrir, donc de persécuter ou d’étouffer leurs enfants, surtout les mâles, veulent hystériquement garder dedans étendu partout dehors dans le temps menteur.

Mais la Vierge, c’est-à-dire une mère libérée de toutes les mères, est assomptée au ciel, c’est-à-dire est née, dehors, à la lumière. Seules de pauvres paysannes illettrées pourraient l’interviewer…

Philippe Sollers, dans son île d’immortalité, sorti de la Grotte du Néant, évoque son corps qui néglige l’appel à la servitude, à l’« être-ensemble », la Grotte c’est juste une piscine… Il répond au cœur enfantin. Comme le dit Rimbaud, l’âme vole comme un oiseau sans contraintes. Il revoit les étoiles, sauvé, ressuscité du soit-disant « meilleur des mondes ».

Goya et le tableau de « La laitière de Bordeaux ». Il est un inceste doux, non pas infernal, une mère, des sœurs. Artemisia maritima… Héraclite le Clair raconte qu’il s’était retiré dans le temple d’Artémis et jouait aux osselets…

Par la force rétro-active dont parle Nietzsche, le passé, le temps d’enfance, refleurit comme l’avenir du présent, dans le maintenant de l’être-temps. Et la rose a son pourquoi, elle attend d’être vue. Même si nous avons été jetés au monde menteur, dans le Camp du traitement de masse des humains, il est possible de se désintoxiquer, de ne pas s’anesthésier à proximité immédiate de la grande dévoreuse, sous son regard. La laitière de Bordeaux, c’est autre chose. Les diamants ne sont pas forcément sous contrôle.

A Bordeaux, Hölderlin a l’impression d’être en Grèce. La lumière de Grèce. Ses poèmes sont bouleversants, mais le parasite financier passe son chemin sans le voir.

Rimbaud échappe avec son corps à l’obscénité infernale. Maître Eckhart est en vérité condamné parce que les religieuses en avaient assez de l’entendre parler du Néant… Chateaubriand, lui aussi grand Voyageur du Temps, évoquant la chambre où sa mère lui a infligé la vie, écrivant qu’il était presque mort lorsqu’il vint au jour, dit que la seule façon d’aborder le temps est l’outre-tombe. Et oui, faire l’expérience de la mort au temps fœtal, ne pas prendre ce temps pour le meilleur des mondes… Proust saisit au fond de sa cour la grande anormalité des choses. Céline, dans sa prison pour condamnés à mort, au Danemark, en 1948, a la vision d’une planète de fous homicides, il écrit qu’on ne rencontre que de prudents rentiers de l’horreur…

La hideuse grimace humaine est enfin visible, même si personne ne la voit. Nous avons changé d’ère sous anesthésie profonde, à moins, écrit Sollers, d’entendre l’appel. Maître Eckhart dit que la vraie lumière est le Néant, la conscience de ce Néant.
La musique est l’échappée, Sollers écoute Bach, qui fut un enfant joueur, fugueur, espiègle : une sorte d’autoportrait. La musique et la littérature se pensent en vous, lorsque vous êtes réveillés du grand sommeil, enfin nés, « à côté » définitivement.

Philippe Sollers : au commencement est un atome explosif, les phrases sont des tubes parcourus de faisceaux rapides, tels des faisceaux de protons neutrons qui parcourent un milliard de Km/heure et entrent dans l’intimité de la matière.

De quoi faire exploser, dans ce polar métaphysique, la sourde influence de l’hystérie féminine… Et revoir les étoiles.
Cette écriture est la seule fenêtre. Bravo !

Philippe Sollers, Les Voyageurs du Temps, Editions Gallimard, 2009.

Alice Granger Guitard
e-l
ittérature, mardi 13 janvier 2009.

 

1 février 2009

Sollers sans masque

Classé sous Non classé — sollers @ 17:2

 Pour avoir beaucoup fréquenté Venise, Philippe Sollers connaît le charme des jeux de masques : malice, virevolte et provocation, tragique et farce mêlés. Aussi n’est-il pas tout à fait surprenant de voir le mot « roman » imprimé sous le titre de son dernier livre. Un roman, vraiment ? Cette succession de chapitres fragmentés, où l’écrivain semble ne parler que de lui, de son éditeur, de son quartier, de ses habitudes, de ses répulsions, des ses ennemis, de ses plaisirs et (mais c’est une précision d’importance) de ces fameux « voyageurs du temps » – autrement dit des créateurs qu’il admire ? Disons une fiction. Outre que la peinture du « moi » n’est pas incompatible avec les représentations imaginaires (c’est même une histoire d’amour vieille comme la littérature), ce livre est un vaste système d’écrans, où l’emploi du « je » cache bien plus qu’il ne dévoile – un contre-roman, pourrait-on dire.

Car c’est un fait : Sollers ne dit finalement presque rien de lui, en dépit des apparences. Ou alors très peu, d’une façon coudée, dans les anfractuosités d’un texte tour à tour éblouissant et parfaitement exaspérant. Un « roman » capricieux, donc, au sens où l’étaient déjà ses Mémoires, intitulés Un vrai roman (Plon, 2007) : tout un système de déconstruction, dont l’intérêt n’est pas Sollers lui-même ni même les différentes manières, plus ou moins drôles, plus ou moins intéressantes, de jouer à être ce personnage nommé Sollers, mais la façon dont un écrivain vraiment doué peut parler de la littérature, de l’art, de la pensée.

Encore faut-il, pour accéder à ces pages, traverser une série de fanfaronnades souvent fastidieuses. En dehors de ses passions artistiques, Sollers dépeint par Sollers est un jouisseur désespéré par son époque. Tout tombe, chez lui, sous le coup d’un immense dégoût, d’une sorte de déception passionnée. Quoi, ce n’était donc que ça ? Les contemporains « pourris de cinéma », leur « bruit », la prolifération des machines et des écrans, l’ignorance, la falsification, « l’absence de pensée », le manque d’audace et la petitesse. L’auteur, lui, se place, sans vergogne, bien au-dessus de ce brouhaha, de ce « bourbier ». On se frotte les yeux : il est la « Bête », ses contemporains (beaucoup d’entre eux) sont les « Parasites ». « La Bête est, écrit-il. Les Parasites voudraient être. » L’idée de la « Bête », qui renvoie probablement à celle de l’ apocalypse de Saint Jean (une incarnation du mal et de l’opposition à Dieu) rebondit dans un climat mystico-religieux, le narrateur multipliant les postures avantageuses, tour à tour dieu ou prophète. On sourirait de ces rodomontades, on pourrait même se prendre au « jeu » de l’écrivain, si l’ensemble ne baignait pas dans une humeur véritablement fielleuse, faite de mépris pour une grande partie de ses semblables (à commencer par les « mères », espèce honnie) et pour le monde dans lequel ils évoluent.

Mais le mot « semblable », justement, ne fonctionne pas. Le narrateur se place en dehors, au-dessus, quelque part ailleurs. Et c’est pour cela, sans doute, qu’il ne peut ou ne veut pas écrire de romans, au sens classique du terme. Des livres qui, si l’on s’en tient aux canons du genre, projettent l’auteur en plein milieu de ses semblables et de leur vaste humanité. Sollers est ailleurs, loin. S’il descend parfois dans les « cocktails », serre des mains, plaisante, ce n’est que pour mieux remonter « sous les combles », dans un bureau parisien où il retrouve ses véritables contemporains, ceux qu’il tient pour ses égaux : les poètes, au premier chef, mais aussi les philosophes, certains peintres, des musiciens. Et le lecteur peut se féliciter de cette retraite, loin de la corruption d’en bas. Car c’est là, dans les pages qu’il consacre à Breton (« à qui ce roman pourrait être dédié »), à Picasso, à Rimbaud, à Bacon, à Isidore Ducasse, comte de Lautréamont ou à Hölderlin, que Sollers laisse paraître son talent. L’entreprise n’est pas nouvelle : le magnifique La Guerre du goût (Gallimard, 1994) donnait déjà largement la mesure de son aptitude à fréquenter les hommes de génie, et pas seulement ceux du XVIIIe, qu’il connaît mieux que personne.

C’est avec eux, par eux, dans leur voisinage, qu’il échappe à la tragédie d’un temps écrasé, dévoré par le présent comme par un trou noir. L’auteur, qui s’intéresse aux « hantises du temps », donne des pages étranges et belles sur une idée simple : les grands créateurs sont des envoyés qui « ont enterré leurs messages pour plus tard ou jamais ». Leurs oeuvres sont là pour toujours, enchâssées dans le temps comme des capsules contenant l’essentiel de ce que l’humanité devrait savoir. Emporté par cette passion, le style souple et musical de Sollers se déploie. Son art de la citation, déjà perceptible dans les Mémoires, s’épanouit. Et quand il entre dans la vie des écrivains, Hölderlin ou Lautréamont, la jouissance de la langue devient perceptible, heureuse. Sa manière de raconter, pour le coup, frôle le romanesque. Le voilà délivré de ces haines et de cet ego cramponné à son dos comme un parasite. Le voilà lui-même, érudit et styliste inspiré : un écrivain de talent, que l’on doit chercher derrière des masques.

Philippe Sollers, Les Voyageurs du temps. Gallimard, 244 p., 17,90 €.
Signalons également : Grand beau temps, un recueil d’aphorismes de Philippe Sollers établi par Guillaume Petit (Le Cherche Midi 126 p. 13,50 €).

Raphaëlle Rérolle
Le Monde Des Livres du 22 janvier 2009.

 

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