SOLLERS Philippe Blog

1 mars 2012

Du jour au lendemain

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Alain Veinstein reçoit Philippe Sollers, – auteur de L’Eclaircie (Gallimard) et de Discours parfait (Folio)

France Culture
du lundi au vendredi de minuit à 0h35

Ecoutez l'émission 34 minutes

Philippe Sollers

01.03.2012 – 00:00

26 février 2012

Culture Générale

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Agitation

Qui veut faire perdre Sarkozy ? Tout le monde, ou presque, à commencer par lui-même (« Cinq ans, ça suffit. »). Là-dessus, Hollande se réveille, modère ses mouvements de bras, enflamme ses partisans, sort comme un loup du bois, évite le flou, se durcit à gauche. Le changement s’impose de toute façon, malgré la crise, la perte du triple A, l’insécurité, le chômage et le désordre mondial. Sarkozy protecteur contre les marchés financiers ? Non, Hollande. Cependant, les médias s’agitent et trouvent une parade : si la finale opposait Marine Le Pen à Bayrou ? Ce serait Bayrou à coup sûr, terrassant, en tracteur, la Walkyrie blonde qui n’a toujours pas ses 500 parrainages, déni évident de démocratie.

Au fond, les candidats masculins rêvent tous de se retrouver avec Marine Le Pen en face d’eux pour gagner confortablement sans problème. Chirac, prophète de la Corrèze, l’a dit : un républicain doit voter Hollande. La seule chose qui me retient de me déclarer pour ce dernier est sa proximité avec Mazarine Pingeot, laquelle vient de s’exprimer ainsi, à la télévision, à propos de mon nouveau roman (1) : « L’écriture de Sollers est inintéressante, et son livre n’a aucun intérêt. » Par table tournante, François Mitterrand m’a aussitôt fait savoir que sa fille exagérait. Il croit aux forces de l’esprit, lui, moi aussi.

Cela dit, vous avez probablement jeté un coup d’oeil sur les prétendants républicains à la Maison-Blanche. Là, vraiment, ça fait peur : Argent, Argent, Dieu, Famille, les visages sont à vomir. Le plus riche est mormon. Il a été envoyé autrefois par sa secte à Bordeaux, pour convaincre les indigènes du coin de ne plus boire de vin. Échec total.

Rafle

L’agitation est aussi intellectuelle, comme le prouve un éditorial passionné de Jacques Julliard dans Marianne : « Camus réhabilite la littérature française. » La littérature française, sachez-le, s’est déshonorée au long du siècle dernier. Sont ainsi condamnés : tous les surréalistes (en particulier Breton et Aragon), Sartre, évidemment, et, bien entendu, Céline. Il y en a d’autres, mais ces quatre-là paieront pour tous. Dans un moment de mégalomanie, je pose ma candidature à cette rafle, au risque de me retrouver avec ces personnages peu recommandables, et qui, en plus, se détestent entre eux. La conversation serait éblouissante. Mon petit doigt me dit d’ailleurs que l’excellent Camus trouverait aujourd’hui cette éradication littéraire peu souhaitable. Je l’imagine même en train d’écrire un article sous le titre « Libérez Sartre! » Ça ferait du bruit.

Culture générale

La suppression de l’examen de culture générale à Sciences-Po a fait couler beaucoup d’encre. Mais enfin, assez d’hypocrisie : lorsque Sarkozy s’est laissé aller à traiter par-dessus la jambe La Princesse de Clèves, j’ai vu beaucoup d’indignés qui n’avaient jamais ouvert ce chef-d’oeuvre de leur vie. On sait que la formation des étudiants doit être avant tout pratique, et leur adaptation aux marchés financiers automatique. Pourquoi les embêter avec la culture ? Ils ont leur culture à eux, et vous n’allez pas leur faire perdre leur temps avec l’histoire, la peinture, la musique, la littérature.

Je propose autre chose aux médias, radios et télévisions : toute personnalité politique sera interrogée pendant cinq minutes en direct sur des oeuvres incontournables. Que Bayrou réponde sur l’Olympia, de Manet, Hollande sur les Mémoires de Casanova. On sera curieux d’entendre Eva Joly sur Les Fleurs du mal, de Baudelaire, avec récitation de deux vers qui vibreront sous son charmant accent. Marine Le Pen sera étonnante à propos de Guernica, de Picasso. On pourra juger de l’ouverture d’esprit du laïcard Mélenchon en lui demandant ce qu’il pense de sainte Thérèse d’Avila. Le triste François Baroin devra s’exprimer sur André Breton, et la sémillante Valérie Pécresse sur Sade.

Nadine Morano improvisera sur Un bar aux Folies Bergère de Manet, et Sarkozy sur Les Demoiselles d’Avignon de Picasso. On osera demander à Anne Sinclair ce qu’elle éprouve en relisant Les Liaisons dangereuses. Marielle de Sarnez, avec son beau visage de martyre, se confiera sur La Religieuse, de Diderot. On piégera Villepin avec une citation particulièrement tordue de Rimbaud. Christine Boutin fustigera Céline, et Jean- François Copé, Aragon. Le pro-chinois Raffarin devra expliquer rapidement les moments forts de l’érotisme asiatique. François Fillon, enfin, dira en quelques mots ce qu’il pense de Marx, Rachida Dati de Freud, et Carla Bruni de Nietzsche. Alain Juppé confessera, pour finir, son goût pour les vins du Médoc et Jean-Louis Borloo son addiction à l’eau minérale.

Réfractaire

J’ai beaucoup choqué un animateur de télé en me réjouissant que le yuan, la monnaie chinoise, soit devenue une monnaie mondiale, exhibant sur ses billets de banque roses ou bleus le visage d’un jeune Mao. Je disais simplement qu’aucun billet de banque n’était encore à l’effigie de Staline, Hitler, Mussolini, Franco ou Pétain. Dans l’ordre criminel, on a eu successivement une thèse, Staline, une antithèse, Hitler, et une synthèse, Mao. Seul ce dernier a encore son portrait un peu partout. C’est effrayant, mais c’est comme ça.

À la fin de sa vie, Claude Simon, Prix Nobel de littérature (prix fort mal reçu en France à l’époque), donne des conférences merveilleuses dont certaines viennent de paraître (2). Il s’intéresse de plus en plus à Proust dont il cite la phrase suivante : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. » Je me demande si, pour cette seule déclaration, Proust ne devrait pas être, lui aussi, raflé au nom de la morale. Claude Simon insiste sur la séparation radicale entre littérature et fonction morale ou sociale, et fait vivre devant vous certaines descriptions surprenantes d’À la recherche du temps perdu. Mais il raconte aussi un de ses voyages dans l’ex-URSS. « J’ai subi, raconte-t-il, une sorte de bizarre interrogatoire au cours duquel, entre autres questions, on m’a demandé quels étaient les principaux problèmes qui me préoccupaient. J’ai alors répondu que ces problèmes étaient au nombre de trois : le premier : commencer une phrase ; le deuxième : la continuer ; le troisième enfin: la terminer, ce qui, comme on peut le deviner, a jeté un froid.« 

(1) Philippe Sollers, L’Éclaircie (Gallimard).
(2) Claude Simon, Quatre Conférences (Minuit).

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du dimanche n°3489 du dimanche 30 janvier 2012.

24 février 2012

La cité du livre

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La Cité du Livre

 

La cité du livre
avec : Rama Yade, Christophe Deloire, Philippe Sollers

Publiée le 25/02/2012
[Durée] 43mn
LCP.fr

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29 janvier 2012

Mozart est grand

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Vous venez de revoir, à la télévision, le célèbre film de Forman, « Amadeus », et vous êtes à nouveau sous le choc de la mort dramatique du génial compositeur. A-t-il été assassiné ? Ce n’est pas exclu, l’affaire reste très obscure. Mais ce n’est pas un seul film qui peut suffire à cerner le mystère de Mozart. Il en faudrait vingt, trente, cinquante, et c’est pourquoi sa « Correspondance complète » est indispensable. Gloire, donc, aux Editions Flammarion de l’avoir rééditée en un seul volume (au lieu des sept précédents). Comme vous entrez dans la crise, il vous faut du sûr, du solide. Inutile de vous disperser; le vrai roman passionnant est là.

C’est un monument extraordinaire de 1900 pages, qui permet de corriger les clichés et les idées reçues, notamment romantiques. Le père de Mozart, d’abord, Leopold. Quel type fabuleux, quelle activité inlassable comme imprésario de son fils prodige! Ce Wolfgang est un trésor envoyé par Dieu, et on tremble pour sa santé à travers les voyages. À 9 ans, à La Haye, « il est dans un état si misérable qu’il n’a plus que la peau sur les os ». À Munich, « il n’a pu mettre un pied par terre ni remuer le moindre orteil ni les genoux, personne ne pouvait le toucher et il a passé quatre nuits sans dormir ». Va-t-il pouvoir jouer au clavier et attirer la curiosité et l’admiration unanimes ?

On meurt beaucoup, en ce temps-là, la variole décime les enfants. Mais Leopold veille, s’occupe de tout, accumule des notes d’une précision étonnante. C’est un musicien, un violoniste expérimenté, et surtout un organisateur de premier ordre. Le divin « Wofgangerl » stupéfie l’Europe, il joue sans arrêt et n’en finit pas de composer. À 12 ans, il a déjà un catalogue de plusieurs pages, sonates, symphonies, trios, messes, petit opéra. Bien entendu, cette irruption d’enfance inspirée déclenche des jalousies et des cabales multiples. On accuse le père de prostituer son fils. Toute la vie de Mozart sera une guerre incessante.

Le voici en Italie, il a 14 ans, et c’est l’éblouissement. Il écrit beaucoup à Nannerl, sa sœur aînée, sa « petite sœur chérie ». Décidément, ce garçon est étrange. Voyez cette lettre de Vérone, en 1770 : « Quand on parle du diable, on en voit la queue. Je vais bien, Dieu merci, et brûle d’impatience de recevoir une réponse. Je baise la main de maman, envoie à ma sœur un baiser grassouillet, et demeure le même… mais qui ? Le même guignol, Wolfgang en Allemagne, Amadeo De Mozartini en Italie .» Ou de Rome : « Je suis en bonne santé, Dieu soit loué, et baise la main de maman comme le visage de ma sœur, le nez, la bouche, le cou, ma mauvaise plume, et le cul s’il est propre. »

On a beaucoup glosé sur les fantaisies scatologiques de Mozart avec sa « petite cousine », sa « très chère petite cousine lapine », qu’il appelle, d’une façon clairement incestueuse (elle a le même prénom, Maria-Anna, que sa mère et sa sœur), « ma très chère nièce, cousine, fille, mère, sœur, épouse ». Il faut croire que les corps de cette époque, très peu XIXe siècle, étaient moins embarrassés par la crudité organique : « Je te chie sur le nez, et ça te coule jusqu’au menton. » Mozart est fou, il écrit n’importe quoi, il s’en fout, il invente l’écriture automatique. C’est un surréaliste débridé, dont on peut augurer qu’il ne respectera rien ni personne. Musique ! Musique ! La communication suivra !
Le petit Mozart, à 6 ans, avait épaté Versailles. Le revoici à Paris, à 22 ans, mais il trouve les Français très changés, devenus grossiers, et incapables de sentir la musique. « Je suis entouré de bêtes et d’animaux. » « Donnez-moi le meilleur piano d’Europe, mais comme public un auditoire de gens ne comprenant rien, ne voulant rien comprendre, ou qui ne ressentent pas avec moi ce que je joue, et je perds toute joie

À partir de 1780, le grand Mozart commence. Voici ce qu’il dit de son opéra « Idoménée » : « J’ai la tête et les mains si pleines du troisième acte qu’il ne serait pas impossible que je me transforme moi-même en troisième acte. » Sa vie est un opéra fabuleux. Il se libère de Salzbourg et de Leopold, devient le premier musicien libre, établi à son compte. Il se marie avec Constanze Weber, « deux petits yeux noirs et une belle taille ».

Contrairement à la légende romantique, il est très heureux avec sa femme qu’il appelle « Stanzi Marini ». Et c’est le succès des « Noces de Figaro », surtout à Prague : « On ne parle que de « Figaro », on ne joue, ne sonne, ne chante, ne siffle que « Figaro ». » Même succès, dans la même ville avec « Don Giovanni », en 1787, l’année de la mort de Leopold (sa mère, elle, est morte à Paris, en 1778, et ses restes doivent se trouver quelque part du côté de l’église Saint-Eustache). Autre film à faire: la rencontre, à Prague, pour la première représentation de « Don Giovanni », de Da Ponte (le librettiste), Mozart et Casanova, venu en voisin de son petit château d’exil en Bohême. Ce trio d’enfer fait rêver, d’autant plus que Casanova a mis la main au fameux « Air du catalogue ». Aucun doute, la révolution est là.

Les Viennois ne sont pas d’accord, la bonne société le boude. Plus Mozart travaille, moins il gagne d’argent. Ici apparaît un personnage étonnant, Puchberg, frère de loge du franc-maçon Mozart. Il a de l’argent, lui, il fait commerce de soieries, rubans, mouchoirs, gants. Mozart n’arrête pas de lui demander des prêts de façon urgente. Pourquoi à ce point ? Pour régler des dettes de jeu ? C’est probable. Ces lettres sont des appels au secours.

Mozart est malade, sa femme est malade, il se dit « écrasé de tourmente et de soucis ». « Je n’ai pu, de douleur, fermer l’œil de la nuit. » Le brave Puchberg envoie de l’argent, la somme empruntée par Mozart en quatre ans est astronomique. On se demande, dans ces conditions, comment il a pu composer ce chef-d’œuvre de lumière qu’est « Cosi fan tutte ». «  Venez à 10 heures demain chez moi pour la répétition », écrit Mozart à Puchberg, il n’y aura que Haydn et vous. Autre film à faire: l’admiration réciproque et l’amitié entre Joseph Haydn et Mozart.

L’histoire du « Requiem », bien sûr, dont il ne parle jamais, mais surtout « la Flûte enchantée », un grand succès populaire, le 30 septembre 1791 (simultanément « la Clémence de Titus » triomphe à Prague). Deux mois avant sa mort, Mozart va très bien, et il est impossible de ne pas être ému en le voyant manger de si bon appétit, boire un café « en fumant une merveilleuse pipe de tabac ». Il aime plus que jamais sa « trésorette », à qui il écrit : « Très chère petite femme de mon cœur ! » Tout indique qu’elle aime et comprend sa musique. Il lui écrit encore: « Dieu te bénisse, Stanzerl, coquine, petit pétard, nez pointu, charmante petite bagatelle.» Et aussi : « Je me réjouis comme un enfant de te retrouver, si les gens pouvaient voir dans mon coeur, je devrais presque avoir honte.»
« Je peux faire un opéra par an », écrivait Mozart à son père. Et ceci à propos des « cabales » : « Ma maxime est que ce qui ne m’atteint pas ne vaut pas la peine que j’en parle. Je n’y peux rien, je suis ainsi. J’ai honte au plus haut point de me défendre lorsque je suis accusé à tort je pense toujours que la vérité finira par éclater au grand jour. »

Mozart est ce grand jour.

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Philippe Sollers

 

Wolfgang Amadeus Mozart, Correspondance complète. Éditée par Geneviève Geffray, Flammarion, 2200 p., 99 euros.
Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2463,  19 janvier 2012.

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15 janvier 2012

Le rire de Mozart

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DSK à Pékin
Et le revoilà ! Rasé de frais, en pleine forme, invité par le géant d’Internet en Chine, pour une conférence de quarante-cinq minutes à Pékin. Il parle un anglais parfait, survole l’économie mondiale, critique la gestion de l’euro, sourit à son nouveau destin qui s’annonce. Les camarades chinois ont réussi un coup fumant : si les Américains ont arrêté DSK à New York pour une affaire confuse, il est célébré dans la capitale de l’empire du Milieu. Tout va bien : Anne Sinclair a été élue « femme de l’année » au détriment de Christine Lagarde, notre séducteur national prend des cours de civilisation érotique accélérée. Doué comme il est, il parlera couramment chinois dans deux mois. Quelqu’un de bien informé m’assure que les escort girls chinoises qui accompagnaient DSK étaient toutes des petites-filles des anciennes jeunes expertes convoquées par Mao, le samedi soir, dans le pavillon des Chrysanthèmes de la Cité interdite. Fini les aventures glauques avec n’importe quelle Blanche maladroite surveillée par « Dodo la saumure » ; oublié les bousculades et les vulgarités d’autrefois ! Place aux nuits de Chine raffinées et câlines ! Si j’étais à la place des socialistes, je reprendrais vite ce ténor comme candidat à la présidence française. Lui seul, réhabilité, blanchi, peut l’emporter largement sur Sarko, Marine Le Pen, Hollande, Bayrou. Il faut tout reprendre, réécrire le scénario, enfiévrer ce pays morose, quitter la Corrèze, le Pas-de-Calais, les Bouches-du-Rhône, s’aligner sur le choix éclatant de Pékin. DSK président? C’est l’évidence. Crise, chômage, récession, agonie de l’euro, devenir mondial de la monnaie chinoise, lui seul a les solutions.

La Chinoise
Il se passait de drôles de choses à Paris en 1966, et elles ont explosé deux ans plus tard dans un événement mémorable. Le livre épatant d’Anne Wiazemsky, Une année studieuse (1), en témoigne. Elle a 19 ans à l’époque, elle vient de tourner avec Robert Bresson, elle écrit à Jean-Luc Godard, qu’elle l’aime, il vient la voir, ils commencent une liaison, ils vont se marier clandestinement en Suisse. Godard, 36 ans, est déjà très célèbre (À bout de souffle, Pierrot le fou, l’admirable Mépris), mais il est en train de virer gauchiste, d’où La Chinoise, petit livre rouge de Mao à l’appui. Les scènes cocasses abondent : Godard demandant la main d’Anne à son grand-père François Mauriac, le mariage expédié devant un maire suisse ahuri, Jean Vilar, au Festival d’Avignon, s’obstinant à appeler le film « La Tonkinoise », etc. On découvre ici un Godard inconnu, fragile, coléreux, jaloux, tranchant, sentimental et génial. J’avais presque oublié qu’il m’avait réservé un rôle dans son film, et je ne regrette pas mon absence. Que voulez-vous, c’était notre jeunesse, et nous n’en aurions pas voulu d’autre. C’est ce que doit encore penser un certain rouquin de Nanterre, université où Anne est censée faire des études de philosophie. Personne ne le connaît à l’époque. Il s’appelle Dany Cohn-Bendit, et il va bientôt soulever des foules. Godard, Cohn-Bendit, et moi dans un coin : trouvez-moi aujourd’hui un autre plateau télé de ce genre.

Seins
Le spectacle, désormais, abonde en contradictions hurlantes. D’un côté, les crises d’hystérie des Coréens du Nord à la mort de leur dictateur (femmes convulsées en pleurs, cris de détresse) ; de l’autre, la disparition d’un vrai saint laïque de la liberté, deuil émouvant, à Prague, pour Václav Havel. D’un côté, les massacres à huis clos en Syrie ; de l’autre, les manifestations anti-Poutine. Le vieux Benoît XVI, très fatigué (on le serait à moins), bénit cette planète de plus en plus folle, et parle de la « lassitude » des chrétiens occidentaux abrutis dans leurs fêtes, tandis qu’on tue des chrétiens un peu partout, au Niger et ailleurs. Le clou spectaculaire est quand même la brusque irruption des implants mammaires sur vos écrans. Cachez-moi tous ces seins que je ne saurais voir ! Dans cette charcuterie dangereuse et démente, il y a eu des milliers d’implantations, il y aura maintenant des explantations. On plante, on implante, on explante, on réimplante, voilà le menu. Si vous voulez rire quand même, lisez ou relisez le petit roman prophétique de Philip Roth, Le Sein, publié en anglais en 1972, et seulement en 1984 en français (2). Plus fort que la Métamorphose, de Kafka, difficile à faire. Un homme est soudain transformé en gros sein et raconte ses aventures. C’est ahurissant et tordant.

Blasphème
J’étais prêt à me déchaîner contre la cathophobie systématique révélée par différents spectacles blasphématoires, comme Golgota Picnic. A-t-on idée ? Imagine-t-on une pièce intitulée « Auschwitz cocktail », « La Mecque lunch », « Dalaï-Lama porno » ? Elle serait aussitôt interdite, et nous n’aurions pas à subir les pénibles démonstrations publicitaires des cathos intégristes, prières à genoux, cierges et croix. Un blasphème réel ? Oui, en voici un, et il a eu lieu à la Scala de Milan, lors d’une représentation étourdissante du Don Giovanni de Mozart. Enfin un metteur en scène qui ose montrer l’ambivalence des héroïnes de cet opéra insurpassable. Anna, pas mécontente de se faire violer avant l’apparition de son Commandeur de père ; Elvire transie d’amour pour son scélérat de mari, se déshabillant et restant frémissante en combinaison de soie verte ; Zerline, enfin, aguicheuse, mutine, menteuse, pas du tout la paysanne bornée et bernée qu’on a l’habitude de figurer. Et voici le blasphème le plus violent de nos jours. À la fin, entraîné en enfer par le Commandeur, Don Giovanni disparaît dans les flammes. Le quatuor des victimes s’avance au premier plan pour se réjouir que justice soit faite avec l’aide de l’au-delà. Stupeur : Don Giovanni réapparaît, désinvolte, et allume une cigarette. Fumer dans un théâtre prestigieux ! Acte beaucoup plus transgressif qu’une scène pornographique ! On sent le public gêné, réticent, sourdement réprobateur, d’autant plus que les représentants du bien, eux, sont expédiés en enfer. Le mal triomphe, cigarette à la main ! On entend quelqu’un mourir de rire en coulisses : Mozart.

(1) Gallimard, janvier 2012.
(2) Folio n° 1.607.

Philippe Sollers – Le Journal du Dimanche n° 3485, dimanche 01 janvier 2012.

 

 

 

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8 janvier 2012

Être ensemble, voilà le poison.

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Vous ouvrez ce livre, magnifiquement illustré, et vous êtes surpris de voir se lever devant vous une foule de disparus sublimes. Toute une histoire est là, noyée désormais dans une normalisation générale. Plus de grandes figures dérangeantes : le Spectacle avale tout, aplatit tout, uniformise tout, mais il y a eu ces réfractaires de génie, pour qui la vie n’était rien si elle n’était pas ultra-singulière. Devenir soi-même une légende décalée demande un engagement de tous les instants, une ténacité mystique. Le dernier grand dandy? Andy Warhol. Le phénomène visible aura duré plus d’un siècle. C’est fini.

« Dandy » est un mot anglais, et il a ses stars, ses théoriciens, ses saints, ses martyrs : Brummel, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Oscar Wilde. Brummel, d’abord, l’élégance et l’insolence faites homme, vie tragique en exil, fin misérable et folle. Il suffit d’évoquer l’étouffante reine Victoria pour comprendre pourquoi le phénomène de résistance a été anglais. Voici du Brummel : «Dans le monde, tout le temps que vous n’avez pas produit d’effet, restez; si l’effet est produit, allez-vous en.» On a tort de penser que le dandysme est une simple question d’habit : «Pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué.» Le dandy est donc habillé de son esprit, lequel se fait sentir même s’il ne dit rien. Le costume peut être un peu bizarre, mais Baudelaire a raison: «Simplicité absolue, meilleure manière de se distinguer.»

Baudelaire, encore : «Le mot « dandy » implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde.» Baudelaire, toujours : « Que ces hommes se fassent nommer raffinés, beaux, lions ou dandys, tous sont issus d’une même origine, tous participent du même caractère d’opposition ou de révolte; tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandys, cette attitude hautaine de caste provocante, même dans sa froideur.»
Le dandy est froid, non par manque de sensibilité, mais par dégoût de la sentimentalité poisseuse, du bavardage psychologique, de la revendication, quelle qu’elle soit. C’est « l’inébranlable résolution de ne pas être ému. On dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner».

Inutile de dire que le dandy ne fait rien, ou bien, s’il fait quelque chose, le cache soigneusement. Est-il démocrate ? Non. A-t-il des opinions politiques ? Mais non, sauf par provocation. Le dandy est toujours en situation. Quand tout le monde s’excite, il dégonfle la comédie. C’est entendu, il n’ira pas voter aux prochaines élections, ce qui ne veut pas dire qu’il s’abstienne. Vous le traitez de réactionnaire ? Il vous plaint. D’anarchiste ? Il ne dit pas non. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas fasciste, communiste, socialiste, et encore moins libéral, vu son mépris pour le commerce, l’argent, la « phynance», comme disait Jarry. Les préoccupations ou les gesticulations boursières de son époque le laissent de marbre. La vulgarité sexuelle n’a pas d’adversaire plus strict. Au fond, c’est un révolutionnaire sans révolution.

Il n’a jamais l’air de travailler, il n’est pas «occupé», il ne se sent obligé à rien, et, s’il est écrivain, ne se croit nullement astreint à écrire. Surtout, il ne faut pas essayer de lui faire croire qu’il y a quelque chose derrière les apparences. Tout est visible à l’oeil nu, encore faut-il avoir un oeil nu. « Le véritable mystère du monde, c’est le visible, pas l’invisible», dit Wilde. Il ajoute: «Seuls les esprits superficiels refusent déjuger sur les apparences.» Et aussi: «Ceux qui font la moindre différence entre l’âme et le corps ne possèdent ni l’un ni l’autre.» Le dandy gêne tout le monde, parce que chacun, ou chacune, se sent trop vu, trop écouté, trop deviné, trop jugé. Pas besoin de police : la police est idiote, puisque, comme Edgar Poe l’a démontré, elle ne voit pas l’évidence, et va chercher là où il n’y a rien à trouver.

Le dandy est suprêmement « grec », au sens de Nietzsche parlant des Grecs de l’Antiquité qui «s’arrêtent vaillamment à la surface, croient à tout l’Olympe de l’apparence, sont superficiels par profondeur». Démonstration : Manet et son «Olympia», qui ne pouvait pas ne pas faire scandale. Manet, admirable dandy, incarne une espèce nouvelle d’aristocratie, celle de la liberté d’esprit. D’autre part, personne n’est plus dandy que Picasso se mettant soudain torse nu dans un dîner stalinien à Moscou. Finalement, c’est toujours la guerre entre l’indépendance individuelle et le conformisme increvable de « l’être-ensemble » sur fond de morale. La morale, voilà le poison.

Genet dandy ? Mais oui, écoutez ça : «C’est en haussant à la hauteur de vertu, pour mon propre usage, l’envers des vertus communes, que j’ai cru pouvoir obtenir une solitude morale où je ne serais pas rejoint. » Sur un mode mineur, prenons Guitry : « En fait, je n’ai qu’une seule prétention, c’est de ne pas plaire à tout le monde. Plaire à tout le monde, c’est plaire à n’importe qui.» Et ainsi de suite, déclarations à rappeler sans cesse, surtout aujourd’hui, dans notre incroyable basse époque de frilosité résignée et grégaire. Comme le dit le dandy Cioran : «Personne n’atteint d’emblée à la frivolité. C’est un privilège et un art.» De ce point de vue, le chef-d’oeuvre absolu est bien «les Privilèges» de Stendhal, un des plus rares dandys de cette planète.

Quelques femmes dandys ? Greta Garbo, Marlene Dietrich, Audrey Hepburn, Coco Chanel, Françoise Sagan. Pas Marguerite Duras, en tout cas. Mon actrice préférée: Glenn Close, inoubliable interprète de la marquise de Merteuil, personnage du dandy Laclos. De l’insolence, de l’impertinence, de la désinvolture, tout est là. Pas de sérieux engoncé, pas d’hystérie, rien à voir avec la sinistre parade des people, ce trucage publicitaire des magazines. Le dandysme, mâle ou femelle, n’est pas une fonction de la mode, mais plutôt sa négation, son énigmatique trou noir. Des vêtements ? A part Saint Laurent, pas grand-chose. Je veux bien que vous ajoutiez quelques rock stars, mais c’est déjà du bruit. Je m’isole avec la dandy Bartoli chantant le dandy Vivaldi.

Le dandy a besoin de masques, comme la vraie philosophie. Son rêve est d’être là comme s’il n’était pas là, visible-invisible, insoupçonnable. Laissons la parole au surdandy Nietzsche, aventurier risqué de la vraie vie : «Tout esprit profond a besoin d’un masque; je dirai plus : un masque se forme sans cesse autour de tout esprit profond, parce que chacune de ses paroles, chacun de ses actes, chacune de ses manifestations est continuellement l’objet d’une interprétation fausse, c’est-à-dire « plate ».»

Daniel Salvatore Schiffer, Le Dandysme ou la création de soi, François Bourin Editeur, 2011.

Philippe Sollers.
Le Nouvel Observateur n°2459 du 22 décembre 2011.

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11 décembre 2011

la passion de la liberté

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Leurro

Finalement, cet euro n’est-il pas un leurre ? Nous courons après dans un tourbillon, mais j’aimerais savoir qui manipule le leurre et l’argent du leurre. Vous avez sans doute remarqué que nous sommes désormais 7 milliards d’habitants sur cette planète. Comme il y a plus d’un milliard de Chinois en pleine expansion économique rapide, il était fatal que l’euro en crise aille chercher de l’aide de ce côté-là. On assiste alors à des indignations diverses, surtout à gauche. Un vieux socialiste déclare que traiter avec les Chinois est une capitulation digne de « Munich ». Ces Chinois sont inquiétants, bien sûr, mais les comparer à Hitler frôle quand même la démence. Un pas de plus, et tous les vieux clichés racistes seront de retour, « péril jaune » compris.

Qui va sauver l’euro et l’Europe ? Qui nous protégera de la dictature des marchés ? Obama ? Certes, on l’a vu en idylle rapprochée avec Sarkozy, mais cette lune de miel durera-t-elle ? Le dollar n’est-il pas foncièrement jaloux de l’euro ? Leurro pour leurro, j’admire la parade qui consiste à nommer des techniciens de l’opacité financière au poste de commandement. L’Italie et l’Espagne viennent ainsi de retomber entre les mains des jésuites, Monti et Rajoy étant deux élèves surdoués de la Compagnie.
La rigueur étant à l’ordre du jour, elle va s’aggraver dans des proportions encore inconnues pour la France et son triple A problématique. Heureusement, le futur président Hollande a déclaré : « Je veux donner un sens à la rigueur.» Noble programme, qui me rassure pleinement, moi et mes modestes leurros. Je compte sur Hollande pour me préserver des Chinois.

La Corrèze, voilà l’avenir : là, au moins, dans la France profonde, tout le monde est normal.

Baisers

Je ne comprends pas les réactions frileuses au sujet de la campagne photographique de Benetton. Elle choque sans doute des cathos arriérés qui, de façon pathétique, manifestent, avec bougies, devant des théâtres ou des cinémas. Mais Benoît XVI n’est pas mal du tout dans son étreinte avec un imam. Après tout, ils ont le même Dieu, à quelques variantes près. Du moment qu’on ne voit pas le pape enlacé avec le dalaï-lama, les Chinois se tiendront tranquilles. Mais je propose d’autres images. Angela Merkel s’embrassant elle-même serait une bonne idée.

Pour une campagne hexagonale, on peut révéler brusquement des affinités électives, des solidarités cachées. Une photo bouche à bouche de Sarkozy et Hollande s’impose. Je vois bien un baiser de paix entre DSK et Nafissatou Diallo. Autres propositions : Eva Joly se jetant sur Marine Le Pen, Montebourg sur Christine Lagarde, Mélenchon sur Cécile Duflot, Manuel Valls sur Jean-François Copé, Bayrou sur Claude Guéant, Moscovici sur Carla Bruni. Plus fort encore : un plan Atlantique avec Juppé, maire de Bordeaux, roulant un patin à Ségolène Royal, future députée de La Rochelle. Ou alors, carrément, un plan western hard : Cohn- Bendit et Nadine Morano.

Viols

Des massacres quotidiens en Syrie, des émeutes sanglantes en Égypte, considérez votre chance de vivre dans une niche fiscale, même rabotée, puisqu’il faut bien que les populations s’habituent à payer les extravagances des banques. La Corrèze est mystérieusement protégée de ce qui devient un problème national : viols à répétition, avec meurtres hallucinants des jeunes générations, fillette poignardée, jeune fille violentée et brûlée en forêt. Rien de plus sinistre que ces « marches blanches » dans les villages touchés par cette irruption de folie furieuse.

À côté de ces symptômes tragiques, les incartades plus ou moins glauques de DSK, ont l’air de lourdes plaisanteries. Le plus curieux est qu’il ait eu besoin de partenaires masculins pour ses « parties fines » (curieuse expression des médias à propos d’une absence flagrante de finesse). Cependant, tout s’arrange : DSK est en Israël, il se laisse pousser la barbe, une illumination divine serait bienvenue. Je renonce à mon projet initial de lui servir de nègre pour ses Mémoires érotiques, avec une longue introduction sur les particularités de la sexualité socialiste (Hollande, qui veut ressembler à Mitterrand, n’est visiblement pas au courant du sujet). Alors quoi ? Ma conversion ne serait pas un mauvais titre. Je l’enregistre à Jérusalem, je brode un peu, je montre ma science biblique, et DSK sort de son bourbier par le haut. Le voilà guéri et remis en selle, avec un plan tout neuf pour le sauvetage du leurro.

Éducation

Il est urgent d’instituer, dans tous les lycées et collèges, des cours de goût. Ils seront obligatoires, comme ceux du catéchisme autrefois. Les jeunes gens et les jeunes filles y seront appelés à se respecter, et tout simplement à se regarder et à s’écouter. La diminution des viols deviendra évidente. Programme : le lundi, architecture, le mardi, peinture, le mercredi, musique, le jeudi, sculpture, le vendredi, littérature. Chaque élève devra savoir réciter par cœur deux ou trois fables de La Fontaine, et quatre poèmes de Baudelaire tirés des Fleurs du mal. Exemple : « Mais le vert paradis des amours enfantines,/Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,/Les violons vibrant derrière les collines,/Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets…» Etc.

Livre à lire et à relire : Histoire de ma vie, de Casanova1. Chaque élève devra réciter ce paragraphe : « Le tempérament sanguin me rendit très sensible aux attraits de toute volupté, toujours joyeux, et toujours empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingénieux à les inventer. »  Et aussi : « En me rappelant les plaisirs que j’ai eus, j’en jouis une seconde fois, et je ris des peines que j’ai endurées et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air, et je me figure rendre compte de ma gestion, comme un maître d’hôtel le rend à son maître avant de disparaître.»

On ne tiendra aucun compte des protestations intempestives des parents d’élèves. Les projections de reproductions de Fragonard, Manet, Picasso, auront un succès fou. Quant à vous, vous devez, séance tenante, vous procurer le catalogue somptueux de l’exposition « Casanova, la passion de la liberté » à la Bibliothèque nationale. Il coûte seulement 49 leurros. C’est pour rien.

1-   Casanova l’admirable, Folio n° 3318.

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du Dimanche3480, du 27 novembre 2011

 

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10 décembre 2011

« Histoire de ma vie »

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Voilà plus de dix ans que je réclame en vain des fouilles pour retrouver les restes de Casanova, en Bohême. Il est enterré dans une petite église désaffectée, en pleine forêt, non loin du château baroque où il a écrit, treize heures par jour, « Histoire de ma vie ». Une plaque gravée en témoigne, et l’ironie de l’histoire veut qu’elle soit rédigée en allemand : Jakob Casanova, Venedig 1725-Dux 1798.

Allons, un bon mouvement : qu’on retrouve un tibia, un fémur, un radius, un cubitus, un bout de crâne, une dent, qu’importe. Il faut en finir avec la légende tenace et intéressée d’un Casanova mythique qui n’aurait pas existé. Une fois retrouvées, ces traces seront inhumées en grande pompe à Venise, en face du palais ducal, puisqu’il s’est évadé là, par les toits, de la sinistre prison des Plombs (le récit de cette évasion a fait sa fortune dans toute l’Europe).

Ce sera beau : cérémonie solennelle, en présence de tous les corps constitués, armée, police, patriarche, et exécution d’un air de « Don Giovanni » de Mozart, puisque, des documents le prouvent, il a mis la main, en 1787, à Prague, au livret de cet opéra. Pas d’hommes politiques, ce jour-là, pas de mannequins, d’acteurs, d’actrices, de couturiers, de publicitaires, de cinéastes. De la tenue, du sérieux, en hommage à cet aventurier de génie, l’un des plus grands écrivains français de son temps et de tous les temps. Ce Vénitien a écrit sa vie en français? Mais oui, et voilà tout de suite un autre problème.

Au début de 2010, le manuscrit de Casanova (petite écriture serrée et noire) arrive enfin à Paris venant d’Allemagne. Il est offert, moyennant 7,5 millions d’euros, à la Bibliothèque nationale où il est exposé ces jours-ci. L’histoire de ce manuscrit est un roman fantastique. Il paraît d’abord en allemand, puis en français censuré par un universitaire (c’est la version qu’a lue Stendhal), puis intégralement, mais il va falloir établir une version critique définitive en Pléiade. Là encore, longue dissimulation, falsifications, légende. Casanova devient le prototype du séducteur, tout le monde le connaît, mais personne ne l’a lu.

L’extrême vulgarité de notre époque continue à en faire un cliché, genre DSK ou Berlusconi. Vous dites « Casanova » et tout le monde prend un air entendu, la moindre élue socialiste s’indigne. Finalement, le XVIIIe siècle n’en finit pas d’être refoulé dans les têtes, et Balzac avait raison de faire dire à l’un de ses personnages : « Je ne sais rien déplus calomnié dans ce bas monde que Dieu et le XVIIIe siècle. » La liberté de Casanova reste un scandale, et personne ne tient à savoir qu’il a fait plusieurs fois l’éloge de l’inceste entre père et fille. Écoutez ça :
« Je n’ai jamais pu concevoir comment un père pouvait aimer tendrement sa charmante fille sans avoir au moins une fois couché avec elle. Cette impuissance de conception m’a toujours convaincu, et me convaincra encore avec plus de force aujourd’hui que mon esprit et ma matière ne font qu’une seule substance. »

Et il raconte ça, l’animal, parmi bien d’autres aventures qui font rêver, depuis deux siècles, les esprits les plus éveillés. Existent-ils encore ? Peut-être. Il dépense beaucoup son corps, Casanova, et, en même temps, il le pense. C’est un philosophe en action, le contraire d’un assis. Parfois, il force la dose, il tombe malade, il se soigne, il guérit. C’est un alchimiste de lui-même, expert en manipulations diverses, un joueur constant, qui finit par vous dire avec insolence : « Rien ne pourra faire que je ne me sois amus .»

Il tombe souvent amoureux, mais enchaîne les aventures les plus improbables, trompe ceux ou celles qui veulent être trompés, vit sans temps mort, se bat en duel, enchante Voltaire, trouve le temps de traduire «l’Iliade», s’intéresse à des tas de choses étranges. Il a cette formule sublime : « Je déteste la mort, parce qu’elle détruit la raison. » Et encore : « Je sens que je mourrai, mais je veux que ce soit malgré moi: mon consentement sentirait le suicide .»

Comment ne pas être jaloux de Casanova ? Il a tout pour plaire, donc pour déplaire. Cette jalousie inévitable a surtout frappé les metteurs en scène, et c’est normal. Casanova, dont la vie est un film permanent, écrit, est l’anti-cinéma même. D’où un certain nombre de vengeances spectaculaires. Ettore Scola force le pauvre Mastroianni à des contorsions ridicules. Casanova ne peut être que vieux, il est impératif qu’il se traîne comme une mécanique usée et vaguement gâteuse, une loque poudrée et fardée. Mais le comble de la haine amoureuse est ici représenté par Fellini, que Casanova rend fou. Pour Fellini Casanova est « un écrivain ennuyeux, un personnage bruyant, irritant, lâche, un courtisan empanaché qui empeste la sueur et la poudre de riz, un grossier personnage, plein de suffisance et de vantardise, et qui, en plus, veut toujours avoir raison ». Fellini insiste : « La compétition devient impossible, il traduit du latin et du grec, sait tout l’Arioste par coeur, sait les mathématiques, déclame, fait l’acteur, parle très bien le français, a connu Louis XV et la Pompadour. Mais comment peut-on vivre avec un con pareil ?» Bref, Casanova est un « fasciste ».

Oui, vous avez bien lu, un fasciste. Evidemment, nous n’avons pas besoin de consulter le bon docteur Freud pour comprendre que Fellini n’en peut plus de ressentiment physique (son film le montre bien). Et il continue : « J’ai lu Casanova avec une défiance et une rage croissantes, en arrachant les pages : chaque fois que j’avais fini une page, je ne la tournais pas, je la déchirais… L’ennui a été de me plonger à contre-coeur, avec répugnance dans le XVIIIe, et c’est devenu peu à peu une forme de refus total. »

Voilà qui a le mérite d’être franc, et d’illustrer une opinion plus partagée qu’on ne pense. Une telle crise de nerfs à propos de Casanova et de la liberté du XVIIIe siècle est bien là, sans arrêt, à l’état larvé. À outrance, outrance et demie : si Casanova est « fasciste », alors Fellini est un inquisiteur typiquement stalinien. Écoutez bien : l’espèce en est courante, à droite comme à gauche. Insensibilité, manque d’imagination, refoulement, impossibilité de lire… Laissons donc la parole au grand Casanova. Il vient de s’évader, il est libre :

« J’ai alors regardé derrière moi tout le beau canal, et ne voyant pas un seul bateau, admirant la plus belle journée qu’on pût souhaiter, les premiers rayons d’un superbe soleil qui sortait de l’horizon, les deux jeunes barcarols qui ramaient à vogue forcée [ ...], le sentiment s’est emparé de mon âme, qui s’éleva à Dieu miséricordieux secouant les ressorts de ma reconnaissance, m’attendrissant avec une force extraordinaire, et tellement que mes larmes s’ouvrirent soudain le chemin le plus ample pour soulager mon coeur, que la joie excessive étouffait : je sanglotais, je pleurais comme un enfant qu’on mène par force à l’école. »

Voilà, n’est-ce pas, un style fasciste caractéristique. Casanova a-t-il existé et mené une vie fabuleuse ? Oui. Son récit est-il un chef-d’œuvre ? Oui. Il est providentiel que son manuscrit ait survécu à tout. Comme quoi Dieu existe, et privilégie les audaces. Ça alors.

 

Casanova, Le Bel Age. Fragments d’« Histoire de ma vie », Éditions Gallimard, 2011.

 Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2454, 17 novembre 2011.

 

 

 

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20 novembre 2011

« Dodo la saumure »

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Primaire

C’est entendu, François Hollande est président de la République pour les sept mois à venir. Comme il n’a aucune décision de pouvoir à prendre, il peut se donner du bon temps, peaufiner son programme, inquiéter ses alliés, distribuer les promesses. Tout ce qui ira mal sera de la faute de Sarkozy. L’euro s’effondre ? C’est la faute à Sarko. Son charme n’opère plus sur Angela Merkel, qui lui offre pourtant un nounours pour son bébé ? C’était fatal. Les banques boudent, la Grèce explose, l’Italie périclite, la crise s’aggrave, le triple A français est menacé ? Sarko, toujours Sarko. Hollande, lui, plane, se réserve. Peut-il rassurer les marchés financiers ? Non, mais les Français, pour l’instant, le plébiscitent. Martine Aubry a eu tort de le traiter de « gauche molle ». Comme si les Français n’étaient pas pour une gauche molle ! Bien sûr que si ! Le Sénat pépère passe à gauche ? La gauche flasque gagne du terrain partout. Échec de la droite dure, en tout cas, mais résurrection possible d’une droite tiède épaulée par un centre flou. Attention quand même à un Sarko survolté en avril 2012. D’ici là, le président Hollande doit soigner son triple A personnel. Que faire ? Se marier d’abord, et, pour combattre le A de Carla et Giulia, adopter une petite fille d’origine hollandaise. Le prénom est tout trouvé : Juliana, en hommage à la célèbre Juliana, reine des Pays-Bas, de 1948 à 1980. Le président Hollande a eu quatre enfants avec Ségolène Royal, sa compagne actuelle en a eu trois d’un précédent mariage, il faut donc passer impérativement de sept enfants à huit, d’où la petite fille à rajouter au film. Hollande est normal, il doit donc normaliser son existence. On ne le voit pas, sauf coup de théâtre, reprendre une vie conjugale avec Ségolène Royal, laquelle est déjà, comme je l’ai annoncé, présidente de l’Assemblée nationale. Il faut donc que le président épouse  » la femme de [s]a vie « , et se présente en nouveau bon petit père tranquille. C’est le conseil de l’agence de notation Moody’s. C’est aussi le mien, mais c’est Paris Match qui décide.

Printemps arabes

Je ne vais pas verser une larme sur le sort tragique de Kadhafi, mais je m’inquiète quand même de ces écœurantes images de chambre froide avec exposition du cadavre, avidement photographié par des voyeurs à portable. J’aimerais bien qu’on me parle des contrats en cours, d’argent, quoi, comme d’habitude. J’applaudis aux 90% de votants tunisiens, et je ne demande pas mieux que de croire à une évolution démocratique d’un islam modéré, genre turc. Il n’en reste pas moins que le grand vainqueur de la séquence guerrière en Libye est Bernard-Henri Lévy, comme le prouve son passionnant dernier livre, La Guerre sans l’aimer1. Lévy est un virtuose de la communication mais il a inventé une guérilla personnelle nouvelle. Qu’il soit dans un hôtel de luxe à Paris ou à New York, ou bien dans le désert ou à Benghazi, il voit tout, entend tout, se glisse partout, et téléphone par satellite. Le récit de ses entretiens téléphoniques avec Sarkozy pour le convaincre d’arrêter militairement un massacre inéluctable en recevant les responsables de la rébellion, est ahurissant. La ligne grésille, Sarkozy est d’accord, BHL va le voir à Paris, ils se tutoient comme au bon vieux temps, portraits précis et drôles, dialogues réussis, l’Histoire est un roman en train de s’écrire. Au passage, notre aventurier, qu’on devrait appeler maintenant Lévy d’Arabie (en référence à Lawrence, le super-as de la guérilla), livre des secrets personnels, notamment sur son père. Si on lui demande pourquoi, après tout, il mène cette vie épuisante (voyages incessants, téléphonages à toute heure), la réponse est là. Malraux a perdu la guerre d’Espagne, il gagne, lui, la guerre de Libye. Ça n’a pas de prix.

Autorité

Plus la corruption augmente, plus on vous tiendra au courant, avec retard, d’affaires anciennes. Valises ou mallettes d’autrefois, valse de billets fantômes, gâchis à Karachi, prestidigitations en tous genres. Voyez cette fourmi courir : elle vous cache une baleine pourtant, sous vos yeux. On se prend à rêver de choses impossibles, vérité, style, honnêteté, autorité, sainteté. Exemple, ce message n° 298, émis à 18 heures, le 6 juin 1942, en provenance des Forces françaises libres. Il est signé du général de Gaulle, et c’est une réprimande adressée au général Leclerc : « Dans votre compte rendu télégraphique du 3 juin, le troisième paragraphe n’est digne ni de moi ni de vous. Il n’est pas impossible que je commette des erreurs que mes subordonnés devraient ensuite réparer. Ce serait d’ailleurs leur simple devoir. Mais comme je porte la lourde charge de réparer les erreurs de tant d’autres, je dois vous rappeler au respect qui m’est dû. » On dirait un pape s’adressant à un cardinal.

Encore DSK

À propos des papes, on vérifie tous les jours à quel point l’Église catholique occupe les fantasmes. Après un pape qui doute de son élection dans le film Habemus papam, nous voici brusquement, avec Les Borgia, chez des papes qui ne doutaient de rien en passant leur temps en orgies diverses. Oh, rendez-nous les Borgia ! Arrêtez ce triste film réel DSK ! Que peut-il se passer dans la tête de cet ex-président virtuel de la République ? On ne saura pas, sauf si DSK s’explique lui-même. Cette nouvelle affaire lilloise laisse pantois. J’aime beaucoup le surnom du proxénète belge, acteur des fournitures « avec colis » dans les chambres de l’hôtel Carlton, « Dodo la saumure ». Des flics compromis, des livraisons de prostituées à Washington, pourquoi tant de légèreté, tant d’imprudences ? Libido compulsive ? Viagra ? Hallucination permanente ? Que DSK accepte donc d’écrire ses Mémoires. Qu’il lise enfin, pour rougir, Histoire de ma vie, de Casanova. Qu’il raconte tout, avec détails. Je publie, on fait un tabac. Il faut élucider cette énigme de la nuit sexuelle. Titres possibles : « Les Affinités mystérieuses », ou bien (sujet très actuel) « La Virilité dans tous ses états ».


1- Éditions Grasset, 2011.

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du dimanche n°3476, dimanche 30 octobre 2011.

 

 

29 octobre 2011

L’éclaircie de Sade

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

L’idée est simple et très efficace : demander à une femme d’interviewer le Marquis de Sade, enfermé à Charenton à la fin de sa vie. On est heureux d’apprendre que cette personne d’aujourd’hui, de sexe féminin, Noëlle Châtelet, a lu tous les livres du Marquis, sa Correspondance et des documents divers, sans trembler, vomir, refermer les volumes ou les oublier aussitôt. Elle est philosophe, et elle ose vous dire : « Je mesure, malgré mon aversion naturelle pour toutes les formes possibles de violence, combien la démarche de Sade m’a éclairée. »

Une femme « éclairée » par Sade ? Au secours ! C’est scandaleux, insupportable, effroyable, et un tel aveu tranquille fait rougir tout le féminisme ambiant, et encore plus les intellectuels désormais abîmés dans les bons sentiments. Comme on sait, notre époque est au repli, à l’amour éthéré, à Platon, à la résignation, au respect, au soin et aux droits de l’homme. Pourquoi déranger notre sommeil ? Dans quel but secret ?

 

Le monstre est donc là, en direct, il répond à toutes les questions par des extraits de ses œuvres. La forme de l’entretien évite l’écueil des « morceaux choisis », les mots rebondissent dans l’interlocution supposée, ils résonnent au présent, on les écoute. Sade a 73 ans, il mourra dans un an, il se plaint beaucoup de la persécution dont il est l’objet (vingt-sept ans de prison en tout, sans aucun jugement). Pourtant, il ne renie rien de sa pensée impossible. L’intervieweuse est retorse, le pousse dans ses retranchements, lui fait dire des choses énormes, feint perversement de s’indigner pour mieux le relancer.

 

On rêve : la télévision devrait être là, et Claire Chazal, s’entretenant avec l’auteur de l’abominable « Justine », ferait exploser l’Audimat. Ne comptez pas sur Sade pour s’excuser d’avoir commis une « faute morale ». Écoutez cet écrivain impénitent : « Je suis libertin, je l’avoue – j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, pas un criminel ni un meurtrier. »

 

Au fond, qu’est-ce qu’on reproche à Sade ? D’avoir écrit des tonnes d’atrocités comme si ça n’avait aucune importance. Contrairement aux pâles dévots qui le trouvent «monotone», Sade est un romancier de génie, doublé d’un inlassable raisonneur. « Il écrit comme un ange », dit de lui une de ses amies. Sade est-il un des plus grands écrivains français ? Oui, bien sûr (impossible de l’imaginer dans une autre langue), mais c’était du temps où l’énergie du français traversait les murs. On les a renforcés, les murs, et maintenant on n’entend plus qu’un lourd et bavard silence.

 

« Je passe des nuits affreuses : si le sommeil l’emporte un moment, ce n’est que pour être troublé par des rêves effrayants. Le matin, je suis abattu des douleurs de la veille, l’estomac s’en ressent. D’ailleurs, je suis très resserré, et l’appétit a beaucoup diminué. Il se joint à cela de fréquentes ophtalmies; j’ai absolument perdu l’usage de l’œil gauche. »

 

La gentille Noëlle est touchée, elle veut comprendre l’énigme qu’elle a devant elle. « Savez-vous, dit-elle, que votre façon de penser est unique, incompréhensible ? » À quoi le Marquis, nullement décontenancé, répond :

 

« Ma façon de penser, dites-vous, ne peut être approuvée ? Eh, que m’importe! Bien fou est celui qui adopte une façon de penser pour les autres ! Ma façon dépenser est le fruit de mes réflexions; elle tient à mon existence, à mon organisation. Je ne suis pas le maître de la changer; je le serais que je ne le ferais pas. Cette façon de penser fait l’unique consolation de ma vie : elle allège toutes mes peines, elle compose tous mes plaisirs dans le monde et j’y tiens plus qu’à la vie. Ce n’est pas ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres. »
Et aussi : « Je respecte les goûts, les fantaisies. Quelque baroques qu’elles soient, je les trouve toutes respectables.» Et Dieu dans tout ça ? Ah, non. « Pourquoi ceux qui me persécutent me prêchent-ils un Dieu qu’ils n’imitent pas ?» Mais la société ? « Je ne veux pas faire aimer le vice. Jamais je ne le peindrai que sous les couleurs de l’enfer. » Ceux qui s’indignent sont donc des hypocrites, protecteurs d’un enfer rentable et sourds aux cris qu’il déclenche. L’éducation ? Elle ne sert à rien, les dés sont jetés dès l’enfance. La République ? Une mascarade qui se prétend égalitaire pour étouffer les meilleurs.

 

Comment un être aussi ignorant que l’homme peut-il faire de la morale en ne connaissant rien des mouvements de la matière et des lois de la gravitation ? Un moraliste pérorant devant des milliards de neutrinos invisibles traversant les Alpes à chaque instant est, il faut l’avouer, un spectacle cocasse, sans cesse et pieusement approuvé par l’information. D’où cette formule, pas assez célèbre, de Sade : « Je te pardonnerai d’être moraliste quand tu seras meilleur physicien.» D’ailleurs, c’est tout simple : « Si la nature était offensée de ces goûts, elle ne nous les inspirerait pas.»

La délicate Noëlle a raison d’évoquer les figures féminines aimées de Sade. Sa compagne de la fin, Constance, qu’il appelle « Sensible », et qui l’a tiré du couloir de la mort du Comité de Salut public. Sade devait être guillotiné comme « Girondin
  », on ne l’a pas trouvé dans sa cellule. « La guillotine sous les yeux m’a fait cent fois plus de mal que ne m’en avaient jamais fait toutes les bastilles imaginables. De toutes les lois, la plus affreuse est sans doute celle qui condamne un homme à mort. »

 

Avec Constance, d’autres figures surgissent : Mlle de Rousset, « Milli Printemps ». Sa belle-sœur, Anne-Prospère de Launay, avec qui il s’est enfui en Italie (cause de la vengeance implacable de sa belle-mère, Mme de Montreuil). Son aïeule, Laure de Noves, célébrée par Pétrarque, qui lui apparaît une nuit dans son cachot. Sa femme, enfin, Renée Pélagie, qui a pris courageusement son parti contre sa propre mère. Les plus belles lettres de Sade lui sont adressées, elles sont souvent délirantes mais toujours émouvantes.
Comment l’appelle-t-il ? Écoutez cette musique : ma « charmante créature », « mon ange », « mon petit chou », « ma lolotte », « mon petit toutou », « jouissance de Mahomet », « tourterelle chérie », « ma petite mère », « porc frais de mes pensées », « doux émail de mes yeux », « vaisseaux sanguins de mon cœur », « étoile de Vénus », « âme de mon âme », « miroir de beauté », « aiguillon de mes nerfs », « image de la divinité », « dix-septième planète de l’espace »

Noëlle ne se lasse pas de cette litanie, elle continue à la réciter à voix basse : « quintessence de la virginité », « écoulement des esprits angéliques », « symbole de pudeur », « miracle de la nature », « colombe de Vénus », « rose échappée du sein des Grâces », « mon fanfan », « favorite de Minerve », « ambroisie de l’Olympe », « charme des yeux », « flambeau de ma vie ».

 

Monstrueux, inhumain, horrible, inqualifiable, ce Marquis de Sade ? Allons donc.

 


Noëlle Châtelet, Entretien avec le Marquis de Sade. Éditions Plon, 2011.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2449, 13 octobre 2011.

 

 

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