SOLLERS Philippe Blog

10 juin 2012

Lettres d’amour

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Nous sommes en juin 1904 à Dublin, et deux jeunes Irlandais se rencontrent dans la rue. Elle, Nora, 20 ans, est femme de chambre dans un hôtel de la ville (le « Finn’s », retenez ce nom). Lui, 22 ans, va bientôt signer ses lettres du diminutif de son prénom, Jim, et est déjà sûr d’obtenir un jour une grande gloire littéraire. Son nom ? James Joyce.

Rencontre étonnante par sa gratuité, son intensité immédiate et sa durée (37 ans). Joyce écrit presque chaque jour à Nora, et elle est tout de suite sa « petite Nora boudeuse », sa « chère petite tête brune ». Plus expressif : « J’embrasse la fossette miraculeuse de ton cou ». Et là, il signe « Ton Frère chrétien en Luxure ». On est au couvent ou au bordel ? Les deux.

Ces deux-là, en tout cas, n’ont pas froid aux mains ni aux yeux. Le mystère, c’est que Joyce est d’emblée un révolté radical et un anarchiste convaincu, ce qui ne devrait pas, a priori, enchanter une jeune femme, prête, pourtant, à le suivre dans toutes ses aventures (ils vont très vite s’exiler ensemble). Voilà le monsieur : « Mon esprit rejette tout l’ordre social actuel et le christianisme, le foyer familial, les vertus reconnues, les classes sociales, et les doctrines religieuses. » Comment compte-t-il s’en tirer ? En écrivant, et ce sera « Ulysse ».

On a donc affaire à un « vagabond » séduit par une belle fille très experte qu’il séduit à son tour, même si elle ne lira aucun de ses livres : « Adieu, ma chère naïve, sensible, ensommeillée, impatiente Nora à la voix profonde. » Et aussi : « Aucun nom n’est assez tendre pour être ton nom. »

Experte, Nora ? Elle a fait découvrir le plaisir physique partagé à son compagnon, mais elle produit aussi deux enfants dans la foulée, dont la destinée sera plus ou moins tragique. Jim et Nora ne se marieront qu’en 1931, et une photo nous montre Joyce marchant, ce jour-là, au supplice. Nora est sa femme, soit, mais il la traite comme une maîtresse opaque, comme si elle commettait un adultère avec lui. Quand ils sont séparés, en 1909 (elle à Trieste, lui à Dublin, « ville d’échec, de rancœur, de malheur »), il lui écrit des lettres très folles mêlant l’adoration à la pornographie la plus crue. Ce génial catholique, en rupture totale avec son Église, reste un catholique fiévreux : « L’amour est-il une folie ? À certains moments, je te vois comme une vierge ou une madone, et le moment suivant je te vois impudique, insolente, demi-nue et obscène. »

Les lettres de Jim sont magnifiques de précision organique, et on ne saurait les citer sans dégoûter les lectrices et faire hurler les féministes du monde entier. Ce Joyce est un monstre répugnant. Non seulement il écrit à sa femme les pires saletés, mais il exige qu’elle lui réponde sur le même ton (elle l’a fait, mais ses lettres sans ponctuation ne sont pas disponibles). « Ce charmant mot que tu écris si gros et que tu soulignes, petite fripouille. » Les mots sont tout dans les choses sexuelles, le son des mots, leur couleur. « Dis-moi les plus petites choses sur toi, pour autant qu’elles sont obscènes et secrètes et dégoûtantes. N’écris rien d’autre. Que chaque phrase soit pleine de sons et de mots sales. Ils sont tous également charmants à entendre et à voir sur le papier, mais les plus sales sont les plus beaux. » Joyce sait ce qu’il veut : s’identifier au maximum à la substance féminine, la faire parler en dépit d’elle-même, dévoiler en détail ce continent méconnu et noir, et ce sera le scandale triomphal du monologue de Molly Bloom. On demandera beaucoup à Nora si elle est Molly, à quoi elle répondra gentiment « Oh non, elle était beaucoup plus grosse. »

« Tous les hommes sont des brutes, ma chérie, mais au moins chez moi il y a aussi quelque chose de plus élevé. » Ruse de Joyce : il rappelle à Nora qu’il n’utilise jamais d’expressions obscènes dans la conversation, et que lorsque les hommes racontent en sa présence des histoires grossières ou graveleuses, il sourit à peine. « Tu sembles me transformer en animal, mais c’est toi-même, vilaine fille sans vergogne, qui m’as la première conduit dans cette direction. »  La vraie poésie n’a rien d’idéalisant ni d’éthéré : « Nora, ma chérie fidèle, ma petite écolière polissonne aux doux yeux, sois ma putain, ma maîtresse (ma petite maîtresse branleuse ! ma petite pute salope !), tu es toujours ma belle fleur sauvage des haies, ma fleur bleu sombre trempée de pluie. » Comme quoi « un sale petit oiseau à foutre » est aussi une fleur.

Le 16 décembre 1909, Jim se déchaîne : « Baise-moi, ma chérie, de toutes les nouvelles manières que ton désir te suggèrera. Baise-moi habillée en grande tenue de ville avec ton chapeau et ta voilette, le visage rougi par le froid et le vent et la pluie et tes chaussures boueuses, soit à califourchon sur mes jambes alors que je suis assis dans un fauteuil et me chevauchant en tressautant, faisant virevolter les volants de ta culotte, et ma queue raide s’enfonçant dans ton con, soit me chevauchant sur le dossier du sofa. » Appréciez les phrases, leur torsion, leur rythme. Qui, en 1909, pouvait être assez libre pour écrire ça ? Personne.

« Certaines pages sont laides, obscènes et bestiales, certaines sont pures et sacrées et spirituelles : je suis tout cela. » Nora aura aimé « tout cela », malgré la pauvreté et l’exil. « Tu vois clair dans mon jeu, rusée polissonne aux yeux bleus, et tu souris en toi-même, sachant que je suis un imposteur, et tu m’aimes malgré tout. » Il fait semblant de croire au sexe, il n’y croit pas plus qu’elle. Il n’arrête pas d’écrire, il rit de ce qu’il écrit, il est sûr de gagner la partie. En 1912, ce héros incompréhensible écrit à Nora : « J’espère que le jour viendra où je pourrai t’accorder la gloire à mes côtés lorsque je serai entré dans mon Royaume. » Elle sera là, en 1941, quand il meurt, célèbre dans le monde entier, à Zurich. On se souviendra simplement que des astrophysiciens ont tiré le mot « quark » de « Finnegans Wake » pour définir de nouvelles propriétés atomiques. Le langage, chez Joyce, est allé jusque là.

La dernière lettre de Jim est de 1922, après la publication d’« Ulysse ». « Ô ma chérie, si tu voulais seulement te tourner vers moi-même maintenant, et lire ce livre terrible qui m’a brisé le cœur dans la poitrine, et m’emmener seul auprès de toi pour faire de moi ce que tu voudras ! ». Un peu plus tard, en plus émouvant : « Chère Nora, l’édition que tu as est pleine d’erreurs des typographes. J’ai coupé les pages. Il y a une liste d’erreurs à la fin. » Joyce sourit en précisant qu’il a coupé les pages. Il sait très bien que Nora ne lira rien, mais, en recevant ce cadeau, on peut la voir d’ici avec son sourire bleu sombre.

James Joyce, Lettres à Nora, traduit de l’anglais, présenté et annoté par André Topia, Rivages Poche, 2012.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2482, du 31 mai 2012.

 

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8 avril 2012

Cauchemar

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Cauchemars

Le bruit m’endort, le silence m’éveille. Les chiffres m’abrutissent, la musique me ranime. Les attentats racistes me glacent, et l’incroyable histoire du tueur fou de Toulouse me pétrifie. C’est donc passablement ralenti que je vais arriver à la fin de cette interminable campagne présidentielle. L’horreur des assassinats ciblés par l’homme au scooter a momifié le Président, qui n’est jamais aussi maître de lui que devant des cercueils. Le ministre de l’Intérieur est passé du livide au rose, et l’union nationale funèbre aura duré deux jours, avant que les passions se redéchirent de plus belle, chacun appelant au rassemblement.

De toute façon, aucun événement barbare n’a jamais arrêté la publicité et les marchés financiers. Le cinglé islamiste a été bousillé après trente-deux heures de confusion, j’hésite à prendre part pour le GIGN ou le Raid, je ne sais plus très bien si Dieu est bon ou mauvais. J’observe le candidat socialiste, Sisyphe héroïque avec son rocher en caoutchouc, s’égosiller et défendre religieusement l’harmonie laïque. Le Président, lui aussi, crie beaucoup, à l’unisson des autres candidats au poste suprême. La nuit, en rêve, tout se complique : je vois des drapeaux tourbillonner, des adversaires vociférer, des visages convulsés hurler, et j’ai l’impression que ma salle de bains n’est pas sûre. Marine Le Pen, haletante, a fini par obtenir ses 500 signatures, alors qu’elles ont été accordées sans problème au mystérieux Cheminade, qui m’intrigue de plus en plus. Pauvre Villepin ! Pauvre Lepage ! Heureux Poutou ! Radieuse Arthaud ! Mélancolique Dupont-Aignan ! Vorace Mélenchon ! Tortue Joly ! Stagnant Bayrou ! Vite, le choc final et frontal Sarkozy-Hollande ! Qui reprendra la Concorde ? Qui sauvera la Bastille ? Françaises, Français, encore un effort pour cinq ans d’efforts !

Abîmes

Désastre humain : le jeune possédé de Toulouse abat froidement, et à bout portant, des enfants juifs, il filme ses assassinats, il meurt en martyr. Il y a des crimes qui sont des abîmes, celui-là en est un. Comme quoi le Mal, pour l’appeler par son nom avec une majuscule, est toujours plus profond que ne le croient les gentils humanistes. Mais il y a aussi des désastres naturels et techniques, comme celui de Fukushima. Aucun reportage ne peut donner le sentiment intime de cette catastrophe. Pour cela, il faut un écrivain véritable, Michaël Ferrier (1) : « La pluie tombe, mais ce n’est plus la pluie, le vent souffle, mais ce n’est plus le vent : il porte avec lui le césium et le pollen, des bouffées de toxines et non des parfums. La mer, tout en continuant à rugir, devient muette de terreur. Elle dilue autant qu’elle peut ces résidus mortifères. Le jour est inhabitable. La nuit s’installe et n’apporte pas l’oubli, juste la crainte de nouveaux rêves, plus sombres et plus fétides à chaque fois. L’horreur est une atmosphère : particules perdues, nuages poudreux, rayonnements douteux. Nous en sommes arrivés – ou revenus – au stade météorologique de notre histoire : nous confions notre destin au vent, aux vagues. »

Et aussi : « La demi-vie n’est pas une moitié de vie. Techniquement, c’est un cycle de désintégration. Les déchets et les produits de l’industrie nucléaire mettent un certain temps à se désintégrer, temps pendant lequel ils demeurent nocifs. La demi-vie est la période au terme de laquelle un de ces produits aura perdu la moitié de son efficacité ou de son danger. Cela peut se compter en jours, en années, en siècles ou en millénaires. »

Bordeaux chinois

Le débat filandreux autour de l’abattage rituel religieux rendrait toute âme sensible athée et végétarienne. Je me sens déjà vaguement coupable de manger du porc, de fumer, de ne pas avoir de barbe, d’adresser la parole à ma voisine, de boire de l’alcool et du vin. Un verre de bon bordeaux me calme et me ramène à la raison, pratiquée depuis longtemps dans ma belle ville natale.

Mais que vois-je soudain ? Les Chinois ont envahi les environs de Bordeaux, achètent des châteaux, se passionnent pour les crus locaux et les importent en masse. Céline (fanatique buveur d’eau) s’est trompé : les Chinois ont dépassé la Champagne et Cognac, ils sont dans les vignes, ils se poivrent au vin rouge. Regardez Lili, énergique et ravissante Chinoise de 28 ans : elle vous annonce une nouvelle ère dont personne ne semble se rendre compte. Comme le dit un vigneron bordelais : « En France, lors des voyages présidentiels à l’étranger, on parle de TGV, de Dior, des avions. Mais les vignerons qui représentent l’équivalent de 180 Airbus par an, on n’en parle pas… Chirac aimait la bière, Sarkozy le Coca… »  Une rumeur prétend qu’à la fin de sa vie, pour apaiser sa conscience, Mao buvait en douce du Margaux dans son pavillon de la Cité interdite. Simon Leys vous dira que c’est impossible, mais il ne sait peut-être pas tout.

Saint-Patrick

Pendant que Poutine avale son dixième verre de vodka, en versant une larme de crocodile sur sa réélection contestée mais réelle, les Irlandais, en pleine forme malgré leurs difficultés, fêtent le 17 mars, tous et toutes en vert et blanc, la Saint-Patrick, du nom de leur évangélisateur au début du Ve siècle. Poutine et les Chinois laissent massacrer les Syriens, mais les Irlandais pensent que saint Patrick est le patron de la bière. Obama trinque avec eux, en hommage à ses origines maternelles irlandaises (point que je partage avec lui, puisque j’ai une arrière-grand-mère du même pays).

Le vieux Benoît XVI est-il protégé par saint Patrick à Cuba ? Rien n’est impossible. Mais c’est ici le moment de se souvenir de l’immense James Joyce, impénitent buveur de vin blanc, mort en exil, à Zurich, le 13 janvier 1941, à deux heures du matin. Il avait coutume de dire que, sans l’aide de son saint patron, il ne serait jamais arrivé à rien. Sur son bureau, après sa mort, on a trouvé un dictionnaire de grec et un livre intitulé Je suis disciple de saint Patrick. On connaît la formule de Joyce, plus que jamais actuelle : « L’Histoire est un cauchemar dont j’essaye de me réveiller. »

 

(1)     Michaël Ferrier, Fukushima – Récit d’un désastre, Gallimard, L’Infini, 2012.

Philippe Sollers
Mon journal du mois
Le Journal du Dimanche n°3403, dimanche 01 avril 2012.

 

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