SOLLERS Philippe Blog

16 décembre 2012

Gai savoir de Cocteau

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Il y a un isolement étrange et paradoxal de Cocteau. Il connaît tout le monde, il est passé d’une réputation d’avant-garde à l’Académie française, il est poète, écrivain, dramaturge, peintre, cinéaste, il sort, il brille, il travaille, ses journées sont remplies à ras bord, il est persuadé d’avoir du génie, mais il n’arrête pas de s’étonner qu’on lui refuse ce titre. « Je suis un fantôme sans château », dit-il dans son Journal des années 1960-1961 (il meurt en 1963). Autrement dit : je suis très visible et pourtant invisible, on me dévisage mais on ne «m’envisage» pas, un sort maléfique me poursuit, « on a toujours parlé de moi avec une scrupuleuse inexactitude ».

Il veut tout, Cocteau : être « prince des poètes », mais aussi l’égal de Rimbaud, tenir le « dessus », mais, en même temps, le « dessous » des choses, être et paraître, s’identifier à Orphée, fondateur, pour lui, de la religion homosexuelle (dont il parle courageusement), occuper les tréteaux en devenant une légende vivante, mais être reconnu quand même pour une oeuvre dont il est obligé de se répéter sans arrêt qu’elle est fondamentale.

Les coups de pied contre ses contemporains abondent. Saint-John Perse a « une sale gueule », et sa poésie est celle d’un « truqueur ». André Breton, qui le déteste, est en réalité jaloux de lui. Claudel est un faux génie, Giraudoux «un raseur précieux », Ionesco, « le Strindberg des Galeries Lafayette », Saint-Exupéry est « une farce sacro-sainte » et « le Petit Prince », une « ignoble imbécillité ». Mauriac est « nul et sale », Malraux « illisible », et Genet, qui n’existerait pas sans lui, est sanctifié pour mieux le nier.

 À l’en croire, sa solitude est « monstrueuse ». Il n’est bien reçu qu’à l’étranger, en Pologne, en Suède, en Allemagne, et surtout en Espagne, où il admire de façon très sensible les Gitans du flamenco et leur possession par la danse. Mais en France, dit-il, ce ne sont que gifles, couleuvres : « La mode est de me balayer, de me supprimer, de m’annuler. Or c’est ce vide qui sera le moule de ma statue. » Hélas, hélas, cette statue se fait attendre, quelque chose sonne creux en elle, comme dans les sculptures, pourtant très viriles, d’Arno Breker.

Sur qui s’appuyer ? De Gaulle n’est pas mal, Malraux est protecteur, Sartre est parti en épousant Genet, Aragon, seul, est très positif (contre Breton, en somme), Paulhan et la NRF, comme d’habitude, sont ambigus. État des lieux : « Un des drames de notre époque, c’est qu’elle est entre les mains des amateurs. Libraires amateurs, directrices de théâtre amateurs, ministres amateurs, poètes et peintres amateurs. Les professionnels font mauvaise figure au milieu de ce triomphe de la maladresse inculte.»

Cocteau, il y a cinquante ans, était encore un virtuose de la Société du Spectacle (Debord le hait pour cette raison). Que dirait-il aujourd’hui? La même chose, en plus désespéré, sans doute. Ou alors, plus rien, puisqu’on est passé du « Boeuf sur le toit » au boeuf sur la langue. Voici quand même une « règle de vie » : « Ne jamais fréquenter les personnes ayant les mêmes vices que moi car, chez eux, c’est du vice, chez moi, c’est de l’anarchie aristocratique. »

D’ailleurs, le vice aristocratique n’empêche pas la vertue: « Ce soir la « Messe en si », écrite par J. -S. Bach à 38 ans. Le père Martin dirigeait. Saint-Séverin est une merveilleuse église faite en palmiers de pierre. L’abbé ne conduisait pas en chef d’orchestre, mais en prêtre, habité par le démon de la musique. C’était sublime. » Ici Cocteau se trompe, Bach avait 48 ans quand il a écrit sa messe catholique.

La plupart du temps, le fantôme soufre et se plaint (erreur). Il va se cacher et s’ennuyer à l’Académie. Il en ressort vite pour injurier ses insulteurs : « Ignobles imbéciles, ordures, voyous, et même si j’étais ce que vous dites : jongleur, prestidigitateur, acrobate, soyez donc tout cela. « Jonglez, vous qui me dites jongleur », écrivait Baudelaire. Et même pourquoi serait-il mal d’être jongleur ou acrobate ? N’essayez pas de me faire prendre votre maladresse et votre déséquilibre pour une nouvelle forme de beauté. Vous faites de votre manque d’imagination un style qui ressemble fort au silence grave des crétins, j’allais dire des intellectuels. »

Cocteau, contrairement aux intellectuels rabougris de notre époque, ne fait jamais la morale. Le voici devant la maison de Nietzsche, couverte de neige: « Sous la moustache, il cachait la bouche méprisante du courage, et ses yeux libres étaient les feux follets du « Gai savoir ». »

Il y a quand même un artiste considérable, propriétaire du château dont Cocteau est le fidèle fantôme. C’est un roi, celui-là, un pape, un empereur: Picasso. Picasso et Cocteau sont de vieux amis, ils se tutoient, mais Picasso est un génie écrasant et inimitable, on voudrait avoir son tour de main, mais on n’y arrive pas. Dessins, peintures, poteries, rien à faire, Picasso règne, il est désinvolte, moqueur, souvent méchant, imprévisible, indifférent à tout, sauf à sa création. En octobre 1961, Cocteau a rendez-vous avec le Minotaure, dans un restaurant chinois de Nice : « J’ai toujours cette crainte du coup de pistolet de l’oeil noir d’un vieil homme qui m’intimide, après quarante- cinq années d’amitié solide. Souvent, cet oeil noir m’a empêché de prendre des routes de traverse. Cet oeil qui m’intimide agace Aragon. « J’en ai assez, me dit-il, d’être le capitaine en visite chez le généralissime. »»

Le généralissime gagne deux guerres mondiales sans sortir de son atelier. Sa gloire n’arrête pas de rayonner et ses prix de monter. Cocteau pense qu’il exagère avec les femmes, il a des colères incompréhensibles, c’est un éléphant dans un magasin de porcelaine, un dieu, soit, mais un dieu terrible. Les dieux grecs ne devraient-ils pas être plus harmonieux, plus paisibles ? Eh non : coup de revolver du regard.

Allez, tant qu’à faire, un coup de pied de Cocteau à Picasso : « Picasso a du génie, mais il est trop bête pour comprendre le génie des autres.» Erreur du fantôme : croire que le propriétaire du château est bête. Il est clair, en tout cas, que, pour le prodigieux Espagnol, le prolixe Parisien Cocteau ne fait pas vraiment le poids dans l’Histoire. Son témoignage, sur une époque effervescente et trouble, n’en reste pas moins capital.

Jean Cocteau, Le Passé défini, tome VII, Journal 1960-1961, texte établi par Pierre Caizergues, Éditions Gallimard, 2012.

Philippe Sollers
Le nouvel observateur n°2509, 6 décembre 2012.

 

 

 

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8 janvier 2012

Être ensemble, voilà le poison.

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Vous ouvrez ce livre, magnifiquement illustré, et vous êtes surpris de voir se lever devant vous une foule de disparus sublimes. Toute une histoire est là, noyée désormais dans une normalisation générale. Plus de grandes figures dérangeantes : le Spectacle avale tout, aplatit tout, uniformise tout, mais il y a eu ces réfractaires de génie, pour qui la vie n’était rien si elle n’était pas ultra-singulière. Devenir soi-même une légende décalée demande un engagement de tous les instants, une ténacité mystique. Le dernier grand dandy? Andy Warhol. Le phénomène visible aura duré plus d’un siècle. C’est fini.

« Dandy » est un mot anglais, et il a ses stars, ses théoriciens, ses saints, ses martyrs : Brummel, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Oscar Wilde. Brummel, d’abord, l’élégance et l’insolence faites homme, vie tragique en exil, fin misérable et folle. Il suffit d’évoquer l’étouffante reine Victoria pour comprendre pourquoi le phénomène de résistance a été anglais. Voici du Brummel : «Dans le monde, tout le temps que vous n’avez pas produit d’effet, restez; si l’effet est produit, allez-vous en.» On a tort de penser que le dandysme est une simple question d’habit : «Pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué.» Le dandy est donc habillé de son esprit, lequel se fait sentir même s’il ne dit rien. Le costume peut être un peu bizarre, mais Baudelaire a raison: «Simplicité absolue, meilleure manière de se distinguer.»

Baudelaire, encore : «Le mot « dandy » implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde.» Baudelaire, toujours : « Que ces hommes se fassent nommer raffinés, beaux, lions ou dandys, tous sont issus d’une même origine, tous participent du même caractère d’opposition ou de révolte; tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandys, cette attitude hautaine de caste provocante, même dans sa froideur.»
Le dandy est froid, non par manque de sensibilité, mais par dégoût de la sentimentalité poisseuse, du bavardage psychologique, de la revendication, quelle qu’elle soit. C’est « l’inébranlable résolution de ne pas être ému. On dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner».

Inutile de dire que le dandy ne fait rien, ou bien, s’il fait quelque chose, le cache soigneusement. Est-il démocrate ? Non. A-t-il des opinions politiques ? Mais non, sauf par provocation. Le dandy est toujours en situation. Quand tout le monde s’excite, il dégonfle la comédie. C’est entendu, il n’ira pas voter aux prochaines élections, ce qui ne veut pas dire qu’il s’abstienne. Vous le traitez de réactionnaire ? Il vous plaint. D’anarchiste ? Il ne dit pas non. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas fasciste, communiste, socialiste, et encore moins libéral, vu son mépris pour le commerce, l’argent, la « phynance», comme disait Jarry. Les préoccupations ou les gesticulations boursières de son époque le laissent de marbre. La vulgarité sexuelle n’a pas d’adversaire plus strict. Au fond, c’est un révolutionnaire sans révolution.

Il n’a jamais l’air de travailler, il n’est pas «occupé», il ne se sent obligé à rien, et, s’il est écrivain, ne se croit nullement astreint à écrire. Surtout, il ne faut pas essayer de lui faire croire qu’il y a quelque chose derrière les apparences. Tout est visible à l’oeil nu, encore faut-il avoir un oeil nu. « Le véritable mystère du monde, c’est le visible, pas l’invisible», dit Wilde. Il ajoute: «Seuls les esprits superficiels refusent déjuger sur les apparences.» Et aussi: «Ceux qui font la moindre différence entre l’âme et le corps ne possèdent ni l’un ni l’autre.» Le dandy gêne tout le monde, parce que chacun, ou chacune, se sent trop vu, trop écouté, trop deviné, trop jugé. Pas besoin de police : la police est idiote, puisque, comme Edgar Poe l’a démontré, elle ne voit pas l’évidence, et va chercher là où il n’y a rien à trouver.

Le dandy est suprêmement « grec », au sens de Nietzsche parlant des Grecs de l’Antiquité qui «s’arrêtent vaillamment à la surface, croient à tout l’Olympe de l’apparence, sont superficiels par profondeur». Démonstration : Manet et son «Olympia», qui ne pouvait pas ne pas faire scandale. Manet, admirable dandy, incarne une espèce nouvelle d’aristocratie, celle de la liberté d’esprit. D’autre part, personne n’est plus dandy que Picasso se mettant soudain torse nu dans un dîner stalinien à Moscou. Finalement, c’est toujours la guerre entre l’indépendance individuelle et le conformisme increvable de « l’être-ensemble » sur fond de morale. La morale, voilà le poison.

Genet dandy ? Mais oui, écoutez ça : «C’est en haussant à la hauteur de vertu, pour mon propre usage, l’envers des vertus communes, que j’ai cru pouvoir obtenir une solitude morale où je ne serais pas rejoint. » Sur un mode mineur, prenons Guitry : « En fait, je n’ai qu’une seule prétention, c’est de ne pas plaire à tout le monde. Plaire à tout le monde, c’est plaire à n’importe qui.» Et ainsi de suite, déclarations à rappeler sans cesse, surtout aujourd’hui, dans notre incroyable basse époque de frilosité résignée et grégaire. Comme le dit le dandy Cioran : «Personne n’atteint d’emblée à la frivolité. C’est un privilège et un art.» De ce point de vue, le chef-d’oeuvre absolu est bien «les Privilèges» de Stendhal, un des plus rares dandys de cette planète.

Quelques femmes dandys ? Greta Garbo, Marlene Dietrich, Audrey Hepburn, Coco Chanel, Françoise Sagan. Pas Marguerite Duras, en tout cas. Mon actrice préférée: Glenn Close, inoubliable interprète de la marquise de Merteuil, personnage du dandy Laclos. De l’insolence, de l’impertinence, de la désinvolture, tout est là. Pas de sérieux engoncé, pas d’hystérie, rien à voir avec la sinistre parade des people, ce trucage publicitaire des magazines. Le dandysme, mâle ou femelle, n’est pas une fonction de la mode, mais plutôt sa négation, son énigmatique trou noir. Des vêtements ? A part Saint Laurent, pas grand-chose. Je veux bien que vous ajoutiez quelques rock stars, mais c’est déjà du bruit. Je m’isole avec la dandy Bartoli chantant le dandy Vivaldi.

Le dandy a besoin de masques, comme la vraie philosophie. Son rêve est d’être là comme s’il n’était pas là, visible-invisible, insoupçonnable. Laissons la parole au surdandy Nietzsche, aventurier risqué de la vraie vie : «Tout esprit profond a besoin d’un masque; je dirai plus : un masque se forme sans cesse autour de tout esprit profond, parce que chacune de ses paroles, chacun de ses actes, chacune de ses manifestations est continuellement l’objet d’une interprétation fausse, c’est-à-dire « plate ».»

Daniel Salvatore Schiffer, Le Dandysme ou la création de soi, François Bourin Editeur, 2011.

Philippe Sollers.
Le Nouvel Observateur n°2459 du 22 décembre 2011.

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