SOLLERS Philippe Blog

30 juin 2013

Dépasser l’idéologie

Classé sous Non classé — sollers @ 13:2

Le 2 juillet 1925, un banquet est donné à Paris, à la Closerie des Lilas, en l’honneur du poète Saint-Pol-Roux. Une vieille écrivaine célèbre, Rachilde, clame, de façon patriotique, que jamais une Française ne pourra épouser un Allemand. De jeunes énervés « surréalistes » sont là, notamment un type de 24 ans qui explose, se met à la fenêtre, et crie : « À bas la France ! Vive Abd el-Krim ! » Son nom ? Michel Leiris. Le lendemain, il écrit à son ami Jacques Baron, 20 ans, qui accomplit son service militaire en Algérie : « Je vous écris, le visage et les jambes tout endoloris des coups que j’ai reçus hier… Il paraît que j’ai mérité la mort pour avoir laissé échapper quelques cris du cœur, et la foule a voulu m’écharper. J’en suis heureusement quitte pour quelques ecchymoses et une forte courbature. »

Crier « À bas la France ! » et « Vive Abd el-Krim ! » en 1925, ce serait hurler la même chose aujourd’hui, à l’Arc de Triomphe, en remplaçant Abd el-Krim (tueur de soldats français à l’époque, pendant la guerre du Maroc) par « Vive Al-Qaida ! ». Ces jeunes gens sont fous, et on appréciera la retenue de Leiris dans sa lettre, quand on sait (notes épatantes de cette Correspondance inédite) qu’il a été rossé par la foule attroupée devant la brasserie, qu’il lui a échappé grâce à des policiers, lesquels l’ont eux-mêmes roué de coups au poste où il a été conduit. Un autre ami, du nom de Louis Aragon, raconte à Baron : « Tu sais qu’on a failli se faire tuer (mais vraiment), tu as vu ça dans les journaux. Leiris a été abominablement arrangé. Ça a été fantastique, terrible et merveilleux. »

La presse de l’époque réagit violemment. Ces terroristes sont des « aspirants-apaches, métèques du cloaque toléré de Montparnasse, où pullulent les indésirables, les espions, les peintres fous… Ces jeunes bourgeois peints en rouge veulent ouvertement la mort de tout ordre français et crient très haut leur goût pour la trahison. Ils souillent les morts, et s’assemblent pour frapper une femme ».

Le spectre de Mai-68 se profilait donc déjà en 1925 ? Heureusement, après tous ces débordements catastrophiques, les principaux agitateurs de ce lointain passé effervescent ont disparu ou ont été mis hors d’état de nuire. L’un d’eux a même été décrété, il y a peu, « trésor national ». Certes, on continue à repérer, ici ou là, des individus réfractaires, que le journal Le Monde, dans son supplément littéraire, ne manque pas de stigmatiser : ce sont les « sentinelles du politiquement incorrect », les «prétendus marginaux qui règnent sur l’époque » (des noms ! des noms !). Décidément, une certaine fureur (c’est le mot préféré de Leiris à l’époque, comme celui d’Antonin Artaud, sans parler de ces fous furieux que sont aussi Breton et Bataille) doit être matée. Périodiquement, la censure y veille, et peut-être, en 2013, plus que jamais. D’où l’importance de ces témoignages historiques (les dates, les clans, les ruptures, les engagements), et l’atmosphère passionnelle qui s’en dégage, parfois de grande amitié.

Leiris et Baron ont beaucoup traîné ensemble, la nuit, dans les bars et les boîtes de Montmartre et de Montparnasse. L’alcool coule à flots, il y a le jazz, le cinéma, les femmes, et, très vite, le tourbillon surréaliste. Leiris sera très actif, Baron, plutôt paresseux, non. Baron dira en 1965 : « A 17 ans, j’étais un espoir du surréalisme et j’ai dû me complaire dans cette idée. Je le suis resté… Comme si on restait toute sa vie un espoir. » Ni lui ni Leiris ne sont faits pour la discipline de groupe (d’où la rupture avec Breton, qui leur reproche leur mode de vie). Curieusement, ces deux-là resteront très proches. Leiris à Baron : « Sachez que vous êtes le meilleur de tous mes amis, le plus sensible, et que je ne pense jamais à vous sans une grande émotion. » Baron à Leiris : « Adieu, Michel, je vous aime beaucoup. Comme la poésie. » Ils se vouvoient, comme Breton vouvoie tout le monde, sauf Aragon (ça finira mal). Les questions politiques (communisme ou pas) vont diviser les uns et les autres, la référence centrale restant, pour Leiris et Baron, le fantôme de Jacques Vaché. Leiris : «Je préférerai toujours de beaucoup Vaché, vous le savez, qui se piquait d’être avant toute chose un jeune homme à la mode, à tous les révolutionnaires organisés que nous connaissons. » Et Baron, en 1933 : « Moi toujours un peu voyou. Je compte devenir tout à fait gentleman-voyou d’ailleurs. »

En 1931, Aragon, après la publication de son poème Front rouge, est inculpé pour incitation des militaires à la désobéissance et appel au meurtre. On ne voit pas un leader d’extrême gauche réciter aujourd’hui ces vers insurrectionnels : « Dépasse la Madeleine Prolétariat/ Que ta fureur balaye l’Elysée. » On connaît la suite, et le long séjour d’Aragon dans le bunker du Parti communiste. Leiris, à l’époque, est tout de suite très lucide: « La folie a été selon moi de chercher à identifier la poésie avec la propagande politique. » On voit bien comment tout bascule dans les années 1930. Baron : « La haine des milieux mondains s’affirme farouchement contre les surréalistes et sous-produits. C’est naturellement aussi dégueulasse que leur affection imbécile d’avant. » Leiris, après son aventure chez les Dogons en Afrique (L’Afrique fantôme), et avant de commencer La Règle du jeu, parle, en 1933, d’un « chimérique désir d’on ne sait quelle réhabilitation ». « Près de quatre années durant lesquelles j’ai changé de milieu n’ont fait que me rapprocher de mes amis et me montrer – en me faisant toucher du doigt le manque complet d’humanité qui sévit dans les autres milieux – combien notre milieu à nous, en dépit de tous nos défauts, faiblesses, bêtises, etc., vaut mieux et à quel point il se révèle, en fin de compte, le seul possible des milieux. » Leiris a 32 ans, il est en plein cafard, rien ne va plus pour lui, ni son mariage, ni sa cure psychanalytique, ni ses voyages, ni son activité prétendument révolutionnaire pour masquer le vide (il tentera de se suicider en 1957). Il reste quoi ? La « petite bande » d’autrefois, l’amitié « peu commune ». Cette amitié, on la lit aussi dans une notation de Baron à propos de Georges Bataille. Ils sont dans un bar, l’atmosphère est vulgaire, et Baron écrit : « Bataille est vraiment très gentil et il a la rareté d’un cœur d’or, il est un peu tapé, moi aussi. » Qui a jamais parlé du « cœur d’or» de Georges Bataille ? A ma connaissance, personne.

En réalité, ce qui frappe le plus, par rapport à notre époque étriquée et sinistre, c’est l’importance que tous ces nouveaux venus attachaient à la poésie. Pas à la poésie des « poèmes », bien sûr, mais à celle de l’expérience intérieure de vivre, fête ou tragédie. Revendication de liberté chez Leiris : « Je ne peux vivre que dans l’antithèse et le changement. » De sensibilité, chez Jacques Baron, cet enfant perdu du surréalisme : « Il y a quelque chose qui unit les gens, une question de chair, de peau (affinités électives si l’on veut), qui dépasse l’idéologie. »

 

Correspondance Michel Leiris-Jacques Baron, édition établie, annotée et préfacée par Patrice Allain et Gabriel Parnet, éditions Joseph K., 2013.

 Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2534, 30 mai 2013.

 

 

 

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3 mai 2012

Ni doute ni hésitation

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Le nom de Drieu La Rochelle est maudit, et à juste titre. Il a été collaborateur, partisan de Hitler, il a commis l’erreur suprême du vingtième siècle, il s’est suicidé après avoir écrit qu’il réclamait la mort comme traître, son dossier est bouclé, fermez le ban. Fallait-il publier son « Journal » de 1939-1945 ? Les avis sont partagés, mais enfin, c’est fait. Faut-il craindre, avec cette Pléiade, on ne sait quelle réhabilitation qui favoriserait le fascisme en France ? Des imbéciles automatiques ne manqueront pas de le dire, mais, à s’en tenir là, on est dans Pavlov, et on sait bien que le silence et la censure ne font qu’aggraver les fantasmes. Voyons donc Drieu écrivain et romancier. Est-ce qu’il tient le coup, ou bien, comme disait Mauriac, s’agit-il d’un « raté immortel » ?

Drieu est ce qu’on pourrait appeler un bon mauvais écrivain. Il s’en tire moins bien, avec le temps, que ses contemporains, Malraux, Aragon, Céline. Il se doute de son échec, il continue à beaucoup écrire, mais ses livres sont lourds, lents, trop longs et péniblement dix-neuvièmistes. Le passé simple et l’imparfait du subjonctif les retardent, les dialogues sont embarrassés, les portraits de femmes très conventionnels, et sa vision désenchantée de la décadence reste académique. La décadence, voilà sa hantise. De ce point de vue, « Le Feu follet » (1931) est une réussite, et Bernard Frank l’a bien vu dans sa « Panoplie littéraire » : « Le Feu follet est le meilleur livre de Drieu. Là, au moins, il fait vite. Il est pressé. La mort souffle sur les pages et balaie avec entrain les digressions. »

Écoutez ça : « La drogue avait changé la couleur de sa vie, et alors qu’elle semblait partie, cette couleur persistait. Tout ce que la drogue lui laissait de vie maintenant était imprégné de drogue et le ramenait à la drogue… Tous ses gestes revenaient à celui de se piquer… Il ne pouvait que s’enfoncer dans la mort, donc reprendre de la drogue. Tel est le sophisme que la drogue inspire pour justifier la rechute : je suis perdu, donc je peux me redroguer. »

Et ça : « Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés… Je laisserai sur vous une tache indélébile. Je sais bien qu’on vit mieux mort que vivant dans la mémoire de ses amis. Vous ne pensiez pas à moi, eh bien, vous ne m’oublierez jamais ! » Passent ici les ombres des suicidés qui ont beaucoup impressionné les surréalistes (sans parler du suicide raté d’un ami intime de Drieu, Aragon, en 1928 à Venise). Drieu prend soin de préciser le contexte social : « Ce bar était assez élégant et rempli de brillantes épaves : hommes et femmes dévorés d’ennui, rongés par la nullité. » Pas beaucoup d’efforts à faire pour retrouver les mêmes aujourd’hui.

« Gilles » (1939) se lit plutôt, en sautant des pages, alors que « Les Mémoires de Dirk Raspe », écrit à la fin de sa vie, sombrent dans une tristesse et un misérabilisme appuyé, engendrant un ennui profond. « Gilles », au moins, permet de comprendre comment tout s’est joué pour Drieu en février 1934, lors des grandes émeutes nationalistes et communistes, très meurtrières, place de la Concorde. C’est là que Drieu rêve de révolution face à une société affolée : « Partout les vieillards qui étaient en vue glissaient de leur chaise comme des enfants honteux et se mettaient à quatre pattes sous la table, étouffés de surprise, d’épouvante et de scandale. Les hommes plus jeunes se précipitaient à la recherche des vieillards sous les tables pour les assurer de leur absence totale d’ambition et d’audace. Imaginez que, au lendemain du 14 juillet 1789, tous les adolescents de France, qui pouvaient s’appeler un jour Saint-Just ou Marceau, se soient rués aux pieds de Louis XVI pour le supplier de leur apprendre la serrurerie d’amateur. » On est en 1934 ou en 1968, avec des acteurs de ce genre : « Gilles apprit avec horreur que ceux qui passaient pour les chefs de l’émeute, mais qui, la veille, avaient tout fait pour retenir leurs troupes, étaient chez le préfet de police pour le combler de leur regret d’avoir laissé faire quelque chose. »

Comment devient-on fasciste ? Par faiblesse, soif du pouvoir, dégoût de soi et des autres, blocage ou frigidité en art. Mais la vraie passion de Drieu n’est pas la politique : c’est sa propre mort poursuivie avec une fascination lucide. Déjà, dans « Etat civil » (1921) : « Le sang, ce hiéroglyphe, se dessine partout sous ma peau comme le nom d’un dieu. » En 1945, à 50 ans, entre son premier suicide (raté) et le second (réussi), il écrit son chef-d’œuvre, « Récit secret », texte unique en son genre. Son récit est extraordinaire. Dès l’âge de 6 ans, par « curiosité magicienne », il fait couler son sang avec un petit couteau à dessert, choisi dans le tiroir de l’argenterie familiale. De là, dit-il, une « manie, un appel à tout bout de champ ». Sa vocation est là. Il aurait pu, à l’époque, fuir à Genève pour sauver sa peau, ou rejoindre la brigade de Malraux en Alsace-Lorraine, mais non, il reste à Paris, il veut se donner non pas la mort mais sa mort. « Je n’ai jamais eu un instant de doute ni d’hésitation. Cette certitude était une source incessante de joie. »

Le suicide, pour Drieu, est une « foi sans défaut », une religion d’immortalité nourrie par une méditation intense à partir de la métaphysique indienne. On tue le Moi, on rejoint le Soi, pas de Dieu, pas de péché, la possibilité d’une « merveille » à la portée de chacun. La dernière journée de Drieu à Paris, sur les boulevards ou aux Tuileries, est inoubliable. Il va rentrer chez lui, avaler du « luminal » et ouvrir le gaz, il a toujours mené, sans que personne s’en doute, « une vie libre et dérobée » (beaucoup de bordels), il fait l’éloge de la solitude : « Je prête à la solitude toutes sortes de vertus qu’elle n’a pas toujours ; je la confonds avec le recueillement et la méditation, la délicatesse de cœur et d’esprit, la sévérité vis-à-vis de soi-même tempérée d’ironie, l’agilité à comparer et à déduire. »

Le voici donc mêlé à « la foule ignoble », comme un voyageur qui prend son temps entre l’hôtel et la gare. « Toutes les occupations humaines se dissolvaient sous mes doigts. Tout me paraissait vain et déjà détruit. » Plus de société, plus d’amis (« j’étais compromettant »), plus de femmes, plus d’ennemis non plus (il plaint un jeune résistant qui l’a reconnu, et qui lui montre, de loin, son mépris). Il évite les coups, le lynchage, les policiers, les juges, l’exécution inévitable. Pas de mystique non plus, pas le moindre bouddhisme. Alors quoi ? Un acte, c’est tout. Revenu dans son appartement, il regarde attentivement les objets, évoque Poe et Baudelaire. Il sait que son regard est le dernier qui sort de ses yeux. Le dernier ? Non, puisque sa femme de ménage, qui a oublié son sac, repasse chez lui, le trouve dans le coma et le « sauve ». Ce sera donc pour la prochaine fois. « J’ai vaincu la peur de mourir », écrit Drieu. Qui peut en dire autant ?

 

Pierre Drieu La Rochelle, Romans, récits, nouvelles, édition de Jean-François Louette, Gallimard, La Pléiade, 2012.

 

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2477, du 26 avril 2012.

 

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