SOLLERS Philippe Blog

16 juin 2013

« Un médecin sait tout et voit tout. »

Classé sous Non classé — sollers @ 13:2

Que diable Céline est-il allé faire, en Allemagne, en novembre 1944, dans le trou à rats de Sigmaringen? Il s’en est expliqué plus tard, lors de la publication d’un de ses grands romans de la fin, D’un château l’autre : « Croyez-moi, ce n’est pas par vocation que je me suis retrouvé à Sigmaringen. Mais on voulait m’étriper à Paris parce que je représentais l’antijuif, le fasciste, le salaud, l’ordure, le prophète du mal. Donc je me suis retrouvé en compagnie de 1142 condamnés à mort, français, dans un petit bled allemand. Ça valait le coup d’oeil, croyez-moi. Une cellule de 1142 types qui crèvent de rage, cernés par la mort, on ne voit pas ça tous les jours. » Et une autre fois : « J’étais là-dedans par curiosité. La curiosité, ça coûte cher. Je suis devenu chroniqueur, chroniqueur tragique. »

Roman ? Chronique ? La question est tout de suite posée des rapports entre fiction et Histoire, surtout lorsqu’il s’agit d’un événement aussi important, peu connu, volontairement méconnu, blessure mal cicatrisée de la réalité française. D’où l’intérêt de ce livre et de cette enquête. Il y a eu des témoins, des écrits, des mémoires. Par exemple : « Il y avait de tout : depuis le gangster jusqu’au chef d’Etat. Il y avait des gens qui étaient là véritablement on ne sait pourquoi : parce qu’ils étaient mal avec leur concierge et qu’ils avaient eu peur d’une dénonciation. Il y en avait d’autres qui espéraient encore jouer une partie gigantesque qui leur permettrait de satisfaire des appétits que Vichy avait déçus. » Voilà de la prose normale, alors que, si vous ouvrez Céline, vous êtes brutalement réveillé par des explosions continues, des raids d’aviation de la Royal Air Force (« forteresses », « mosquitos »), qui, sans arrêt, viennent « concasser des décombres ». Vous êtes dans un « château fantastique, biscornu, trompe-l’œil » dont aucune photographie ne vous donnera l’idée, un « foutu berceau Hohenzollern » plein de portraits de tueurs d’autrefois, et vous aurez immédiatement la sensation d’être « coincé par le sort, pris dans l’étau ». Avec les Hohenzollern, les siècles défilent, « cent mille rapts, rapines, assassinats, divorces, diètes, conciles… » Avec les nazis locaux (déjà dans la débandade) et les collabos promis au peloton d’exécution, vous avez droit à des portraits d’autant plus acides que ces victimes affamées n’ont plus droit à aucune considération et sont, finalement, grotesques. L’Histoire raconte et juge, la fiction fait vivre et juge autrement, en pleine « moucharderie générale ».

Sans doute Céline exagère, détourne, invente, varie les éclairages tantôt fantastiques, tantôt comiques, mais toujours physiques. Son obsession, avant de pouvoir passer au Danemark, est de se réfugier en Suisse. Ici, portrait des « passeurs » : « Hâbleurs, provocateurs, vantards, et puis tout soudain, tout humbles, rampants… caméléons, vipères, couleuvres… ils étaient tout… vous les fixiez, ils muaient devant vous, là, de les regarder!… » Toute la « trilogie allemande » (D’un château l’autreNord, Rigodon) est écrite dans cette même vibration de fièvre. Au-delà de 39 °C, dit Céline, vous voyez tout. Lui, sans doute, mais on n’imagine pas (et c’est heureux) un historien partageant cette conviction. Le devoir de mémoire implique une basse température, tandis que la littérature peut revendiquer une nécessité d’hallucination. Et quel monde plus hallucinant que celui de la Seconde Guerre mondiale ? Vous l’entendez et vous la voyez chez Céline, à chaque instant (difficile de lire plus de vingt pages à la fois). Le monde est en feu, les acteurs sont fous, les mots crépitent et brûlent. Le type qui arrive à tenir ce rythme a une mémoire phénoménale. Inutile de dire qu’il ne participe pas aux activités « culturelles » que décrit une feuille de chou des émigrés, cocassement intitulée « la France ». Comme on pouvait s’y attendre, Céline ne croit à rien, propose de fonder une « Société des Amis du Père-Lachaise », n’arrête pas, à ses risques et périls, de prêcher un défaitisme radical. Des témoins, Déat, Rebatet, soulignent son imprudence : « Il sème à pleine voix le défaitisme et les gens qui passent une heure avec lui en sortent catastrophés. » Ce qui ne l’empêche pas de se livrer à sa verve habituelle, que Rebatet, très admiratif, décrit ainsi : « Un monologue inouï, la mort, la guerre, les armes, les peuples, les continents, les tyrans, les nègres, les Jaunes, les intestins, le vagin, la cervelle, les Cathares, Pline l’Ancien, Jésus-Christ. » Délire sous les bombes.

Très lucide, Céline sait qu’il est considéré comme un « bouc providentiel». Les autres pensent qu’ils pourront s’en tirer, mais pas lui, «avec les livres qu’il a écrits » ( Bagatelles ). Les « boches » sont sournois, perfides, méprisants. « Quand elle rit, elle fait bien allemande, dure, gênante à regarder… Les Germains ne sont pas faits pour rire… » Les figures françaises sont rapidement brossées. Brinon, « animal des ténèbres, secret, très muet, et très dangereux ». Pétain, « l’Incarneurtotal », semi-gâteux, avec un appétit féroce. Laval, à qui il donne du cyanure que l’autre ne saura pas utiliser, mais qui promet à Céline, en cas de victoire grâce à « l’arme secrète du Reich », de le nommer gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon. Le cagoulard Filliol (« Restif » dans le roman), assassin discret, spécialiste de regorgement instantané. L’ami Le Vigan, cinglé, encombrant, plein de visions inutiles. Lili (Lucette) en fée courageuse, trouvant animalement, comme le chat Bébert, son chemin dans les méandres du château où les toilettes débordent. « Je ne peux pas travailler, dit Céline. Il me faut au moins une table et une chaise. J’ai un lit et un lavabo. »

Il ne faut jamais oublier que Céline est médecin, c’est le très étrange docteur Destouches. Voilà sa vraie vocation, dit-il sans arrêt, je me suis fourvoyé en écrivant, voyez le résultat, tant pis pour moi. Il donne des consultations dans sa chambre glaciale, demande des secours pour les enfants et les femmes enceintes, sort la nuit dans la neige pour un malade, obtient de la morphine on ne sait comment. Là encore, les témoignages confirment la bonté naturelle du monstre. « Je suis le Samaritain en personne… Samaritain des cloportes… Je ne peux m’empêcher de les aider… » Il accompagne des agonies, des débilités, des accouchements problématiques. C’est son vice, la médecine, pas l’écriture : « Mon Dieu, que ce serait agréable de garder tout ceci pour soi !… Plus dire un mot, plus rien écrire, qu’on vous foute extrêmement la paix… On irait finir quelque part au bord de la mer… pas la Côte d’Azur !… la vraie mer, l’Océan… on parlerait plus à personne, tout à fait tranquille, oublié… Mais la croque, Mimile ?… trompettes et grosse caisse !… aux agrès, vieux clown ! et que ça saute ! plus haut !… plus haut ! vous êtes un tout petit peu attendu ! le public vous demande qu’une seule chose : que vous vous cassiez bien la gueule ! »

 Le plus étonnant, c’est que le vieux clown, après sa grande saison en enfer, ait eu la force d’écrire ses trois gros romans. Mais voici sans doute pourquoi : « Un médecin sait tout et voit tout. »

Louis-Ferdinand Céline à Sigmaringen, novembre 1944-mars 1945 – Chronique d’un séjour controversé, par Christine Sautermeister, Ecriture, 358 p., 23 euros.

 Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n° 2529, du 25 avril 2013.

 

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3 mai 2012

Ni doute ni hésitation

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Le nom de Drieu La Rochelle est maudit, et à juste titre. Il a été collaborateur, partisan de Hitler, il a commis l’erreur suprême du vingtième siècle, il s’est suicidé après avoir écrit qu’il réclamait la mort comme traître, son dossier est bouclé, fermez le ban. Fallait-il publier son « Journal » de 1939-1945 ? Les avis sont partagés, mais enfin, c’est fait. Faut-il craindre, avec cette Pléiade, on ne sait quelle réhabilitation qui favoriserait le fascisme en France ? Des imbéciles automatiques ne manqueront pas de le dire, mais, à s’en tenir là, on est dans Pavlov, et on sait bien que le silence et la censure ne font qu’aggraver les fantasmes. Voyons donc Drieu écrivain et romancier. Est-ce qu’il tient le coup, ou bien, comme disait Mauriac, s’agit-il d’un « raté immortel » ?

Drieu est ce qu’on pourrait appeler un bon mauvais écrivain. Il s’en tire moins bien, avec le temps, que ses contemporains, Malraux, Aragon, Céline. Il se doute de son échec, il continue à beaucoup écrire, mais ses livres sont lourds, lents, trop longs et péniblement dix-neuvièmistes. Le passé simple et l’imparfait du subjonctif les retardent, les dialogues sont embarrassés, les portraits de femmes très conventionnels, et sa vision désenchantée de la décadence reste académique. La décadence, voilà sa hantise. De ce point de vue, « Le Feu follet » (1931) est une réussite, et Bernard Frank l’a bien vu dans sa « Panoplie littéraire » : « Le Feu follet est le meilleur livre de Drieu. Là, au moins, il fait vite. Il est pressé. La mort souffle sur les pages et balaie avec entrain les digressions. »

Écoutez ça : « La drogue avait changé la couleur de sa vie, et alors qu’elle semblait partie, cette couleur persistait. Tout ce que la drogue lui laissait de vie maintenant était imprégné de drogue et le ramenait à la drogue… Tous ses gestes revenaient à celui de se piquer… Il ne pouvait que s’enfoncer dans la mort, donc reprendre de la drogue. Tel est le sophisme que la drogue inspire pour justifier la rechute : je suis perdu, donc je peux me redroguer. »

Et ça : « Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés… Je laisserai sur vous une tache indélébile. Je sais bien qu’on vit mieux mort que vivant dans la mémoire de ses amis. Vous ne pensiez pas à moi, eh bien, vous ne m’oublierez jamais ! » Passent ici les ombres des suicidés qui ont beaucoup impressionné les surréalistes (sans parler du suicide raté d’un ami intime de Drieu, Aragon, en 1928 à Venise). Drieu prend soin de préciser le contexte social : « Ce bar était assez élégant et rempli de brillantes épaves : hommes et femmes dévorés d’ennui, rongés par la nullité. » Pas beaucoup d’efforts à faire pour retrouver les mêmes aujourd’hui.

« Gilles » (1939) se lit plutôt, en sautant des pages, alors que « Les Mémoires de Dirk Raspe », écrit à la fin de sa vie, sombrent dans une tristesse et un misérabilisme appuyé, engendrant un ennui profond. « Gilles », au moins, permet de comprendre comment tout s’est joué pour Drieu en février 1934, lors des grandes émeutes nationalistes et communistes, très meurtrières, place de la Concorde. C’est là que Drieu rêve de révolution face à une société affolée : « Partout les vieillards qui étaient en vue glissaient de leur chaise comme des enfants honteux et se mettaient à quatre pattes sous la table, étouffés de surprise, d’épouvante et de scandale. Les hommes plus jeunes se précipitaient à la recherche des vieillards sous les tables pour les assurer de leur absence totale d’ambition et d’audace. Imaginez que, au lendemain du 14 juillet 1789, tous les adolescents de France, qui pouvaient s’appeler un jour Saint-Just ou Marceau, se soient rués aux pieds de Louis XVI pour le supplier de leur apprendre la serrurerie d’amateur. » On est en 1934 ou en 1968, avec des acteurs de ce genre : « Gilles apprit avec horreur que ceux qui passaient pour les chefs de l’émeute, mais qui, la veille, avaient tout fait pour retenir leurs troupes, étaient chez le préfet de police pour le combler de leur regret d’avoir laissé faire quelque chose. »

Comment devient-on fasciste ? Par faiblesse, soif du pouvoir, dégoût de soi et des autres, blocage ou frigidité en art. Mais la vraie passion de Drieu n’est pas la politique : c’est sa propre mort poursuivie avec une fascination lucide. Déjà, dans « Etat civil » (1921) : « Le sang, ce hiéroglyphe, se dessine partout sous ma peau comme le nom d’un dieu. » En 1945, à 50 ans, entre son premier suicide (raté) et le second (réussi), il écrit son chef-d’œuvre, « Récit secret », texte unique en son genre. Son récit est extraordinaire. Dès l’âge de 6 ans, par « curiosité magicienne », il fait couler son sang avec un petit couteau à dessert, choisi dans le tiroir de l’argenterie familiale. De là, dit-il, une « manie, un appel à tout bout de champ ». Sa vocation est là. Il aurait pu, à l’époque, fuir à Genève pour sauver sa peau, ou rejoindre la brigade de Malraux en Alsace-Lorraine, mais non, il reste à Paris, il veut se donner non pas la mort mais sa mort. « Je n’ai jamais eu un instant de doute ni d’hésitation. Cette certitude était une source incessante de joie. »

Le suicide, pour Drieu, est une « foi sans défaut », une religion d’immortalité nourrie par une méditation intense à partir de la métaphysique indienne. On tue le Moi, on rejoint le Soi, pas de Dieu, pas de péché, la possibilité d’une « merveille » à la portée de chacun. La dernière journée de Drieu à Paris, sur les boulevards ou aux Tuileries, est inoubliable. Il va rentrer chez lui, avaler du « luminal » et ouvrir le gaz, il a toujours mené, sans que personne s’en doute, « une vie libre et dérobée » (beaucoup de bordels), il fait l’éloge de la solitude : « Je prête à la solitude toutes sortes de vertus qu’elle n’a pas toujours ; je la confonds avec le recueillement et la méditation, la délicatesse de cœur et d’esprit, la sévérité vis-à-vis de soi-même tempérée d’ironie, l’agilité à comparer et à déduire. »

Le voici donc mêlé à « la foule ignoble », comme un voyageur qui prend son temps entre l’hôtel et la gare. « Toutes les occupations humaines se dissolvaient sous mes doigts. Tout me paraissait vain et déjà détruit. » Plus de société, plus d’amis (« j’étais compromettant »), plus de femmes, plus d’ennemis non plus (il plaint un jeune résistant qui l’a reconnu, et qui lui montre, de loin, son mépris). Il évite les coups, le lynchage, les policiers, les juges, l’exécution inévitable. Pas de mystique non plus, pas le moindre bouddhisme. Alors quoi ? Un acte, c’est tout. Revenu dans son appartement, il regarde attentivement les objets, évoque Poe et Baudelaire. Il sait que son regard est le dernier qui sort de ses yeux. Le dernier ? Non, puisque sa femme de ménage, qui a oublié son sac, repasse chez lui, le trouve dans le coma et le « sauve ». Ce sera donc pour la prochaine fois. « J’ai vaincu la peur de mourir », écrit Drieu. Qui peut en dire autant ?

 

Pierre Drieu La Rochelle, Romans, récits, nouvelles, édition de Jean-François Louette, Gallimard, La Pléiade, 2012.

 

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2477, du 26 avril 2012.

 

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4 mars 2012

Le Grec Céline

Classé sous Non classé — sollers @ 20:2

C’est une histoire d’amour qui tourne mal, mais elle est passionnante et étrange. En 1947, Céline sort de sa prison danoise et habite une baraque au bord de la Baltique trouvée par son avocat. Il a 53 ans, il est physiquement détruit mais très alerte. Il apprend qu’un jeune professeur juif américain l’admire au point de faire l’éloge d’un de ses pamphlets, les Beaux Draps. Pas de doute, Céline est un « génie littéraire», et on doit le reconnaître comme tel. Mieux : ce Milton Hindus, âgé de 30 ans, veut faire reparaître Mort à crédit aux Etats-Unis, avec une préface. Céline, surpris, enthousiaste, rusé, lui écrit : « Vous faites merveille. Vous me faites revivre aux USA. C’est le miracle

Marquons bien les dates : à ce moment-là, Céline est considéré comme mort en France, les Danois vont lui sauver la vie en s’opposant à son extradition, il prépare son procès pour lequel il mobilise toutes ses forces, il « chauffe » donc son correspondant inespéré, et se met à lui parler de son art poétique qu’il développera par la suite dans ses  Entretiens avec le professeur Y. Nouvelle stratégie : je suis avant tout un styliste, j’ai inventé une nouvelle musique, « je suis tout à la danse », mes idées n’ont aucune importance, et d’ailleurs l’antisémitisme est complètement dépassé et inepte, c’est « une idiotie fondamentale ». A-t-il lu Mein Kampf de Hitler ? Non. « Tout ce que pensent ou racontent ou écrivent les Allemands m’assomme… Tout ce qui est d’outre-Rhin me coagule.» Et encore : « La vocifération hitlérienne, ce néo-romantisme hurlant, ce satanisme wagnérien, m’a toujours paru obscène et insupportable. » La langue française s’était endormie, j’ai réveillé son intimité, son « rendu émotif ». « Ma vie physique est un martyre, ma vie mentale, il faut l’avouer, une perpétuelle féerie. »

Hindus lui pose des questions et Céline lui répond. Il faut que la langue «palpite plus qu’elle ne raisonne», il est un « coloriste de mots » dans un langage de tous les jours. Réalisme, naturalisme ? Ah, mais non : « La vérité ne me suffit plus. Il me faut une transposition de tout. Ce qui ne chante pas n’existe pas pour l’âme. Merde pour la réalité. Je veux mourir en musique, pas en raison ou en prose. »

Hindus fait des réserves sur Freud ? L’étonnant médecin Céline lui répond que « Freud a été un très grand clinicien ». Il a déliré, bien sûr, mais tout le monde délire. En somme, « la maladie du monde est l’insensibilité ». Et, puisque nous sommes dans les souvenirs des Etats-Unis (côté positif : les jambes des actrices de cinéma, le jazz), Céline demande à Hindus des nouvelles de son grand amour américain, la dédicataire du Voyage, Elizabeth Craig : « Quel génie dans cette femme ! Je n’aurais jamais rien été sans elle. [...] Elle comprenait tout avant qu’on ait dit un mot… Elles sont rares les femmes qui ne sont pas essentiellement vaches ou bonniches, alors elles sont sorcières et fées. Voyez Isadora Duncan. Tout autour d’elle tourne au sabbat. » Céline insiste : «Ce sont les danseuses que je lis. Je suis grec par ce côté, ah pas par le sexe ! par le geste… par leur émanation même. »

Hindus pose des questions naïves : est-ce que Céline va vérifier les lieux qu’il décrit, est-ce qu’il fait des plans ? Réponse immédiate et très vive : « Toutes ces histoires de plans me paraissent idioties. Tout est écrit déjà hors de l’homme dans l’air. » Un livre est un château aérien, mais enveloppé d’une gangue de brume et de fatras. L’écriture consiste à déblayer autour, et « la transmutation du mirage au papier est pénible, lente, c’est l’alchimie ». On ne peut pas être plus loin du réalisme ou du naturalisme, illusion grossière de tous ceux qui cherchent la reproduction du sensible en dehors des mots (et voilà, d’après Céline, ce qu’on lui reproche avant tout). « Je ne crée rien à vrai dire. Je nettoie une sorte de médaille cachée, une statue enfouie dans la glaise. Tout existe déjà. Lorsque tout est bien nettoyé, propre, net, alors le livre est fini… (…) Tout est fait hors de soi, dans les ondes je pense. Aucune vanité en tout ceci. C’est un labeur bien ouvrier, ouvrier dans les ondes. »

Hindus est épaté : «Les Français doivent réaliser, que ça leur plaise ou non, que vous êtes aux yeux du monde leur écrivain vivant majeur. » Nous sommes là en 1948, et Céline, en 2012, plus de cinquante ans après sa mort, est plus vivant que jamais. À l’époque son cas est pendable, d’autant plus que des désinformations constantes le visent, par exemple qu’il aurait été le médecin de Pétain à Sigmaringen. Or il n’a jamais soigné Pétain : « On me ferait gloire d’avoir torturé Pétain ! » Bref, il est dénoncé chaque jour, la presse communiste danoise étant la plus virulente. Peu importe qu’il ait traité Abetz de « clown pour catastrophes » et Hitler de «mage pour le Brandebourg». Que faire ? Écrire et encore écrire, et ce sera ce chef-d’œuvre intitulé Féerie pour une autre fois. « Je suis Sisyphe avec un rocher de papier ! Grotesque comme il faut en ces temps grotesques ! » Hindus est concret : il envoie à Sisyphe du café, du thé, du sucre et des bas nylon pour Lucette, la femme danseuse héroïque du forçat des lettres, lequel se moque du prix Nobel donné à Sinclair Lewis, « apothéose des insipides ». Et voici un pronostic radical : « Lorsque toute la civilisation européenne aura croulé, coulé, il ne restera qu’un livre: le Voyage au bout de la nuit. »

Hélas, hélas, tout va se gâter assez vite, car Hindus, à l’invitation de Céline, a décidé d’aller voir son idole au Danemark. Il passe d’abord par Paris et va sur la tombe de la mère de Céline au Père-Lachaise. Céline est ému. Mais que s’est-il passé là-bas, à Korsor, pendant trois semaines ? Hindus, comme il le dira plus tard, est révulsé par Céline. « Il est aussi bourré de mensonge qu’un furoncle de pus. » Il est sale, grossier, vaniteux, obsédé par l’argent, «altéré de sang», une « vipère ». Hindus se venge de sa propre admiration, et écrit « le Monstrueux géant », qui deviendra « le Géant estropié ». Le 23 août 1949, Céline lui écrit : « Je ne vous ai fait aucun mal et vous m’assassinez. » Il crie aussitôt à la diffamation, menace de faire un procès, et, retors, se plaint au président de la Brandeis University où Hindus enseigne. Peine perdue, le livre de Hindus n’a presque pas de résonance en France, et Céline ne se privera pas de mentir en disant qu’il n’a vu son admirateur qu’un quart d’heure. « Hindus crevait d’être inconnu. Un beau reniement public si vous voulez. » En 1950, le procès de Céline s’ouvre à Paris. Hindus est revenu de son ancien amour, maintient que Céline, « malgré ses limites », est un grand écrivain, ce que Louis Martin-Chauffier trouve non pas une circonstance atténuante mais aggravante, argument, réplique Hindus, qui a toujours servi à persécuter les hommes de talent. Ce procès dure toujours, puisque je lis dans un magazine d’aujourd’hui que Céline était une « ordure ». Au passage, citons un témoin de l’époque, interrogé par Hindus à New York : « Céline aime les enfants, les animaux, les danseuses et les bonbons au chocolat. » On voit bien que c’était un monstre.

 

Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Milton Hindus, 1947-1949, nouvelle édition présentée et annotée par Jean-Paul Louis, Gallimard, 2012.


Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2468
du 23 février 2012.

 

 

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