SOLLERS Philippe Blog

14 juillet 2014

« Se rafraîchir le sang »

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

 

Mme de Lafayette vous prévient : une femme, au XVIIe siècle, n’a d’existence qu’au couvent, ou entre un mari et une mère. Les mariages sont arrangés, les maris plus ou moins jaloux, les mères font la morale. Toutes ces contraintes sont idéales pour le développement de l’amour. Le personnage de l’Amant devient décisif. Il s’agit de Dieu pour les religieuses (combien de spasmes mystiques dans les cloîtres!), et de l’irrésistible tombeur de femmes pour les épouses, pourvu qu’elles soient belles et s’ennuient. Elles ressentent alors de l’inclination pour un virtuose de la galanterie. Le duc de Guise, par exemple, conduira la Princesse de Montpensier (1662) à la mort. « Magnificence », « galanterie », voilà la France d’Henri II, lui-même amoureux de Diane de Poitiers, duchesse du Valentinois. Tout n’est que fête et intrigue. Pour être estimé, un homme doit être « beau, de bonne mine, vaillant, hardi, libéral ». Mais voyez Nemours, destin de la Princesse de Clèves (1678) : « C’était un chef-d’œuvre de la nature. Ce qu’il avait de moins admirable, c’était d’être l’homme du monde le mieux fait et le plus beau [...] Il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes [...] et enfin un air dans toute sa personne, qui faisait qu’on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. » On comprend que l’ex-président Sarkozy ait été furieux qu’une femme ait pu écrire ce genre de livre : du coup, il en a ressuscité le succès. Vous pouvez ainsi découvrir que la France, avant de sombrer dans le lourd cauchemar démocratique, était un royaume excitant et cruel de conte de fées.

Nemours est supérieur, la Princesse de Clèves est la plus belle de toutes. Elle resplendit, mais elle est mariée. Son mari ne lui plaît pas, mais elle connaît ses devoirs. Tout le livre, c’est son génie, va nous prouver que le refus déclenche la passion la plus violente. Les hommes sont des nigauds, ils ne comprennent rien à la guerre des sexes. Mme de Clèves va pousser cet homme à femmes à la considérer comme unique.

D’ailleurs, si elle lui cédait, même devenue veuve, que se passerait-il? Il la tromperait, et elle en souffrirait mille morts. Non : la véritable jouissance est dans l’évitement, le retrait, la suggestion vite dissimulée, l’abstention voluptueuse. Pas de « galanterie » pour Mme de Lafayette elle-même. Elle a une santé fragile, se plaint de ses « vapeurs » à Mme de Sévigné, ne pourrait pas supporter les dérangements de l’amour. Son personnage de roman est une idéalisation de son cas. Les hommes, oui, mais à condition de leur faire sentir qu’un abîme les sépare des femmes. Malheur à celui qui ne le sait pas.

Tant qu’à faire, autant réduire cet individu réputé invincible à la dévotion pour elle. Philosophie du boudoir : « Cette Princesse était sur son lit, il faisait chaud, et la vue de M. de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuait pas sa beauté. Il s’assit vis-à-vis d’elle, avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. » C’est tout ? Oui. Silence. Moralité à contre-courant : la domination d’une passion apporte plus de plaisir que sa réalisation.

Mme de Lafayette nous en dit long sur l’érotisme féminin. Le mariage, bon, ça va, routine sociale et enfants. Des amants ? Pourquoi pas, elles en ont toutes, mais le manège a ses limites. L’amour ? Là, c’est autre chose, l’impossible irréalisable. Il faut amener un homme à penser qu’il n’y a qu’une seule femme au monde en dehors de sa mère, c’est la version profane de la Vierge Marie. La Princesse n’est pas du tout vierge, mais elle est la seule qu’un connaisseur de femmes peut aimer pour rien. Tout s’enclenche : il faut que l’amant dévoile sa folie sans oser l’avouer, la Princesse, de son côté, doit lui laisser entendre qu’elle l’aime. Le vol d’un portrait, une lettre détournée, des confidences cryptées, rien ne manque. La Princesse, erreur incroyable, avoue son inclination pour Nemours à son mari (qui est donc devenu, histoire courante, une sorte de mère). Le mari est affolé, et il en mourra. Nemours, lui, trouve de « la gloire à s’être fait aimer d’une femme si différente de toutes celles de son sexe ». La Princesse est donc arrivée à ses fins : elle jouit de cette singularité qui se tient dans l’ombre.

La plus belle scène du roman (une des plus réussies du roman français) se passe dans un pavillon de campagne. Nemours est dans le jardin, voyeur éperdu de la Princesse en train de nouer des rubans jaunes (couleur de Nemours dans un tournoi) sur « une canne des Indes fort extraordinaire ». Canne des Indes : « bâton issu d’une plante exotique apprécié pour sa fermeté ». Cette canne a appartenu à Nemours, qui l’avait donnée à sa propre sœur (tiens, tiens), et la Princesse l’a dérobée en cachette. De là, elle va contempler un tableau de bataille où il figure. Il fait du bruit, elle s’enfuit. Faut-il traduire ? Je ne crois pas. Je connais des esprits simplistes qui trouvent ce passage, clairement masturbatoire, ridicule. Ce n’est pas mon avis.

Mme de Lafayette, elle aussi, reste dans l’ombre. Elle ne signe pas ses livres, et son intimité avec La Rochefoucauld est des plus étrange. La Fontaine lui envoie des compliments. Son ami Ménage lui écrit en latin, et elle peut répondre dans la même langue. Elle écrit beaucoup de lettres, qu’on découvre dans cette merveilleuse édition, et on voit qu’elle a été protégée par Louvois, donc par Louis XIV. Sa santé n’est pas bonne, elle se retire peu à peu de tout, et se rapproche de Port-Royal, par admiration pour Pascal. Elle est d’ailleurs assistée, à sa mort, le 25 mai 1693, par la nièce de Pascal, Marguerite Périer. Sa gloire posthume commence, mais Fontenelle écrivait déjà, en 1678 : « C’est le seul ouvrage de cette nature que j’ai pu lire quatre fois… Il a des charmes assez forts pour se faire sentir à des mathématiciens mêmes, qui sont peut-être les gens du monde sur lesquels ces sortes de beautés trop fines et trop délicates font le moins d’effet. »

Mme de Lafayette mathématicienne ? Sans doute. Ses romans sont des équations rigoureuses, esprit de finesse, esprit de géométrie. Pourtant, peu de mots suffisent à la décrire, ceux, par exemple, qu’elle envoie, le 15 avril 1673, à Mme de Sévigné : « Je voudrais bien vous voir pour me rafraîchir le sang. »

 

Madame de Lafayette, Œuvres complètes, Etablie par Camille Esmein-Sarrazin. Pléiade, 2014.

 Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2587, 5 juin 2014.

 

 

 

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10 novembre 2013

« Élever ses pensées »

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Vous allumez, un soir d’été, la télévision française de service public. On doit vous parler de Louis XIV, de Versailles, et il y aura même, ensuite, un film sur Louis XV. Vous êtes édifié : de fausses naïades se trémoussent devant des fontaines, des comédiens en perruque pérorent, on boit un coup dans le château comme au bistrot, des intermittents du spectacle véhiculent dans tous les sens des chaises à porteurs, des acteurs défilent pour ne rien dire, un académicien best-seller, très en forme, bénit ce cirque. Vous êtes au cœur de la vulgarité française d’aujourd’hui.

Un magazine populiste titrait récemment : « L’homme qui a ruiné la France». Vous ne le saviez pas ? Eh bien, c’est Louis XIV. Quant à Louis XV, c’était une sorte de DSK de l’époque, en plus ramollo. Inutile de dire que Versailles, à partir de ces plaisanteries coûteuses, devient invisible, et n’attend plus que l’installation de déchets d’art contemporain pour amuser les enfants. Le parc, les jardins? Vous n’y pensez pas, aucun intérêt. Un certain Le Nôtre? Qui est-il? On ne sait pas.

Il est stupéfiant que le grand roi des jardins français, André Le Nôtre (1613-1700), n’ait pas eu droit jusqu’ici à une biographie. Mieux vaut tard que jamais, et, enfin, la voici. Commençons par sa mort, le 15 septembre 1700, et le rare hommage que lui rend Saint-Simon l’implacable : « Le Nôtre mourut après avoir vécu quatre-vingt-huit ans dans une santé parfaite, sa tête et toute la justesse de sa capacité; illustre pour avoir donné le premier les divers dessins de ces beaux jardins qui décorent la France. [...] Il avait une probité, une exactitude et une droiture qui le faisait estimer et aimer de tout le monde. [...] Il fut toujours désintéressé. [...] Il travaillait pour les particuliers comme pour le roi, et avec la même application, ne cherchait qu’à aider la nature, et à réduire le vrai beau aux moins de frais qu’il pouvait. Il avait une naïveté et une vérité charmante. Le pape pria le roi de le lui prêter pour quelques mois ; en entrant dans la chambre du pape, au lieu de se mettre à genoux, il courut à lui : « Eh ! bonjour, lui dit-il, mon révérend père, en lui sautant au col, et l’embrassant et le baisant des deux côtés ; eh ! que vous avez bon visage, et que je suis aise de vous voir en si bonne santé ! » »

Ça n’a l’air de rien, mais pour l’époque, et encore aujourd’hui, c’est énorme. Ce fils de jardinier, né aux Tuileries et mort aux Tuileries, est partout chez lui. Il est modeste, effacé, mais il sait que le pouvoir n’est rien si on ne sait pas orchestrer la nature. Il embrasse le pape, le roi, monte au-dessus d’eux, dans la géométrie et les arbres. Il est protégé par Colbert et Louvois, son coup d’œil et son esprit sont indispensables. Louis XIV l’aime de façon troublante, lui parle en tête à tête, le nomme contrôleur général des bâtiments, habite chez lui, respire chez lui, se prend pour un dieu grâce à lui. Sans le soleil réfléchi et canalisé, vaste, ombragé, mathématique, charmé, pas d’Apollon dans les clairières ou la galerie des Glaces. Le roi est ravi, le pape, nullement choqué, est ravi.

Tout le monde veut Le Nôtre : il est à Saint-Cloud, Fontainebleau, Chantilly, et, surtout, chez Fouquet, à Vaux-le-Vicomte. Louis XIV est furieusement jaloux des fêtes et des dépenses de Fouquet ? Tant mieux, ce sera Versailles, et, en 1664, Les Plaisirs de l’Île enchantée. Là, c’est une folie et une féerie d’une semaine, avec des faunes dans les branches donnant des concerts de musique. Le Nôtre est jardinier, architecte, hydraulicien, metteur en scène, il travaille du matin au soir, c’est une armée à lui seul. Les acteurs du temps s’appellent, excusez du peu, Poussin, Bernin, La Fontaine, Molière, Delalande, Lully, Sévigné.

La planète, pour Le Nôtre, est une île enchantée, gouvernée par la raison, nouveau miracle grec. Il faut des perspectives, des angles, des bassins, des échappées. L’intense variété des fleurs est musicalement prévue : tulipes, anémones, jonquilles, iris, jacinthes, pivoines, avec, en contrepoint, des arbrisseaux, chèvrefeuilles, romarin, lilas, rosiers, giroflées. À Versailles, rêve incessant, il faut s’occuper de tout. Le roi se mêle des moindres détails, il rectifie, accentue, fait la gueule, exige un peu « d’enfance », approuve, dépense sans compter. Voyez ces axes, ces terrasses, ces canaux, ces réservoirs, ces machines, ces pièces d’eau, ces parterres, ces bosquets. Le Nôtre, dans un de ses rares propos, appelle ça « élever ses pensées ». Vous ne vous en doutiez pas, mais la nature pense et il suffit de la dégager, de l’aider. On travaille ici pour les siècles : Apollon réfléchit et observe, il se promène, invisible, dans son royaume. À son retour d’Italie, avec une rare audace, Le Nôtre demande à visiter Fouquet, emprisonné à Pignerol, légende vivante, «soleil offusqué» (Morand). Louis XIV laisse faire : Le Nôtre est fidèle en amitié. On ne sait rien de cette conversation qui mériterait un livre. Vaux-le-Vicomte en prison, on croit rêver.

Il s’affaiblit, Le Nôtre, il est content d’être décoré par le roi de l’ordre de Saint-Michel, il lègue ses collections à Louis XIV, et finit par s’éteindre, à 4 heures du matin, dans sa chambre de sa maison des Tuileries, au deuxième étage. Son père était jardinier aux Tuileries, le jardin est à lui. On l’enterre àSaint-Germain-l’Auxerrois, puis à Saint-Roch. Comme il fallait s’y attendre, sa tombe est violée, et ses restes dispersés pendant la Terreur, en 1793. Il a droit à une plaque commémorative, pendant que des foules de touristes du monde entier viennent se balader dans son œuvre. Le duc de Saint-Simon, lui non plus, n’a pas pu se reposer tranquille, lui qui avait fait enchaîner son cercueil à celui de sa femme, dans son château dévasté. Ses « Mémoires » sont plus vivants que jamais, et Proust les a lus à la loupe. Le Nôtre, ou le temps retrouvé. Finalement, c’est Colbert qui a trouvé, à son sujet, les mots les plus justes, dans une lettre adressée à ce roi des jardins, le 2 août 1679 : « Vous avez raison de dire que le génie et le bon goût viennent de Dieu et qu’il est très difficile de les donner aux hommes. »

 Patricia Bouchenot-Déchin, André Le Nôtre, Editions Fayard, 2013.

 Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2550, 19 septembre 2013.

 

 

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