SOLLERS Philippe Blog

15 août 2014

Colette étonne, ravit, séduit.

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Simone de Beauvoir a rencontré Colette (1873-1954), peu avant sa mort, dans son appartement du Palais-Royal. Son portrait est saisissant: «Percluse, les cheveux fous, violemment maquillée, l’âge donnait à son visage aigu, à ses yeux bleus, un foudroyant éclat. Entre sa collection de presse-papiers et les jardins encadrés dans sa fenêtre, elle m’apparut, paralysée et souveraine, comme une formidable Déesse-Mère. »Cocteau, son voisin et admirateur, est plus précis : « Vie de Colette. Scandale sur scandale. Puis tout bascule et elle passe au rang d’idole. Elle achève son existence de pantomimes, d’instituts de beauté, de vieilles lesbiennes, dans une apothéose de respectabilité »

Funérailles nationales, foule, bouquets. Colette, grand officier de la Légion d’honneur, et présidente du jury Goncourt, meurt donc à 81 ans, sous des flots d’éloges. Comme le prouve cette passionnante biographie1, elle a tout traversé: deux guerres mondiales, l’anonymat du travail au noir (les Claudine, avec Willy), la renommée montante, puis débordante, les liaisons multiples, les exhibitions érotiques, le soufre, les fleurs, la nature, les jeux de rôle, le journalisme, une maternité distante, une attention spéciale pour les animaux, l’amour. Elle voudrait tout recommencer, «je veux faire ce que je veux». Programme pas du tout évident pour une femme, née au XIX siècle. Cette aïeule d’un féminisme pas du tout féministe est tout sauf une intellectuelle. Sensualité d’abord et toujours. La chair du corps n’est jamais assez connue (elle est la première à montrer ses seins nus sur scène), la sexualité est sans cesse plus complexe qu’on ne croit, les mots sont vivants et germent. « Plus que sur toute autre manifestation vitale, je me suis penchée, toute mon existence, sur les éclosions. C’est là pour moi que réside le drame essentiel, mieux que dans la mort qui n’est qu’une banale défaite… L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. Le monde m’est nouveau à mon réveil chaque matin, et je ne cesserai d’éclore que pour cesser de vivre. » Elle a osé ce blasphème : « La mort ne m’intéresse pas. » Et aussi : «L’homme n’est pas fait pour travailler, et la preuve, c’est que ça le fatigue. »

Un de ses amis d’autrefois lui dit un jour: « Rien n’est plus facile que d’avoir une mauvaise réputation, mais tu verras, plus tard, quel mal on a pour la garder.» De ce point de vue, la vie de Colette semble un ratage complet, mais attention: par les temps plats et puritains qui courent, Colette pourrait éclore de nouveau avec une très mauvaise réputation. Trop libre, trop diverse, trop inventive : son parcours est une permanente autofiction, Willy l’exploite ? Elle se vengera. « Missy » (Mathilde de Morny) s’imagine être son homme? Colette l’instrumentalise. Henry de Jouvenel la délaisse? Elle couche avec son jeune fils. Ne pas se faire « coincer », tout est là. Échapper au roman familial tout en jouant, maîtriser le spectacle social, tenir sa ligne, faire de la gymnastique, être, au besoin, une femme d’affaires, et surtout écrire, et encore écrire. Un écrivain véritable se sert de toutes les situations, et les fait tourner en sa faveur. La morale s’indigne, boude, s’agite, et, pour finir, applaudit. Ça peut prendre du temps, mais c’est fatal.

Précocité de Colette. Willy, cet infatigable coureur de filles et de bordels, se souvient : « Il me manque la rapidité folle de sa compréhension, le livre qu’elle me jetait sous les yeux, à la page qu’il fallait – jamais d’erreur- marquée d’un coup d’ongle. » II dira aussi : « Nous avons eu des parties de silence inégalables. » Et elle, lui reprochant de n’avoir pas accepté un ménage à trois : « Tout eût été pour le mieux dans le meilleur des demi-mondes. » En tout cas, on a du mal à imaginer le succès des « Claudine ». Colette s’est décrite ensuite comme une prisonnière, « un livre, cent livres, le plafond bas, la chambre close, des sucreries en place de viande, une lampe à pétrole au lieu de soleil ». Elle est, au contraire, rapidement adoptée par les milieux mondains, littéraires et artistiques que fréquente Willy. Elle est belle, elle a de l’esprit. Un témoin se souvient: «Elle avait, sur le ton rosse, le don de la conversation, toute de verve et d’esprit cocasse. On l’écoutait, et elle aimait être écoutée. » Même son affreux accent bourguignon fait recette. Elle étonne, elle ravit, elle séduit.

Son grand rival est Proust, qu’elle admire. Mais, avec  Chéri  (1920), elle marque un point. Gide est subjugué (« admirable sujet »), Drieu, pas du tout (« c’est mou »), réactions symptomatiques. Le livre, très incestueux (l’héroïne a 49 ans, le garçon, 25 ans), a été bizarrement écrit avant le passage à l’acte de Colette avec Bertrand de Jouvenel (elle a 47 ans et lui 17). Scandale confirmé par Le Blé en herbe (1923), qui paraît la même année que Le Diable au corps  de Radiguet. Théâtre et cinéma suivront, en toute logique. Il n’en reste pas moins que le meilleur livre de Colette, qui s’est d’abord appelé Ces plaisirs qu’on nomme, à la légère, physiques, demeure Le Pur et l’Impur, très subtilement analysé par Julia Kristeva dans sa trilogie sur Le génie féminin, dont un volume est consacré à Colette2

Mauriac, qui admirait Colette, au point de lui offrir un missel (en pure perte, bien entendu), s’indignait que Robbe-Grillet lui dise que Colette « écrivait mal». D’autres l’ont même dit de Balzac, mais ce n’est pas grave. Colette a lu Balzac très jeune, il l’a passionnée : « C’est mon berceau, ma forêt, mon voyage.» Elle repère tout de suite son art du détail. Et puis : « J’ai une espèce de passion pour tout ce qu’a écrit Proust. Comme dans Balzac, je m’y baigne. C’est délicieux. »

C’est émouvant d’apprendre que le dernier livre reçu par Colette a été Bonjour tristesse, avec cette dédicace de Françoise Sagan: «À Madame Colette, en priant pour que ce livre lui fasse éprouver le centième du plaisir que m’ont donné les siens.

 

 
 
1 : Colette, Gérard Bonal, Perrin, 2014.
2 : Julia Kristeva, Le génie féminin, tome III : Colette, Folio Essais, n° 442. Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2595, 31 juillet 2014.
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30 mai 2014

Recherche Céleste

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Vous êtes sûrs de connaître Proust, «A la Recherche du temps perdu» n’a pas de secrets pour vous. Proust, voyons, c’est évident, Albertine, Charlus, Combray, Balbec, Sodome, Gomorrhe, on peut réciter ça par coeur. Tout le monde sait de quoi il s’agit, mais c’est là que la moindre vérification concrète devient pénible et comique.

Monsieur Proust, lui, reste inconnu, et pourtant le voici, cet animal de légende. Un ange l’accompagnait, jour et nuit, dans sa vie. C’est une paysanne inculte de 22 ans qui s’appelle Céleste. Son prénom la contient. Son témoignage, à l’âge de 82 ans, est bouleversant de vérité. Proust, figurez-vous, était un saint très bizarre. Céleste est à ses côtés de 1914 à 1922, elle s’occupe de tout jusqu’à l’épuisement, lui ferme les yeux à sa mort, rentre ensuite dans un grand silence. Enfin, elle parle au début des années 1970. Voici son témoignage republié. Non, vous ne savez rien de Proust. Elle, oui. Elle sent la moindre chose, elle est d’un dévouement et d’une pureté ahurissante, elle ne comprend rien, mais elle comprend beaucoup mieux que ceux ou celles qui comprennent mal.

Soyons clairs : Monsieur Proust est un tyran épouvantable. Il faut attendre ses coups de sonnette pour se présenter à lui, vivre la nuit plutôt que le jour, l’attendre, à 3 heures du matin en écoutant l’ascenseur (il n’a pas de clés sur lui), lui porter son café du matin à 6 heures de l’après-midi, bref vivre à l’envers des habitudes courantes. Que fait-il dans sa chambre froide aux rideaux toujours fermés et placardée de liège pour éviter le bruit? Il écrit, il écrit, il écrit. Eh bien, que voulez-vous, ce bourreau est adorable. Un petit geste de la main, un bout de papier avec instruction pratique, un sourire, et Céleste plane, court, vole porter du courrier ou téléphoner. Elle rencontre parfois son mari, Odilon, toujours prêt, avec son taxi, à conduire Monsieur Proust vers ses aventures nocturnes (dîner au Ritz ou bordel pour hommes). Ça dure parfois des heures, le taxi attend. Céleste a des mots incroyables : « Je me moquais bien de vivre dans la nuit. Quand il rentrait, on aurait dit toute la gaieté du jour qui se levait. » Et puis, surtout, il raconte sa soirée, il s’échauffe, improvise, se prépare à écrire: « Il se renvoyait la balle sur moi

Elle est morte de fatigue, Céleste, mais jamais d’ennui. L’existence est réglée comme du papier à musique, c’est la guerre des mots contre le somnambulisme généralisé. Elle accomplit son épuisant service «en chantant, dans une espèce d’allégresse, comme un oiseau qui s’envole d’une branche à l’autre».

Monsieur Proust a raison, il a ses raisons, il a toujours raison, c’est un appareil de haute précision à qui rien n’échappe. Céleste dit l’essentiel : « Il s’est mis hors du temps pour le retrouver.» De temps en temps, ce vampire nocturne se moque un peu d’elle, lui conseille d’écrire son Journal, et l’assure que celui-ci se vendrait mieux, dans l’avenir, que ses propres livres. Naïvement, puisque c’est un grand seigneur, un duc, un sultan, un roi, elle lui demande pourquoi il ne s’est jamais marié. Réponse : « Il aurait fallu une femme qui me comprît. Et comme je n’en connais qu’une au monde, il n’y a que vous que j’aurais pu épouser. »

Céleste, bien entendu, c’est maman, peut-être en mieux, d’ailleurs, puisque « je suis marié avec mon oeuvre». Plus drôle : Céleste, en entendant Monsieur Proust évoquer l’harmonie qui régnait entre ses parents, lui pose la question de savoir s’il met une différence entre un amour platonique et un amour charnel. «Il m’a scrutée des yeux, puis il a répondu : « Je ne sais pas ce que vous voulez dire ».» Céleste ajoute : « Ce qu’il y avait de beau avec lui, c’était qu’il y avait des instants où je me sentais comme sa mère, et d’autres comme son enfant.»

Drôle d’inceste, platoniquement très bizarre. Cela dit, ce père-enfant sort trop, va dans des mauvais lieux, et raconte à Céleste, le plus naturellement du monde, une scène de flagellation dans le bordel de Le Cuziat, «ce monstre», s’exclame-t-elle. Mais enfin, Monsieur, pourquoi faites-vous ça? Répétitions lapidaires de Proust: « J’en ai besoin », « Il le faut », « Le temps me presse ». Des détails, encore des détails, toujours des détails. « Il suivait tout, dans les journaux : la politique, la Bourse, les arts, la littérature.» La boucherie de 1914-1918 ? « Si l’Allemagne et la France s’entendaient, l’Europe serait en paix pour des siècles.» Dans la guerre que mène Monsieur Proust, le courrier occupe une place stratégique constante. « Il fallait voir la jouissance qu’il éprouvait à me lire les lettres de Montesquiou et ses réponses ! Il me disait : « Ecoutez bien, Céleste. Je vais vous lire le passage qui compte. Entre chaque mot vous verrez respirer la haine du bonhomme. Il est magnifique ! » Et il riait tant qu’il pouvait.»

Ils rient beaucoup, ces deux-là. Ainsi, quand Gide vient s’excuser du refus de la « Recherche » par la NRF, Céleste trouve qu’il « a des airs de faux moine ». Proust part d’un « fou rire extraordinaire », et le surnom restera à Gide. Céleste a ses jugements : Cocteau est un « polichinelle », et seuls (ou presque) Jacques Rivière et Morand trouvent grâce à ses yeux.

Ce qui l’impressionne le plus, c’est la vitesse d’écriture de ce grand malade (elle peut déchiffrer sa graphie à l’envers). Le lit est couvert de papiers qu’il faut récolter, coller, reclasser. Un matin, Proust lui dit qu’il a mis le mot « fin » : « Maintenant, je peux mourir.»

Céleste : « Du jour où la maladie s’est aggravée dans son pauvre corps usé, je n’ai plus fermé l’oeil. Quand on m’a dit ensuite que, pendant sept semaines, je ne m’étais pas couchée du tout, j’ai répondu que je ne le savais pas, et c’était vrai: je ne m’en étais pas aperçue. Pour moi, c’était tout naturel: il souffrait, je n’avais qu’une idée, faire tout ce qu’il demandait et qui pouvait soulager un peu sa souffrance. [...] Je me serais brûlé les ongles plutôt que de ne pas le satisfaire.»

Monsieur Proust ne dort plus et ne s’alimente plus. Il refuse les médecins, il pense que sa mort n’appartient qu’à lui. «Il était le seul à avoir de l’autorité sur lui-même.» J’aime que Céleste ait dit : « Il avait cette suprême élégance d’être ce qu’il était, simplement

 

Céleste Albaret, Monsieur Proust. Souvenirs recueillis par Georges Belmont. Editions Robert Laffont, «Documento», 2014.

Philippe Sollers
Le nouvel observateur n°2581, 24 avril 2014.

 

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