SOLLERS Philippe Blog

21 avril 2013

Mars : Le Saint-Esprit pense à la vitesse de 66 kilomètres par seconde.

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Le Point.fr, le 1er mars 2013.

 

DSK :
Pauvre DSK ! Quelle vie ! Que d’histoires ! On s’attendait presque à le voir trôner au Salon de l’agriculture en tant que trésor animal national. Entouré de porcs, il aurait donné quelques entretiens sur sa vie de cochon sublime. Je ne vois d’ailleurs pas d’autre avenir pour lui : qu’il écrive enfin ses Mémoires, qu’il raconte sa vérité physique, ses aventures multiples, contrastées, incessantes, risquées. Mes sondages sont formels : beaucoup de femmes, même si elles disent parfois le contraire, l’aiment. Au moins, lui, il y croit ! Quel dommage qu’il n’ait pas été élu président de la République ! Les partouzes de l’Élysée auraient électrisé Paris, la France, le monde entier. Je ne lui vois qu’un concurrent sérieux au siècle dernier : Mao, tous les samedis soir, dans son pavillon de la Cité interdite, entouré d’une dizaine de jeunes Chinoises triées sur le volet (pas question d’escort-girls ni de Dodo la Saumure). Non, non, ne me parlez pas de Mitterrand, pas assez socialiste, étroit, méfiant, charentais. Avec DSK, la France remporte, haut la main, le phallus d’or planétaire. Mieux que les Césars, sans parler des Oscars !

 

Otages :
Le chômage s’accroît, mais où sont passés les otages ? Bien sûr qu’il faut négocier avec les islamistes cinglés. Personne n’a envie d’apprendre que sept Français (dont quatre enfants) ont été égorgés au Nigeria. La vidéo diffusée par ces professionnels de la terreur fait froid dans le dos. Allons, allons, faites libérer les prisonniers qui croupissent dans les prisons camerounaises, et n’oubliez pas d’apporter une somme respectable en dollars. Bien entendu, si vous réussissez, vous n’avez rien négocié. Dans le cas contraire, qu’Allah vous pardonne.

 

Italie :
L’Italie politique s’effondre, déstabilise l’Europe, les marchés financiers accusent le coup, l’Espagne crie, le pape s’en va. Est-ce à cause d’un « lobby gay », comme les médias ont envie de le croire ? Pour l’esprit du temps, toutes les religions sont respectables, sauf une : la catholique, c’est-à-dire l’universelle, imbibée de sexe jusqu’à l’os. C’est sa faiblesse, mais aussi sa force : elle fait fantasmer à n’en plus finir. J’en vois même qui reprochent au pape sa démission. Pour ces hypocrites, Benoît XVI devait se conduire en martyr, et sa renonciation serait le signe d’une « défaite catholique ». N’importe quoi.

 

Pape :
Comme dit Pascal (déjà !), « la vérité est si obscurcie en ce temps, et le mensonge si établi, qu’à moins que d’aimer la vérité on ne saurait la connaître. » La vérité, la voici, publiée par le cardinal Joseph Zen, évêque émérite de Hong Kong : « Benoît XVI est un grand pape, un homme amoureux de la vérité… Il a toujours tenu la barre pour tenir le cap selon la vérité. Cela est sa contribution à la culture mondiale, et aussi à la Chine. Ce pape a fait pour la Chine ce qu’il n’a fait pour aucun autre pays : à aucune autre Église particulière il n’a écrit une lettre spécifique, aucun pays n’a une commission spéciale issue des deux plus importants dicastères du Saint-Siège, d’une trentaine de membres, qui lui soit dédiée. » Vous avez compris la suite : les directives de Benoît XVI n’ont pas été suivies par le Vatican, c’est-à-dire par des « conseillers » intérieurs ou extérieurs. C’est, de loin, ce que j’ai lu de plus important sur un sujet qui n’intéresse personne, puisqu’il n’est pas « sexuel ».

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Le Point.fr, 8 mars 2013.

Depardieu :
Parmi les nouvelles tragiques ou cocasses dont la société du spectacle nous inonde quotidiennement, je crois qu’il faut retenir ce projet de film sur DSK, avec Gérard Depardieu en cochon d’or, et Isabelle Adjani en Anne Sinclair. Adjani, depuis New York, se dérobe, on comprend qu’elle n’a plus envie de jouer la mère Courage. Quant à Depardieu, pour revenir au volume de DSK, il faudrait qu’il maigrisse d’au moins cinquante kilos. Le voir embrasser Poutine, brandir son passeport russe, danser, de façon obscène et ravie, avec l’assassin Kadyrov, est un vrai plaisir. Nul doute, il aurait fasciné Staline, de nouveau très à la mode en Russie, et l’inoubliable « Petit Père des peuples » l’aurait nommé maréchal d’honneur.

« Moi » :
Je suis donc particulièrement inquiet quand j’apprends que, sur France Culture, Depardieu a fait la déclaration suivante : « Quand j’entends parler Philippe Sollers, je ne comprends rien à ce qu’il dit. Il a un culte du moi tellement irrespirable qu’on n’a qu’une envie, c’est de ne pas écouter. » Depardieu n’est pas seulement poutinien, il est aussi sarkozyste. Si Sarkozy revient (comme il semble en avoir l’intention, devant la chute catastrophique de Hollande dans les sondages), je peux donc disparaître d’un seul coup en étant accusé de culte de la personnalité (la mienne). Accusation d’ailleurs pleinement méritée, mais comment se défendre devant des juges qui ne comprennent rien à ce que vous dites ? Depardieu ajoute d’ailleurs (circonstance aggravante pour le poète bordelais que je suis) : « Le vin, on n’en parle pas, on le boit. » À ta santé, camarade !

Rome :
Les cardinaux rassemblés avant le conclave veulent des informations. Certains les auront, d’autres non. On parle beaucoup de ce rapport secret de 600 pages remis à Benoît XVI avant sa démission par trois cardinaux enquêteurs 007. Le pape émérite, dans sa retraite, a laissé savoir qu’il dormait très bien et qu’il avait recommencé à jouer Mozart au piano. Les choses sont simples : le candidat voulu par Mozart, c’est-à-dire par le Saint-Esprit, sera élu. Qui tient la corde ? Les bookmakers jouent Angelo Scola, ce qui n’est pas exclu. Dois-je avouer mon faible soudain pour le Philippin Tagle, pur produit des Jésuites et dont la mère est chinoise ? Son handicap est d’être jeune, mais il a toute l’Asie derrière lui.

Casanova :
Bientôt, à Venise, une rencontre au sommet au palais des Doges :Olympia de Manet et La Vénus d’Urbino de Titien. Je vous raconterai. Pour l’instant, procurez-vous le premier volume de l’Histoire de ma vie, de Casanova, en Pléiade. On ne sait pas assez que Casanova et Mozart se sont rencontrés en 1787, à Prague, pour la représentation de Don Giovanni. « Cultiver les plaisirs de mes sens fut, dans toute ma vie, ma principale affaire ; je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport, et passionnément tous les objets faits pour exciter la curiosité. » Ça, c’est Casanova. Et voici Mozart : « Vive les femmes, vive le bon vin, soutien et gloire de l’humanité ! » Comme quoi le vin n’est pas seulement à boire, mais aussi à chanter.

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Le Point.fr, 15 mars 2013.

François :
Vive le nouveau pape argentin François ! Et vive la Compagnie de Jésus dont il est issu ! Ce premier pape jésuite de 76 ans, appelé, comme il l’a dit lui-même, « du bout du monde », fait basculer l’Église catholique dans une renaissance inattendue. Voyez comment, dans un grand silence, il a obligé à prier toute une foule à Rome. À ce moment-là, il ressemblait à Jean XXIII : même humilité, même simplicité redoutable.

 

Fumée :
Le plus étonnant, ces jours derniers, aura été, en pleine tempête de neige, avec autoroutes bloquées et familles enfermées dans leur voiture (on en a oublié le voyage du président à Dijon), de voir, dans un coin, les caméras du monde entier fixées sur la cheminée de la chapelle Sixtine. Le spectacle mondial prenant une leçon d’économie ! Un milliard deux cents millions de catholiques en attente ! Fumée noire, fumée blanche ? Les commentateurs, qui se sont tous trompés dans leurs pronostics, ont été épatants : cette Église n’est-elle pas archaïque, anachronique, et ses rites pompeux, comme son conclave, ne sont-ils pas à éliminer dans une époque de communication démocratique ? Et le mariage homosexuel, le mariage des prêtres, l’ordination des femmes, la pédophilie rampante, la transparence financière ? Ces cardinaux millénaires se cachent derrière un écran de fumée, et leur artiste surplombant, Michel-Ange, n’est même pas digne d’une exposition d’art contemporain. C’est trop, beaucoup trop, toutes ces vieilleries télévisées nous assomment. Et maintenant, un pape argentin favorable aux pauvres ! Attention, malgré son côté très conservateur, c’est peut-être un marxiste masqué.

 

Femen :
Personne ne s’attendait à ce déferlement de militantes ukrainiennes, torse nu, tatouages provocants, « In gay we trust », « No more pope ». Leur combat scandalise les dévots, ce en quoi ils ont tort. Une cinquantaine de « Femen » hurlantes font plus pour le rétablissement de l’ordre et de la religion que mille sermons. Le mot « femen » n’a d’ailleurs rien de féminin, puisqu’il vient du latin et signifie « cuisse », ou, plus exactement, « fémur ». Des femmes comme des fémurs, ça vous fait une drôle de jambe, mais elles sont peut-être sorties en direct de la cuisse de Jupiter. Leur militantisme physique m’enchante. Beaucoup mieux que la Française Raphaella qui prétendait témoigner de son expérience de mère porteuse, avant que sa propre mère la traite de mythomane. Dommage, j’étais prêt à investir sur son prénom virginal et son doux regard.

Marx :
Vous voulez une surprise de taille ? Ouvrez ce petit livre : Karl et Jenny Marx, Lettres d’amour et de combat, publié dans l’excellente collection Rivages Poche. La femme de Marx, Jenny von Westphalen, lui écrit en 1841 : « Petit sanglier, comme je me réjouis de savoir que tu es heureux, que ma lettre t’a fait plaisir, que tu te languis de moi, que tu loges dans des pièces tapissées, que tu as bu du champagne à Cologne, et qu’il y a là-bas des clubs Hegel, que tu as rêvé, bref, que tu es mon chéri à moi, mon petit sanglier.» Le sanglier, qui signe souvent « Le Maure » (c’était son surnom, à cause de son teint brun, et il se compare lui-même à Othello, le Maure de Venise), lui répond, en 1856, depuis Manchester, sur ce ton : « Mon coeur chéri, il y a effectivement bien des femmes dans le monde, et quelques-unes d’entre elles sont belles. Mais où trouverais-je un visage où chaque trait, chaque pli même, réveille les souvenirs les plus grandioses et les plus doux de ma vie ? » Bref, ces deux-là se sont beaucoup aimés, malgré des ennuis et des persécutions policières de tous ordres. Jenny, comme son mari, aura été marxiste comme personne. Avec le temps, contre toute attente et en secret, le pape François les bénit.

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 Le Point.fr, 29 mars 2013.

Papes :
Qu’est-ce que Benoît XVI a pu raconter à François, le nouveau pape jésuite inattendu, pendant leurs 45 minutes en tête à tête à Castelgandolfo ? Lui a-t-il remis le rapport des cardinaux 007 sur le lobby homosexuel du Vatican ? Ont-ils évoqué ensemble les vertiges financiers à traiter de toute urgence ? Leur prière, agenouillés côte à côte comme deux vieux enfants, a-t-elle été reçue clairement par le Saint-Esprit ? Voilà un roman qui va bien au-delà de tout ce qui a pu s’imaginer jusqu’ici. Imaginez le déjeuner qui a suivi : allusions, demi-mots, silences, omissions, changements de ton, insistances, distances. Cet enregistrement vaut de l’or, et n’est pas négociable. D’ailleurs, le son est brouillé, on ne comprend rien.


Manif :
Sarkozy a-t-il pu abuser de la faiblesse d’une vieille femme ? Un juge le suppose, ce qui produit un effarement général. Un président de la République est un citoyen comme les autres, mais quand même, tous ces scandales sapent les institutions, ce qui n’est pas une raison pour abuser des gaz lacrymogènes. Combien de manifestants contre le mariage pour tous ? Une grande armée, en tout cas, dont bien des participants se préoccupaient d’autre chose. Au président Hollande de régler tout ça à la fois, il suffit de laisser couler le temps, les problèmes s’effacent. Je fais confiance au fonctionnement.

Univers :
La vraie grande nouvelle a été rapportée par le satellite européen Planck, avec une photographie de l’Univers à l’âge de 380 000 ans après le big bang. Vous ne vous discernez pas encore dans ce magma plat ? Ça viendra, mais vous avez encore beaucoup à faire pour comprendre ce que sont la matière noire, l’énergie noire, les trous noirs, et autres noirceurs surpuissantes. Vous avez en tête l’âge de l’Univers, la vitesse de la lumière, la vitesse de rotation de la Terre (dont vous ne ressentez rien), vous aurez appris avec satisfaction que les galaxies s’éloignent les unes des autres à la vitesse de 66 kilomètres par seconde. Essayez au moins d’apprécier cet instantané, après quoi, sous la direction des marchés financiers, vous pourrez préparer, dans un lourd souci provincial, les municipales.

Houellebecq :
Debord, trésor national exposé à la BnF, voilà la plus belle démonstration de la dictature du Spectacle. Il paraît que 3 Français sur 4 sont maintenant sérieusement déprimés. Pour preuve, le dernier livre de poèmes de Michel Houellebecq, Configuration du dernier rivage (Flammarion). Le succès de Houellebecq est tout simple : c’est, de loin, le meilleur nihiliste planétaire, un magnifique prédicateur de la mort. « Le chemin se résume à une étendue grise / Sans saveur et sans joie, calmement démoli. » Et puis : « Maintenant je souffre toute la journée, doucement, légèrement, mais avec quelques horribles pointes qui s’enfoncent dans le coeur, imprévisibles et inévitables, un instant je me tords de souffrance, et puis je reviens en claquant des dents à la douleur normale. » Tout cela me bouleverse. Je crois que je vais prier pour Houellebecq le jour de Pâques. On ne sait jamais, ça pourrait agir.

 

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25 décembre 2012

«Tanto nomini nullum par elogium »

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Peu d’écrivains, au cours des siècles, ont réussi à transformer leur nom en adjectif indiquant l’enfer, l’effroi, la monstruosité ou l’angoisse. Dante, Machiavel, Sade, Kafka ont droit à cette distinction. Vous ouvrez n’importe quel dictionnaire, et vous avez le choix entre « machiavélisme » et « machiavélique ». « Machiavélique » veut dire, paraît-il, « digne de Machiavel, c’est-a-dire rusé, perfide, tortueux ». « Machiavélisme » va plus loin et désigne « une politique faisant abstraction de la morale, une conduite tortueuse et sans scrupules ».

Cette réprobation unanime, pour un cas d’une grande clarté, commence très tôt, dès la circulation des copies manuscrites du Prince, en 1513, même si le livre n’est publié qu’en 1532, après la mort de l’auteur. Quel succès dans la détestation ! En 1559, le livre est mis à l’Index par l’Inquisition. En 1576, un avocat et théologien huguenot se fend d’un « Anti-Machiavel » dégoulinant de morale. Il s’appelle, ça ne s’invente pas, Innocent Gentillet. Ce Gentillet, parfait hypocrite, est bientôt rejoint par Frédéric de Prusse, en 1740, avec un autre Anti-Machiavel, supervisé (avec ironie) par Voltaire. Bref, tous les pouvoirs se donnent la main contre ce chef-d’œuvre, au point que «florentin» deviendra un mot courant signifiant l’art de l’intrigue (on l’a même vu appliqué à un président de la République française issu des Charentes, région qui n’a guère de rapport avec la splendeur italienne de la Renaissance).

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu’un génie philosophique fasse l’éloge d’« une pensée soutenue, difficile, dure, dangereuse ». C’est, bien entendu Nietzsche, dans Par-delà bien et mal : « Il nous fait respirer l’air sec et subtil de Florence, et ne peut se retenir d’exposer les questions les plus graves au rythme d’un indomptable allegrissimo, non sans prendre peut-être un malin plaisir d’artiste en un rythme galopant, d’une bonne humeur endiablée.»

Qui est ce Machiavel ? Un secrétaire convaincu et actif de la République de Florence, très cultivé et au courant de tous les secrets, un diplomate entre les différents pouvoirs italiens, mais aussi en voyage en France et en Allemagne. À l’avènement des Médicis, il est arrêté et torturé : « Sans l’avoir mérité, je supporte une grande et continuelle malignité de fortune.» La «Fortune», voilà la grande déesse capricieuse du temps. « Heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps.» Cette rencontre est rare, et elle peut se renverser. Machiavel connaît à fond l’histoire de son temps et celle de l’Antiquité, d’où son autorité et sa verve. Non, le pouvoir n’a rien d’idéal, c’est une ténébreuse affaire dont on peut déchirer le rideau. Non, les hommes ne sont pas bons, mais méchants, changeants, ingrats, simulateurs et dissimulateurs, fuyards devant les périls, avides de gain. D’ailleurs, « ils oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine.» Y a-t-il un prince capable de les gouverner ? Ce n’est pas sûr, beaucoup d’effondrements ont eu lieu, et une multitude d’assassinats et de pertes. Le prince vertueux est-il à l’abri ? Même pas, il lui faut sans cesse penser à la guerre, et « il est beaucoup plus sûr d’être craint que d’être aimé». Attention : il faut être craint sans être méprisé ou haï. Un prince changeant, léger, efféminé, pusillanime, irrésolu, sera méprisé.  Il se doit d’être grand, courageux, grave, fort. Il doit  «apprendre à ne pas être bon » et « savoir entrer dans le mal si c’est nécessaire». Cependant, le spectacle a ses lois et il lui faut en même temps afficher bonté, pitié, religiosité, fidélité, intégrité, humanité. Les hommes jugent avec leurs yeux, une vraie politique est donc une politique de masse : « Le petit nombre n’a pas de place quand le grand nombre a de quoi s’appuyer.» Le prince a-t-il des conseillers ? Son principal conseiller est lui-même. A-t-il des amis ? « S’il a de bonnes armes, il aura de bons amis.» Comble de l’art: «il faut nourrir habilement une inimitié pour l’écraser avec plus de grandeur.» Excellent commentaire de Patrick Boucheron : « Le prince ne fait pas le bien ou le mal, il fait, bien ou mal ce qu’il a à faire.»

Là-dessus, tout le monde est mécontent, les théologiens, les philosophes, les dévots, les croyants, les charlatans en tout genre, les bavards de la politique, c’est-à-dire les marchands d’illusions. Mais «il faut aller tout droit à la vérité effective de la chose plutôt qu’à l’imagination qu’on s’en fait ». Vérité «effective», voilà le cœur de «la chose». Dans un tourbillon d’ambitions, d’envies, de peurs, de rapports de force, d’alliances provisoires, de coups heureux ou d’erreurs, la nécessité s’impose. Grand problème : comment traiter les offenses et les vengeances ? Voici : « Les hommes doivent être caressés ou détruits, car ils se vengent des offenses légères, mais des graves ils ne le peuvent pas. L’offense qu’on fait à un homme doit être faite de telle sorte qu’on n’ait pas à craindre sa vengeance.»

En exil dans sa campagne près de Florence (curieux qu’il n’ait pas été assassiné), Machiavel écrit. Il tente de rentrer en grâce auprès des Médicis en leur dédiant son Prince, trop réel pour être possible. C’est sa vengeance à lui. Dans une lettre très émouvante, adressée à son ami Francesco Vettori, alors ambassadeur auprès du Saint-Siège (il faut ménager toutes les entrées), il raconte sa pauvre vie dans sa «pouillerie». Avant le jour, il confectionne des pièges pour les grives. Au lever du soleil, il va dans les bois parler avec les bûcherons. Il lit ensuite les poètes en prenant des notes, Dante, Pétrarque, Tibulle, Ovide. « Je lis leurs passions amoureuses, je me souviens des miennes, et je me réjouis un moment dans cette pensée.» Après quoi il va «s’encanailler» à l’auberge, en buvant et jouant au trictrac. Mais l’essentiel se passe le soir : seul, il revêt alors des habits de cour royale et pontificale, et, pendant quatre heures, soutient une conversation imaginaire avec les Anciens. « La mort ne m’effraie pas », dit-il. Il sait que tous les pouvoirs mourront, mais que son livre, lui, vivra dans le temps qu’il se donne. Voyez le contraste fabuleux entre les sensationnelles peintures et sculptures de son époque (Michel-Ange, Raphaël, Vinci, Titien), et cette main solitaire et nocturne. Et pensez à vous recueillir, à Florence, devant sa belle tombe dans l’église de Santa Croce. L’épitaphe de 1787, en latin, dit tout : «Tanto nomini nullum par elogium »: « Aucun éloge n’est digne d’un si grand nom.»

Machiavel, Le Prince, traduit de l’italien par Jacqueline Risset, présenté par Patrick Boucheron, illustrations choisies et commentées par Antonella Fenech Kroke. Editions Nouveau Monde, 2012.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2511,  20 décembre 2012.

 

 

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