Marcelin, Dominique, Julia
Marcelin Pleynet :
Dominique Rolin :
Julia Kristeva :
Mots-clés : Dominique Rolin, France Culture, Julia Kristeva, Marcelin, Nuit Rêvée, Philippe Sollers
Marcelin Pleynet :
Dominique Rolin :
Julia Kristeva :
Mots-clés : Dominique Rolin, France Culture, Julia Kristeva, Marcelin, Nuit Rêvée, Philippe Sollers
Entretien 1/3 :
Entretien 2/3:
Entretien 3/3:
Merveilleuse Pléiade : à gauche, le texte anglais de Shakespeare, à droite la traduction française. Vous entendez la musique d’une oreille, vous la déchiffrez de l’autre. Vous êtes au Théâtre du Globe, sur une autre planète. Les tragédies vous empoignent, les comédies vous tournent la tête. Shakespeare est comme Dieu : il fait ce qu’il veut.
Reste le problème des traductions, même si la plupart sont excellentes. Shakespeare accumule les répétitions, les allusions, les jeux de mots sexuels, les roulements de rythmes, les travestissements, les troubles d’identité, les équivoques. Fallait-il transformer La Mégère apprivoisée en Le Dressage de la rebelle ? « Mégère » est très péjoratif pour une jeune fille à marier, d’accord, mais « dressage » est trop animal. Cette Katherina, au caractère insupportable, deviendra moins mégère que les autres, douces et sensibles, et c’est la surprise de la pièce. Nous sommes en Italie (comme souvent chez Shakespeare), et cette « chatte sauvage » est une furie. Elle contredit tout le monde, à commencer par son père. C’est l’esprit de vengeance personnifié. Elle déteste les hommes, mais en voici un qui, par intérêt, relève le défi, et se montre plus fort qu’elle pour la réduire et la séduire. Il va dire le contraire de tout ce qu’elle dit. Elle voit le soleil, il voit la lune. Elle trouve qu’il fait chaud, il répond qu’il gèle, et ainsi de suite, négation de la négation. Inutile de préciser que cette démonstration délirante et drôle est d’une misogynie scandaleuse. Ailleurs, dans Peines d’amour perdues, les femmes prennent leur revanche : « Les langues des filles moqueuses sont aussi effilées que le tranchant invisible du rasoir. » Ecoutez cette princesse : « Il n’est de meilleur jeu que de se jouer du jeu des autres, en retournant leurs tours contre eux. » La guerre des sexes et la comédie des erreurs ne connaissent pas de trêve.
Shakespeare n’est pas comique comme le sera Molière (insurpassable sur ce point), mais divinement fou. Féerie noire (Macbeth). Féerie blanche (Le Songe d’une nuit d’été). Un homme qui tient le coup face à l’acrimonie féminine, ça ne se rencontre pas tous les jours, mais c’est encore plus impressionnant s’il s’agit de la reine des fées, Titania, elle «dont l’été est l’empire ». Obéron, le roi, pour se venger d’elle, lui fait administrer une drogue qui va perturber sa vue au point de la rendre éperdument amoureuse d’un homme transformé en âne, Bottom (on retrouve étrangement ce « Bottom » chez Rimbaud). Samuel Pepys écrit bêtement, en 1662 : « C’est la pièce la plus insipide et ridicule qu’il m’a été donné de voir dans ma vie. » Pauvre Pepys, débordé par la fantaisie des fées qui traversent les collines, les vallons, les ronces, les buissons, les parcs, les enclos, les flammes, les flots et dont les noms sont Fleur de Pois, Toile d’Araignée, Phalène, Grain de Moutarde ! Pauvre spectateur, ahuri par Puck, qui peut « enrouler une ceinture autour de la Terre en quarante minutes » ! Comment résister à la sublime musique de Purcell, The Fairy Queen ? Une reine amoureuse d’un âne! Quel tableau! Mais la musique est là pour « ensorceler le sommeil ».
Tout est musique chez Shakespeare, et c’est d’ailleurs la conclusion du Marchand de Venise, pièce qui n’en finit pas d’alimenter les commentaires et les controverses. Shakespeare était-il antisémite? Son Shylock n’est-il pas l’incarnation du culte de l’argent, cruel et buté? Ecoutons son intervention célèbre : « Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, un corps, des sens, des désirs, des émotions? N’est-il pas nourri par la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par le même hiver et le même été qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourrons pas ? Et si vous nous outragez, ne nous vengerons-nous pas ? »… En réalité, ce Shylock a été insulté sans arrêt par ces patriciens vénitiens qui sont bien obligés de recourir à lui lorsqu’ils ont des dettes. Le mélancolique Antonio a besoin de lui ? Qu’il signe donc ce billet pour trois mille ducats : Shylock, s’il n’est pas remboursé, pourra prélever sur lui « une livre de chair blanche, à découper et à prendre dans la partie du corps qui lui plaira ». Personne n’a osé le dire, mais il est évident que Shylock est amoureux d’Antonio (beaucoup trop), de même, toujours à Venise, qu’Othello est trop sensible au charme du vénéneux Iago. Il veut de la chair, pas de l’argent, Shylock, erreur fatale, que sa propre fille, Jessica, éprouve comme un « enfer », au point de le trahir en lui volant ses bijoux, et en s’enfuyant avec un Vénitien de charme. Shylock sera condamné, mais sa légende traverse les siècles (on le retrouve dans Opération Shylock, le plus beau roman de Philip Roth). Son problème est simple : il est sourd, il n’entend pas la musique. Il persiste, contre toute raison, à réclamer sa livre de chair à découper sur le bel Antonio, mais, dit le tribunal, sans verser une goutte de sang, exploit impossible.
Bien entendu, Freud rôde dans les parages, car la pièce, extrêmement subtile, met en scène le thème des « trois coffrets », déjà repérable dans Le Roi Lear. Voyons ça : la belle Portia épousera le prétendant qui saura choisir le bon coffret. Le premier est d’or, et porte l’inscription « ce que beaucoup désirent ». Le deuxième est d’argent, et ce sera « selon son mérite ». Le troisième est de plomb, et prévient celui « qui risque tout ce qu’il a ». Les prétendants, y compris « le roi du Maroc», sont idiots. L’un choisit l’or, l’ouvre, et découvre à l’intérieur une tête de mort. Celui qui choisit l’argent tombe sur une tête d’idiot grimaçant. Mais voici Bassanio, aimé en secret de Portia, l’homme pour lequel Antonio a demandé trois mille ducats à Shylock. Il prend le coffret de plomb, bien joué, il gagne le portrait de la belle. Moralité : l’argent n’est rien, l’amour est tout.
William Shakespeare, Comédies (tome I), édition publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, Gallimard, 2013.
Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2555, 24 OCTOBRE 2013.
Mots-clés : Molière, Philipp Roth, Philippe Sollers, Pléiade, Sigmund Freud, Venise, William Skakespeare
du lundi au vendredi de 22h15 à 23h
» Sa mère lui a appris à lire, lui donnant son passeport pour la liberté. Eugenia, à l’âge de quinze ans, l’a dépucelé, lui offrant le goût du plaisir. Julia, à la trentaine, l’a conduit à comprendre ce qu’aimer veut dire. Autoportrait d’un homme, auteur de plus de soixante livres, directeur de revues, découvreur de talents, inlassable lecteur, Sollers est aussi depuis plus d’un demi- siècle sur la scène littéraire française. »
Juste avant la sortie de son prochain ouvrage, Portraits de femmes, conversations avec un érudit.
Ce soir, Laure Adler s’entretient avec Philippe Sollers.
Où en sommes-nous avec la littérature américaine et ses rapports à l’Europe? Je passe sur les lourds best-sellers qui encombrent le marché, et qui sont servilement loués, chaque année, par des médias aux ordres. En anglo-saxon, Virginia Wolf est anglaise, Joyce, irlandais. Que serait Philip Roth, un des derniers écrivains qui méritent ce nom, sans Kafka, Prague, Israël ? Hemingway sans Paris et l’Espagne ? Fitzgerald sans la Côte d’Azur ? Ezra Pound sans Venise ? Melville sans l’océan ? Faulkner lui-même sans la fin de Sanctuaire au jardin du Luxembourg ? Ces questions sont intéressantes à creuser, et l’Histoire, tout simplement, le demande.
Mort à 44 ans, en 1940, Fitzgerald apparaît aujourd’hui sous un jour nouveau. Ecartons la légende douloureuse, le drame de Zelda, sa femme devenue folle, les complaintes sur la vie comme démolition, la présence massive de l’alcool. Deux volumes en Pléiade montrent l’étendue du malentendu. Fitzgerald a énormément travaillé, vous tombez à chaque instant sur des nouvelles épatantes, et ses grands romans sont là, plus brillants que jamais. Les Heureux et les Damnés (1922), Gatsby le magnifique(1925), Tendre est la nuit (1934). A 27 ans, il est en pleine possession de son art. Portraits, dialogues, fêtes, bals, maisons, amours contrariés, diagnostic sur une société qui s’étourdit dans les années folles, il est le héros masqué et prophétique de ce qui va arriver à l’Amérique : l’argent commande tout, le cinéma va tout avaler, la folie rôde.
Voici Anthony Patch, dans Les Heureux et les Damnés :«Il semblait n’avoir hérité de rien d’autre que de l’immense tradition de la faillite humaine, cela, et le sentiment de la mort.» La toute jeune Amérique fait vieillir à vue d’œil celle d’aujourd’hui, gendarme géant et empesé de la planète. La jeune Amérique était européenne et gaie, elle est devenue mondiale et provinciale, sa puissance révélant une impuissance ancienne que le temps se charge de dévoiler. En 1922, Fitzgerald est le roi de cette nouveauté bouleversante. On se l’arrache dans la presse, il rend jaloux son ami-ennemi Hemingway, il est incomparable dans les figures de femmes, Gloria, Daisy, Rosemary, Nicole, touches légères, peau, cheveux, vêtements, ruminations narcissiques, naïveté, énergie, froideur. On oublie trop que Tendre est la nuit est un roman largement médical, où le narrateur, psychiatre, épouse, pour son argent, une schizophrène qui va aller de mieux en mieux pendant qu’il ira, lui, de plus en plus mal. « Pour lui, le temps était d’abord immobile, puis des poignées d’années se précipitaient d’un coup, comme un film qu’on rembobine à toute vitesse, mais, pour Nicole, les années s’enfuyaient au rythme des pendules du calendrier et des anniversaires, avec, de surcroît, l’émotion poignante de voir sa beauté se faner peu à peu. »
Les femmes et les hommes ne vivent pas dans le même temps. Elles se décomposent à l’extérieur, eux à l’intérieur. Le malentendu entre les sexes est total, parcouru par des bouffées d’illusions. Gatsby, par exemple, est soutenu dans son obsession par « la colossale vitalité de son illusion ». Il donne des réceptions splendides pour se rapprocher de Daisy, dont la voix est « pleine d’argent ». De son côté, Dick est rongé par une fêlure de plus en plus sensible («J’essaie de sauver ma peau»), tandis que Nicole le détruit par sa guérison même. Réflexion d’un personnage masculin : « Dans ses moments d’insécurité, il était hanté par l’idée que la vie pourrait, après tout, avoir un sens. »Donner un sens à la vie, c’est chercher la sécurité, tenter de colmater la fêlure, en pure perte, puisqu’elle poursuit son chemin à travers les corps. Beaucoup de bruit et de fureur pour rien, même si le vin « donne une sorte de panache à l’échec ». La société spectaculaire? «La plupart des femmes encore présentes se disputaient avec des hommes supposés être leurs maris. » L’Amérique est un titan qui s’appelle déjà « Titanic ». Musique de la phrase de Fitzgerald : « C’est ainsi que nous roulons vers la mort, dans la fraîcheur du jour finissant. »
Le désespoir de Fitzgerald n’est jamais lourd ni vulgaire. Pas de pornographie, pas de mots crus, une cruauté d’autant plus efficace qu’elle est élégante et légère. C’est un créateur d’instants idylliques et dangereux, capable de susciter chez autrui, comme le Dick de Tendre est la nuit, « un amour éperdu, inconditionnel ». Il y a une magie Fitzgerald (« la magie du Sud, brûlant et doux ») passant de la comédie à la tragédie: «Se retournant parfois, il contemplait avec épouvante les carnavals d’affection qu’il avait orchestrés, comme un général laissant son regard s’attarder sur un carnage qu’il a ordonné pour assouvir une soif de sang impersonnelle. » On pourrait penser qu’il est désemparé, mais non, il retrouve vite « sa voix d’autrefois, la voix plaisante du conspirateur, dispensateur de tant de plaisirs, de mauvais tours, de largesses et d’enchantements ». Dans « Gatsby », Nick, le narrateur, parle ainsi: «Chacun de nous s’imagine posséder au moins l’une des vertus cardinales, et voici la mienne: je suis l’une des rares personnes honnêtes que je connaisse. »
Fitzgerald, admiré par Picasso, est un des rares écrivains honnêtes : il ne cache rien de sa défaite, transformée en victoire posthume. Il est très précis: ses monologues de personnages féminins sont d’une justesse impressionnante. Il parle une fois d’« avenir orgastique». Son éditeur n’aime pas ce mot, et un autre éditeur, plus tard, le change en « orgiastique ». Pourtant, dans une lettre, Fitzgerald est très clair: « « Orgastique » est l’adjectif formé à partir d’ »orgasme », et il exprime précisément l’extase que je veux évoquer. » Les éditeurs et les lecteurs, en bons névrosés, rêvent de vagues orgies. Pas l’auteur, qui fait état d’une expérience personnelle, et note froidement ailleurs: «Je ne suis pas homme à faire l’amour à un iceberg. »
La vie de ce dernier nabab, apparemment superficiel (c’est là où il a trompé tout le monde), est un voyage maîtrisé au bout de la folie. Il aboutit, à la fin de Tendre est la nuit, ce roman plein de larmes, à une étrange et dérisoire bénédiction universelle, donnée aux baigneurs et aux baigneuses allongés comme sur « un éblouissant tapis de prière » : « Il se mit debout, chancelant un peu; il ne se sentait plus aussi bien ; son sang coulait lentement dans ses veines. Il leva la main droite, et, tel un pape, du haut de la terrasse, bénit la plage d’un signe de croix. »
F. Scott Fitzgerald, Romans, nouvelles et récits, tomes I et II, édition établie par Philippe Jaworski, Gallimard, Pléiade.
Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n° 2502, du 18 octobre 2012.
Mots-clés : Ezra Pound, Francis Scott Fitzgerald, Herman Melville, James, Pablo Picasso, Philip Roth, Philippe Sollers, Virginia Woolf
La dernière lettre que j’ai reçue de vous date de 1968, deux ans avant votre mort. Je ne sais pas si, dans les événements de cette année-là, j’ai eu le temps de vous répondre. Je l’espère. Mais il n’est pas trop tard, puisque vous êtes là, à l’écoute, depuis votre paradis auquel votre foi croyait. Foi étrange, constante, maintes fois réaffirmée, et qui a fait de vous, à la surprise générale, la conscience d’un siècle en folie. Vous avez toujours eu raison en politique, et notre basse époque, qui veut tout oublier, ne l’admet pas volontiers.
On va donc vous chercher des poux dans la tête, c’est-à-dire, sans arrêt, votre problème «sexuel». Quelle tarte à la crème! «Homophile», sans doute, mais «homosexuel», non. Vous n’aviez pas un corps pour ça, la sexualité vous dégoûtait, vous avez passé beaucoup de temps, fasciné par Gide, à vous demander comment il faisait, lui, pour courir partout. «Triste humanité obsédée! Ce que je leur reproche, ce que je me reproche, ce qui est notre vice à tous, c’est l’obsession sexuelle: nous sommes obsédés et obsédants. La religion hiérarchisait les puissances de l’homme; quelle sagesse ! Aujourd’hui, l’instinct est le premier servi, il nous guide, il guide même nos maîtres. Nous sommes gouvernés par des sexuels, j’en mettrais ma main au feu.» (1924)
Cher Mauriac, les catholiques de ces temps anciens vous trouvaient sulfureux, et ils n’avaient pas tort. Votre point fort, c’est l’analyse, inégalée et implacable, de l’étouffoir maternel: «le Noeud de vipères», «Genitrix», «la Pharisienne». Personne n’a compris comme vous la nature d’une empoisonneuse. Il fallait appeler «Poison» votre roman «Thérèse Desqueyroux» (je l’ai relu récemment, c’est vif, rapide, de la première à la dernière page). On trouvait que vous aviez le goût du péché ? Non, non, répondez-vous, pas le «goût », le «sens». Le «péché», pour reprendre ce mot auquel plus personne n’attache d’importance, n’est pas principalement sexuel, mais historique, criant, mondial.
C’est là, cher ami, que vous triomphez: guerre d’Espagne, Vichy, Moscou, colonialisme, torture en Algérie, rien de la bêtise et de la bestialité criminelle ne vous échappe. En 1940, dans Malagar occupé par les nazis, vous avez déjà eu, à propos de la croix gammée, cette formule sublime: «Une araignée noire gorgée de sang.» «Ici, nous sommes occupés par le Kommandant. E vient s’asseoir en face de moi dans mon vieux salon. E ne sait pas un mot de français. C’est un SS. Son ordonnance prêche à la cuisine la pire doctrine nazie. La femme de ménage dit: « E ne lui manque que la soutane ».» Ah, le grand style français, cher Mauriac, comme vous savez le manier, le faire vibrer, le faire mordre! «L’Académie me dégoûte déplus en plus… L’amour du néant, chez mes confrères, la haine des lettres et de tout ce qui domine atteint une sorte de grandeur; la plus basse passion politique aussi, le souci de ne laisser entrer que des clients, des gens qu’on tiendra en main.» (1936)
Dès 1938, avec la guerre d’Espagne, vous sentez venir la catastrophe: «Je ne signe plus que les manifestes que je rédige ou auxquels je collabore… Je ne suis plus qu’un vieux chat échaudé et circonspect qui, perché sur une pile de livres éphémères, attend en clignant des yeux le déluge universel.» Drieu vous vante les vertus du fascisme? Très peu pour vous. Martin du Gard vous accuse d’être communiste? «Nous n’avons pas à choisir entre les assassins.» Rebatet vous couvre d’injures sexuelles («décoction de foutre rance et d’eau bénite, oscillations entre l’eucharistie et le bordel à pédérastes»)? Vous répondez par le mépris.
Je vous imagine, cher Mauriac, dans le métro parisien, en train de lire des affiches sur tous les murs annonçant une conférence intitulée «Un agent de la désagrégation. François Mauriac». «Je suis fier d’être le seul attaqué ainsi dans « Je suis partout ». Ils vont finir par me rendre ivrogne, car je vais prendre souvent l’apéritif dans les cafés de la rive gauche depuis qu’ils me l’ont interdit.»
Chose rarissime, vous pratiquerez à haute dose le pardon des offenses, en vous opposant résolument aux condamnations à mort (vous êtes, sur la peine de mort, un des seuls Justes, avec Camus). On vous appelle «Saint François des Assises». Vous écrivez, en 1941, à Chardonne: «Je n’ai aucune haine au coeur, je n’aspire à aucune vengeance, ni contre nos envahisseurs, ni contre ceux qui m’outragent. Je ne savais pas autrefois que j’aimais mon pays comme je l’aime: il a fallu cette honte; et nous devons vivre avec cette idée fixe de sa libération.»
Cher Mauriac, je me souviens du temps, pendant la guerre d’Algérie, où vous étiez obligé de changer chaque soir d’appartement de peur d’un attentat à la bombe. On vous téléphonait à 4 heures du matin avec des menaces de mort . Vous aviez déjà sur le dos «toute la puissance du capitalisme marocain», après avoir jeté votre prix Nobel dans la bataille. Vous dites que c’est «l’honneur de [votre] vie», et, rappelant la guerre d’Espagne, vous pensez avoir sauvé ainsi «l’honneur catholique».
C’est très vrai, et vous serez toujours détesté pour ça, comme pour votre soutien ultérieur à Mendès France et à de Gaulle. Vous ne plaisez pas plus aux catholiques qu’aux anticatholiques. En 1945, vous écrivez à Gide, alors en Algérie, qu’il y a, à Paris, de nouveaux types intéressants, Camus, Sartre. Vous faites élire l’écrasant Claudel à l’Académie, laquelle, selon vous, devrait accueillir Breton, Aragon, Bernanos et d’autres. Voeu pieux irréalisable, vous le saurez bientôt.
Cher Mauriac, anarchiste masqué, je m’arrête sur une lettre de vous en 1944. Vous lisez une biographie de Nietzsche, et vous explosez: «Je suis ivre de Nietzsche. Quel homme! Désespoir de n’être que le pauvre type qu’on est. La seule excuse d’un homme de lettres, c’est sa souffrance, son renoncement aux « honneurs ». J’aimerais, avant de mourir, mettre le feu aux barils de poudre entreposés dans les caves de l’Institut. La folie finale, quel havre supérieur au gâtisme qui guette les offices! Et le mystère de Jésus dans Nietzsche : qu’une certaine négation vaut mieux que certaines adorations! Que certains refus sont des signes d’un plus profond amour que les adhésions des philistins avares et sournois. Je ramène tout au Christ malgré moi.»
Votre ami Paulhan s’étonne de cette référence répétée au Christ. «Parlez-moi plutôt de Dieu», vous dit-il. Vous lui répondez gentiment, mais à quoi bon?
J’en reviens donc à votre foi: je l’ai vue, sur votre visage, en allant vous voir à l’hôpital, pendant votre agonie. Je ne crois pas avoir jamais veillé un mort, comme je l’ai fait pour vous, dans votre chambre mortuaire, avec, de l’autre côté du lit, votre fils Jean. Vous avez disparu dans une sérénité lumineuse. Et maintenant, rions de tout, cher ami, comme nous l’avons fait si souvent.
À vous.
Philippe Sollers
François Mauriac, Correspondance intime. 1898-juillet 1970,
présentée par Caroline Mauriac, Robert Laffont, «Bouquins» 2012.
Le Nouvel Observateur n° 2496, du 6 septembre 2012.
Mots-clés : André Gide, François Mauriac, Jean Paulhan, Paul Claudel, Philippe Sollers
« Les Marais », son premier roman paru en 1942, lui vaut une lettre de Max Jacob commençant par « Maître profondément admiré et vénéré » car il la prenait pour un jeune garçon, et Jean Cocteau lui dédicace « Les Enfants terribles » : « À Dominique Rolin qui dort debout.»
Si le terme de « maître » continue à la faire rire aux éclats (elle rit beaucoup), elle croit vraiment avoir dormi sa vie en utilisant l’écriture comme moyen de transport. Elle a fait de sa mémoire un double qui ne la quitte jamais et rend contemporains ses plus lointains souvenirs. Le tandem est resté solide grâce aux mots, corps vivants mobiles tour à tour généreux, agressifs ou radins. Elle ne peut se passer d’eux qui lui assurent un système de survie mentale presque organique.
On a parlé du contenu « charnel » de sa littérature, ce dont elle a horreur. Si elle est douée de cinq sens comme n’importe qui, elle s’est arrangée pour en faire un rêve éveillé permanent qui ne cesse de la porter en avant d’elle-même depuis l’adolescence, lors de ses premiers contacts de méfiance irritée avec la famille d’abord, les autres ensuite. Ses yeux, double plume trempée dans l’acide, sont ses premiers outils d’investigation, durs ou tendres quand il faut, incessamment entretenus dans un bain d’angoisse. Elle ne s’aime pas. « Cruauté bien ordonnée commence par soi-même », dit-elle avec un humour dont la nécessité lui paraît fondamentale en matière de création. L’angoisse lui servant de balancier, elle est parfaitement équilibrée, donc heureuse.
À partir du jour où ses romans se sont construits à la première personne, elle a découvert la richesse des voyages verticaux au fond de soi, l’exploration de régions psychiques souvent muettes, aveugles parce que censurées. Grâce au « je » de ses narrations, elle espère être rejointe et comprise par ses semblables. C’est du côté de ces profondeurs-là que la réalité et la fiction s’accordent, s’écoutent et peuvent s’adorer. Elle rêve beaucoup et, dès le réveil, note ses mésaventures nocturnes, panneaux d’écriture préfabriqués dont elle se sert ensuite.
Elle obtient le moelleux de la vie quotidienne moyennant une discipline de fer. Elle a besoin de silence, d’amour, de musique et d’ordre. Elle voit le moins de monde possible. Ses meilleures amitiés se vivent souvent à distance. Elle aime son intérieur, petit et soigné, devenu la projection de sa propre intériorité. Les miroirs y sont nombreux, bien qu’elle évite de s’y regarder puisqu’elle déteste son image: ils ne sont là que pour creuser l’espace. Le moindre meuble, le plus modeste objet ont leur place calculée au millimètre près : non seulement ils collaborent à la recherche d’un certain nombre d’or d’imagination mais la protègent de la folie.
Elle se couche tôt, se lève tôt, préserve ses matinées pour le vrai travail, réduit le périmètre de ses déplacements. Faire ses courses dans son quartier lui suffit: la rue est une fête. Étudier la physionomie des gens est sa passion : bien qu’anonymes, ils excitent sa curiosité, l’attendrissement, l’antipathie. Les monstres l’intéressent au point qu’elle se retient de les suivre. Elle a envie de caresser tous les chiens qu’elle croise. Regagner son cinquième étage est aussi une fête. Elle ne s’ennuie jamais et pense que la vie est un cadeau divin dont il faut saisir le bon et rejeter le mauvais, façon louable et facile de se préférer. D’où son ressentiment à l’égard des suicidés, lesquels sont des assassins.
Elle aime s’habiller et se parer de bijoux, ce qui atténue ses complexes et l’aide à contrôler le peu de temps qui lui reste à vivre. Elle ne relit jamais ses livres qu’elle oublie totalement. Elle ne reçoit personne. Ni théâtre ni cinéma. Quelques instants de télévision avant de s’endormir, avec une préférence pour les émissions débiles. L’étude de la débilité est une puissante source d’inspiration.
Dominique Rolin ne se fie ni à son intelligence qu’elle juge moyenne, ni à sa culture fort limitée. Elle obéit aux jeux de son instinct et de ses intuitions. Ne redoutant pas la perspective de sa propre mort, elle continue à se sentir au début d’elle-même. « Quand je serai grande », se dit-elle parfois. Elle aimerait avoir produit ne fût-ce qu’un seul roman incontestable.
le «Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française» dirigé par Jérôme Garcin. éd.Françoise Bourin,1988.
La cité du livre
avec : Rama Yade, Christophe Deloire, Philippe Sollers
Publiée le 25/02/2012
[Durée] 43mn
LCP.fr