SOLLERS Philippe Blog

27 mai 2014

Se Foutre Carrément De Tout

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

L’ancien président de la République française, un peu plus cultivé, grâce à son épouse, que le président actuel, qui perd trop de temps à lire des publicités pour scooters, nous a surpris au moins deux fois. La première en bousculant «la Princesse de Clèves», qu’il considérait comme une chanteuse de troisième ordre, la deuxième en s’en prenant avec violence à «la Chartreuse de Parme». Je le cite (propos publié par «le Monde» le 23 mars 2012) : « Fabrice del Dongo est un petit con, qui passe à côté de Waterloo et de sa tante, et qui ne reconnaît même pas Napoléon quand il le croise. »

Ces jugements lui ont-ils été inspirés par le maurrassien Buisson? En tout cas, en lisant ces lignes, Stendhal aurait aussitôt provoqué Sarkozy en duel. Raison de plus pour ouvrir les trois volumes en Pléiade de ses œuvres romanesques complètes, la première édition à proposer l’ensemble des textes dans l’ordre chronologique de leur création. Allez, pauvre président enregistré à son insu (comme le pape) par son majordome, encore un effort pour revenir à la raison. C’est Balzac lui-même qui vous le demande : « M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre. Il a produit, à l’âge où les hommes trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une vingtaine de volumes extrêmement spirituels, une oeuvre qui ne peut être appréciée que par les âmes et par les gens vraiment supérieurs.» Balzac était-il un con ? Pas qu’on sache.

Il n’en reste pas moins que Balzac ne semble pas s’être aperçu de la parution antérieure du «Rouge et le Noir», et qu’il continue à appeler Stendhal «M. Beyle». Son article célèbre et généreux de l’époque sur «la Chartreuse» (sans lui, censure complète de la critique littéraire) est remarquable, mais souvent à côté de la plaque. Quelle idée de demander à l’auteur de supprimer le début en fanfare qui devrait résonner dans toutes les mémoires de l’Hexagone : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » Le Mali, c’est bien, Milan c’est mieux.

Bizarre époque que la nôtre : Hollande ne lit aucun livre, Sarkozy est jaloux de Stendhal, et Jospin se fâche contre Napoléon. En 1796, Stendhal a 13 ans, il étouffe en province, il envahit l’Italie par l’imagination, il va la conquérir intérieurement par l’amour et la littérature. Waterloo? C’est la fin du grand rêve héroïque, après lequel viendra «l’éteignoir» (nous y sommes). Cependant, Fabrice et sa tante, la merveilleuse Sanseverina, inventent une féerie pour toujours. Le 4 novembre 1838, à 55 ans, donc, Stendhal se cloître dans un appartement, au 8 de la rue de Caumartin. Et, là, miracle : il écrit la «la Chartreuse» en cinquante-trois jours, ou, plutôt, il la dicte (« J’improvisais en dictant, je ne savais jamais en dictant un chapitre ce qui arriverait au chapitre suivant »). Les besogneux n’aiment pas Stendhal, les ordinateurs non plus.

Tout est vibrant, imprévu, coudé, erratique, et on a l’impression que l’auteur s’est appliqué à lui-même la formule militaire de Napoléon : « On s’engage et puis on voit.» A Waterloo, ce sublime «petit con» va et vient sans rien comprendre, c’est justement ça qui est fort. Quant à sa tante Gina, qui l’adore, une note de l’éditeur nous prévient : « C’est ici que Stendhal va le plus loin pour manifester le caractère puissamment érotique de Fabrice pour Gina, et ses orgasmes de substitution dans ses entretiens avec lui. » Moralité : Sarkozy ne comprend rien à la jouissance des Italiennes.

Laissons parler Gina : « Le comte Mosca a du génie, tout le monde le dit, et je le crois, de plus il est mon amant. Mais quand je suis avec Fabrice et que rien ne le contrarie, qu’il peut me dire tout ce qu’il pense, je n’ai plus de jugement, je n’ai plus la conscience du moi humain pour porter un jugement de son mérite, je suis dans le ciel avec lui, et quand il me quitte, je suis morte de fatigue et incapable de tout, excepté de me dire : c’est un Dieu pour moi, et il n’est qu’ami. »

Stendhal, en incestueux discret, sait que le regard et la parole peuvent faire l’amour sans le lourd appareil du corps (le sien ne lui convient pas). Mieux: il va jusqu’à mêler à ses emportements une électricité religieuse. Avec Clélia, par exemple, mais aussi avec Gina. Voyez Fabrice : « Son caractère profondément religieux et enthousiaste prit le dessus. Il avait des visions. Il lui semblait que la Madone, sollicitée par sa tante Gina, daignait lui apparaître et venir à son secours. Il croyait que sa tante lui tendait les bras et l’embrassait pendant son sommeil. » Faut-il insister sur l’amour du jeune Stendhal pour sa mère? Je ne crois pas.

Il ne fait pas qu’écrire et dicter, Stendhal, il vit et aime comme il écrit, sans cesse. Il est entouré de signaux, de présages, le cryptage n’a pas de secrets pour lui. Il se parle à lui-même, et se donne des conseils : «brillanter le style», « je donne du nombre, de la tranquillité, des détails, du style ». Il s’interpelle en anglais, raffole de l’italien, possède le français comme personne. Il finit par se dire : « Aimes-tu mieux avoir eu trois femmes ou avoir fait ce roman ? » Étrange question, mais cette «Chartreuse de Charme» mérite bien mille et trois femmes, au moins.

Nous sommes loin de la vie littéraire de 1842 ou de celle d’aujourd’hui. Pour Stendhal, la vie littéraire est «misérable», « elle réveille les instincts les plus méprisables de notre nature et les plus fertiles en petits malheurs ». Ce qu’il poursuit est tout autre chose, une surexistence libre, instantanée, musicale, mobile, en couleur.

Il n’espère plus rien de la politique et de la foule, mais seulement des «happy few», des «heureux peu nombreux» (il y en a peut-être qui respirent encore). L’hypocrite Aragon ne manquera pas de juger dérisoire cet appel, en précisant que Stendhal aurait dû se préoccuper de la «unhappy crowd», de la «foule malheureuse».

Stendhal est un déserteur de la vie sociale, c’est-à-dire de l’ennui. Autre devise : «Intelligenti pauca», « peu de mots suffisent à ceux qui comprennent ». Et enfin, pour finir en vrai «Milanais» irrécupérable: « SFCDT », « Se Foutre Carrément De Tout ». C’est ainsi, avec insolence, qu’en pleine décomposition générale il fait son retour illuminé parmi nous.

 

Stendhal, Œuvres romanesques complètes, tome III, édition établie par Yves Ansel, Philippe Berthier, Xavier Bourdenet et Serge Linkès, Gallimard, La Pléiade, 1520 p., 67,50 euros

Philippe Sollers
le Nouvel Observateur n°2577, 27 mars 2014.

 

 

 

 

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17 novembre 2013

Shakespeare est tout

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Merveilleuse Pléiade : à gauche, le texte anglais de Shakespeare, à droite la traduction française. Vous entendez la musique d’une oreille, vous la déchiffrez de l’autre. Vous êtes au Théâtre du Globe, sur une autre planète. Les tragédies vous empoignent, les comédies vous tournent la tête. Shakespeare est comme Dieu : il fait ce qu’il veut.

Reste le problème des traductions, même si la plupart sont excellentes. Shakespeare accumule les répétitions, les allusions, les jeux de mots sexuels, les roulements de rythmes, les travestissements, les troubles d’identité, les équivoques. Fallait-il transformer  La Mégère apprivoisée en  Le Dressage de la rebelle ? « Mégère » est très péjoratif pour une jeune fille à marier, d’accord, mais « dressage » est trop animal. Cette Katherina, au caractère insupportable, deviendra moins mégère que les autres, douces et sensibles, et c’est la surprise de la pièce. Nous sommes en Italie (comme souvent chez Shakespeare), et cette « chatte sauvage » est une furie. Elle contredit tout le monde, à commencer par son père. C’est l’esprit de vengeance personnifié. Elle déteste les hommes, mais en voici un qui, par intérêt, relève le défi, et se montre plus fort qu’elle pour la réduire et la séduire. Il va dire le contraire de tout ce qu’elle dit. Elle voit le soleil, il voit la lune. Elle trouve qu’il fait chaud, il répond qu’il gèle, et ainsi de suite, négation de la négation. Inutile de préciser que cette démonstration délirante et drôle est d’une misogynie scandaleuse. Ailleurs, dans Peines d’amour perdues, les femmes prennent leur revanche : « Les langues des filles moqueuses sont aussi effilées que le tranchant invisible du rasoir. » Ecoutez cette princesse : « Il n’est de meilleur jeu que de se jouer du jeu des autres, en retournant leurs tours contre eux. » La guerre des sexes et la comédie des erreurs ne connaissent pas de trêve.

Shakespeare n’est pas comique comme le sera Molière (insurpassable sur ce point), mais divinement fou. Féerie noire (Macbeth). Féerie blanche (Le Songe d’une nuit d’été). Un homme qui tient le coup face à l’acrimonie féminine, ça ne se rencontre pas tous les jours, mais c’est encore plus impressionnant s’il s’agit de la reine des fées, Titania, elle «dont l’été est l’empire ». Obéron, le roi, pour se venger d’elle, lui fait administrer une drogue qui va perturber sa vue au point de la rendre éperdument amoureuse d’un homme transformé en âne, Bottom (on retrouve étrangement ce « Bottom » chez Rimbaud). Samuel Pepys écrit bêtement, en 1662 : « C’est la pièce la plus insipide et ridicule qu’il m’a été donné de voir dans ma vie. » Pauvre Pepys, débordé par la fantaisie des fées qui traversent les collines, les vallons, les ronces, les buissons, les parcs, les enclos, les flammes, les flots et dont les noms sont Fleur de Pois, Toile d’Araignée, Phalène, Grain de Moutarde ! Pauvre spectateur, ahuri par Puck, qui peut « enrouler une ceinture autour de la Terre en quarante minutes » ! Comment résister à la sublime musique de Purcell, The Fairy Queen ? Une reine amoureuse d’un âne! Quel tableau! Mais la musique est là pour « ensorceler le sommeil ».

Tout est musique chez Shakespeare, et c’est d’ailleurs la conclusion du  Marchand de Venise, pièce qui n’en finit pas d’alimenter les commentaires et les controverses. Shakespeare était-il antisémite? Son Shylock n’est-il pas l’incarnation du culte de l’argent, cruel et buté? Ecoutons son intervention célèbre : « Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, un corps, des sens, des désirs, des émotions? N’est-il pas nourri par la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par le même hiver et le même été qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourrons pas ? Et si vous nous outragez, ne nous vengerons-nous pas ? »… En réalité, ce Shylock a été insulté sans arrêt par ces patriciens vénitiens qui sont bien obligés de recourir à lui lorsqu’ils ont des dettes. Le mélancolique Antonio a besoin de lui ? Qu’il signe donc ce billet pour trois mille ducats : Shylock, s’il n’est pas remboursé, pourra prélever sur lui « une livre de chair blanche, à découper et à prendre dans la partie du corps qui lui plaira ». Personne n’a osé le dire, mais il est évident que Shylock est amoureux d’Antonio (beaucoup trop), de même, toujours à Venise, qu’Othello est trop sensible au charme du vénéneux Iago. Il veut de la chair, pas de l’argent, Shylock, erreur fatale, que sa propre fille, Jessica, éprouve comme un « enfer », au point de le trahir en lui volant ses bijoux, et en s’enfuyant avec un Vénitien de charme. Shylock sera condamné, mais sa légende traverse les siècles (on le retrouve dans Opération Shylock, le plus beau roman de Philip Roth). Son problème est simple : il est sourd, il n’entend pas la musique. Il persiste, contre toute raison, à réclamer sa livre de chair à découper sur le bel Antonio, mais, dit le tribunal, sans verser une goutte de sang, exploit impossible.

Bien entendu, Freud rôde dans les parages, car la pièce, extrêmement subtile, met en scène le thème des « trois coffrets », déjà repérable dans Le Roi Lear. Voyons ça : la belle Portia épousera le prétendant qui saura choisir le bon coffret. Le premier est d’or, et porte l’inscription « ce que beaucoup désirent ». Le deuxième est d’argent, et ce sera « selon son mérite ». Le troisième est de plomb, et prévient celui « qui risque tout ce qu’il a ». Les prétendants, y compris « le roi du Maroc», sont idiots. L’un choisit l’or, l’ouvre, et découvre à l’intérieur une tête de mort. Celui qui choisit l’argent tombe sur une tête d’idiot grimaçant. Mais voici Bassanio, aimé en secret de Portia, l’homme pour lequel Antonio a demandé trois mille ducats à Shylock. Il prend le coffret de plomb, bien joué, il gagne le portrait de la belle. Moralité : l’argent n’est rien, l’amour est tout.

William Shakespeare, Comédies (tome I), édition publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, Gallimard, 2013.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2555,  24 OCTOBRE 2013.

 

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