SOLLERS Philippe Blog

25 décembre 2012

«Tanto nomini nullum par elogium »

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Peu d’écrivains, au cours des siècles, ont réussi à transformer leur nom en adjectif indiquant l’enfer, l’effroi, la monstruosité ou l’angoisse. Dante, Machiavel, Sade, Kafka ont droit à cette distinction. Vous ouvrez n’importe quel dictionnaire, et vous avez le choix entre « machiavélisme » et « machiavélique ». « Machiavélique » veut dire, paraît-il, « digne de Machiavel, c’est-a-dire rusé, perfide, tortueux ». « Machiavélisme » va plus loin et désigne « une politique faisant abstraction de la morale, une conduite tortueuse et sans scrupules ».

Cette réprobation unanime, pour un cas d’une grande clarté, commence très tôt, dès la circulation des copies manuscrites du Prince, en 1513, même si le livre n’est publié qu’en 1532, après la mort de l’auteur. Quel succès dans la détestation ! En 1559, le livre est mis à l’Index par l’Inquisition. En 1576, un avocat et théologien huguenot se fend d’un « Anti-Machiavel » dégoulinant de morale. Il s’appelle, ça ne s’invente pas, Innocent Gentillet. Ce Gentillet, parfait hypocrite, est bientôt rejoint par Frédéric de Prusse, en 1740, avec un autre Anti-Machiavel, supervisé (avec ironie) par Voltaire. Bref, tous les pouvoirs se donnent la main contre ce chef-d’œuvre, au point que «florentin» deviendra un mot courant signifiant l’art de l’intrigue (on l’a même vu appliqué à un président de la République française issu des Charentes, région qui n’a guère de rapport avec la splendeur italienne de la Renaissance).

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu’un génie philosophique fasse l’éloge d’« une pensée soutenue, difficile, dure, dangereuse ». C’est, bien entendu Nietzsche, dans Par-delà bien et mal : « Il nous fait respirer l’air sec et subtil de Florence, et ne peut se retenir d’exposer les questions les plus graves au rythme d’un indomptable allegrissimo, non sans prendre peut-être un malin plaisir d’artiste en un rythme galopant, d’une bonne humeur endiablée.»

Qui est ce Machiavel ? Un secrétaire convaincu et actif de la République de Florence, très cultivé et au courant de tous les secrets, un diplomate entre les différents pouvoirs italiens, mais aussi en voyage en France et en Allemagne. À l’avènement des Médicis, il est arrêté et torturé : « Sans l’avoir mérité, je supporte une grande et continuelle malignité de fortune.» La «Fortune», voilà la grande déesse capricieuse du temps. « Heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps.» Cette rencontre est rare, et elle peut se renverser. Machiavel connaît à fond l’histoire de son temps et celle de l’Antiquité, d’où son autorité et sa verve. Non, le pouvoir n’a rien d’idéal, c’est une ténébreuse affaire dont on peut déchirer le rideau. Non, les hommes ne sont pas bons, mais méchants, changeants, ingrats, simulateurs et dissimulateurs, fuyards devant les périls, avides de gain. D’ailleurs, « ils oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine.» Y a-t-il un prince capable de les gouverner ? Ce n’est pas sûr, beaucoup d’effondrements ont eu lieu, et une multitude d’assassinats et de pertes. Le prince vertueux est-il à l’abri ? Même pas, il lui faut sans cesse penser à la guerre, et « il est beaucoup plus sûr d’être craint que d’être aimé». Attention : il faut être craint sans être méprisé ou haï. Un prince changeant, léger, efféminé, pusillanime, irrésolu, sera méprisé.  Il se doit d’être grand, courageux, grave, fort. Il doit  «apprendre à ne pas être bon » et « savoir entrer dans le mal si c’est nécessaire». Cependant, le spectacle a ses lois et il lui faut en même temps afficher bonté, pitié, religiosité, fidélité, intégrité, humanité. Les hommes jugent avec leurs yeux, une vraie politique est donc une politique de masse : « Le petit nombre n’a pas de place quand le grand nombre a de quoi s’appuyer.» Le prince a-t-il des conseillers ? Son principal conseiller est lui-même. A-t-il des amis ? « S’il a de bonnes armes, il aura de bons amis.» Comble de l’art: «il faut nourrir habilement une inimitié pour l’écraser avec plus de grandeur.» Excellent commentaire de Patrick Boucheron : « Le prince ne fait pas le bien ou le mal, il fait, bien ou mal ce qu’il a à faire.»

Là-dessus, tout le monde est mécontent, les théologiens, les philosophes, les dévots, les croyants, les charlatans en tout genre, les bavards de la politique, c’est-à-dire les marchands d’illusions. Mais «il faut aller tout droit à la vérité effective de la chose plutôt qu’à l’imagination qu’on s’en fait ». Vérité «effective», voilà le cœur de «la chose». Dans un tourbillon d’ambitions, d’envies, de peurs, de rapports de force, d’alliances provisoires, de coups heureux ou d’erreurs, la nécessité s’impose. Grand problème : comment traiter les offenses et les vengeances ? Voici : « Les hommes doivent être caressés ou détruits, car ils se vengent des offenses légères, mais des graves ils ne le peuvent pas. L’offense qu’on fait à un homme doit être faite de telle sorte qu’on n’ait pas à craindre sa vengeance.»

En exil dans sa campagne près de Florence (curieux qu’il n’ait pas été assassiné), Machiavel écrit. Il tente de rentrer en grâce auprès des Médicis en leur dédiant son Prince, trop réel pour être possible. C’est sa vengeance à lui. Dans une lettre très émouvante, adressée à son ami Francesco Vettori, alors ambassadeur auprès du Saint-Siège (il faut ménager toutes les entrées), il raconte sa pauvre vie dans sa «pouillerie». Avant le jour, il confectionne des pièges pour les grives. Au lever du soleil, il va dans les bois parler avec les bûcherons. Il lit ensuite les poètes en prenant des notes, Dante, Pétrarque, Tibulle, Ovide. « Je lis leurs passions amoureuses, je me souviens des miennes, et je me réjouis un moment dans cette pensée.» Après quoi il va «s’encanailler» à l’auberge, en buvant et jouant au trictrac. Mais l’essentiel se passe le soir : seul, il revêt alors des habits de cour royale et pontificale, et, pendant quatre heures, soutient une conversation imaginaire avec les Anciens. « La mort ne m’effraie pas », dit-il. Il sait que tous les pouvoirs mourront, mais que son livre, lui, vivra dans le temps qu’il se donne. Voyez le contraste fabuleux entre les sensationnelles peintures et sculptures de son époque (Michel-Ange, Raphaël, Vinci, Titien), et cette main solitaire et nocturne. Et pensez à vous recueillir, à Florence, devant sa belle tombe dans l’église de Santa Croce. L’épitaphe de 1787, en latin, dit tout : «Tanto nomini nullum par elogium »: « Aucun éloge n’est digne d’un si grand nom.»

Machiavel, Le Prince, traduit de l’italien par Jacqueline Risset, présenté par Patrick Boucheron, illustrations choisies et commentées par Antonella Fenech Kroke. Editions Nouveau Monde, 2012.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2511,  20 décembre 2012.

 

 

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9 juin 2012

Voilà l’infilmable

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C’est une phrase qui se glisse d’une oreille à l’autre : « Avez-vous lu le dernier Sollers ? Il est formidable. » Un Sollers est déjà une appellation contrôlée. Avec « L’éclaircie » (joli titre), comme pour « Trésor d’amour », Sollers semble ­hésiter entre le ­roman et l’essai. Un genre nouveau qu’il installe au fil de ses publications. C’est que l’écrivain est un homme ­cultivé et qu’il nous le prouve à chaque fois ­davantage. Peut-être même trop. « L’éclaircie » n’est donc pas à la portée de la première ménagère venue. Ça tombe bien, ­Sollers, qui publie dans la collection Blanche de Gallimard, s’adresse à un lectorat avisé. D’amour, il est forcément question dans un Sollers.

Cette fois-ci, il est multiforme et hors normes. « Anne a été, et reste, très belle » et puis « Il faisait très chaud, on avait bu, on s’est seulement embrassés en profondeur, j’en frissonne encore. Le lendemain, bien sûr, rien ne s’était passé. » Une scène banale. Mais voilà, Anne n’est autre que la sœur dudit ­narrateur. La vraie sœur, celle qu’il ­revoit enfant dans le jardin ­familial, sous le ­cèdre. Un début d’inceste qui ne cesse de s’infuser dans les histoires ­autorisées. Enfin pas tout à fait ­autorisées, puisque ­Lucie – l’autre femme de sa vie – est une femme mariée. L’éloge de l’adultère nous sied mais celui de l’inceste nous gêne.

Au fond, ces aventures ne sont que des prétextes pour emmener le ­lecteur sous d’autres cieux. Celui de la peinture, cette fois. « C’est en s’embrassant passionnément et longtemps qu’on sait si on est d’accord. Le long et ­profond baiser, voilà la peinture, voilà l’infilmable », écrit Philippe Sollers. Et de nous entraîner dans un voyage avec Manet. « Libre à vous d’avancer plus loin, comme Manet s’est permis de le faire avec Titien et Picasso avec ­Velazquez… » Voici très précisément l’objet de « L’éclaircie » : aller plus loin.

« L’éclaircie », de Philippe Sollers, éd. Gallimard, 234 pages, 17,90 euros.

Valérie Trierweiler
Paris Match,  7 février 2012.

 

 

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